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- Publication type: Book chapter
- Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages: 301 to 324
- Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
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Radio
Comme le phonographe et la télégraphie sans fil avant elle, la radio a d’abord fasciné par son dispositif même : l’ubiquité des paroles et des sons, l’invisibilité des locuteurs, la magie de la télétransmission, la faculté de relier des auditeurs dispersés en une communauté d’écoute. Dès l’apparition des premiers programmes réguliers au cours des années 1920, certains écrivains ont considéré le nouveau média comme une machine poétique, à la fois source de « poésie involontaire » (Éluard) et instrument neuf du lyrisme moderne. Ainsi, Anna de Noailles s’enchantait des longues litanies évocatoires des bulletins météo, Pierre Mac Orlan ou Robert Desnos des rythmes et intonations de la publicité sonore ; plus tard, Pierre Schaeffer affirmait pouvoir transmuer dans l’alambic de ses sens un radioreportage sportif en poème sonore.
C’est en effet une attention nouvelle au « monde des sons » qui s’ouvre avec la radiophonie : pour l’auditeur de radio, souvent comparé à un aveugle ou à un sur-auditif, des sons auparavant fondus dans la masse des perceptions sensibles prennent un relief inédit. Si les travaux de linguistes du premier xxe siècle sur le langage parlé, le « style oral » ou les lois du vers éclairées par la phonétique expérimentale avaient pu marquer toute une génération d’écrivains (voir Martin, 1998), le développement de la radio a contribué à porter aux oreilles de tout un chacun non seulement la dimension sonore et rythmique des parler, mais aussi la puissance évocatoire des sons « sans image ».
Aussi la radio a-t-elle très vite cherché à élaborer, parallèlement à ses missions d’information et de retransmission de concerts ou de pièces de théâtre, des formes d’écriture et de composition qui lui soient propres. En Allemagne, on parle de Hörspiel, en France de « théâtre radiophonique » (Cusy et Germinet), de « film radiophonique » (Deharme) ou de « film sans image » (Cendrars), parfois de « poème » ou d’« essai », le plus souvent aujourd’hui de « création » radiophonique. Or cette radio de création entretient des liens tout particuliers avec la poésie.
Si Apollinaire a su transposer en de subtiles typographies, dans Calligrammes, la poésie de l’espace que lui inspirait la T.S.F. (voir notamment dans « Ondes » la « Lettre-Océan »), sa mort survient cependant avant que n’apparaisse la radio proprement dite. Ses mots sur l’avenir sonore que promet à la poésie le développement conjoint du phonographe et du cinéma (dans sa conférence « L’Esprit nouveau et les poètes » de 1917) trouvent une première forme de concrétisation avec les œuvres radiophoniques des poètes simultanéistes Fernand Divoire (Naissance du poème, 1931) et Carlos Larronde (Le Douzième Coup de minuit, 1933). Mêler l’écriture poétique aux sons du monde, pratiquer le collage d’éléments
302hétérogènes, faire de la voix humaine (dans ses caractéristiques sonores) un élément à part entière du poème : voilà ce qui dès cette époque lie profondément poésie et radiophonie tout en ouvrant la voie à des formes poétiques radicalement neuves.
L’audiopoésie rêvée par Apollinaire se développe alors progressivement grâce aux progrès des techniques d’enregistrement, de stockage, de montage et de restitution du son. Encore éparses dans l’entre-deux-guerres, souvent d’esthétique moderniste et d’esprit unanimiste, les recherches autour des formes sonores de la poésie s’intensifient au lendemain de la seconde guerre mondiale, devenant même l’un des axes privilégiés du Club d’Essai, ce laboratoire d’art radiophonique dirigé par Jean Tardieu entre 1946 et 1960 : d’un côté, la radio passe commande aux poètes ; de l’autre elle mène une réflexion au long cours sur ses rapports avec la poésie, s’interrogeant notamment sur la meilleure manière de servir l’art des poètes sur les ondes. De ce point de vue, ses efforts portent principalement sur les questions de diffusion et d’interprétation de la poésie : comment dire les poèmes ? Comment utiliser les technologies sonores de pointe alors en usage dans les studios de la RTF (micros de différents types, filtres, chambres d’écho, stéréophonie, etc.) pour inventer de nouvelles dictions, sinon de nouvelles formes poétiques ? Les débats et expériences menés au cours des années 1950 prolifèrent (voir Pardo 2015b). Ils coïncident également avec le développement de la musique concrète, mise en œuvre dans les studios mêmes de la radio par Pierre Schaeffer, avec les premiers poèmes au magnétophone d’Henri Chopin et de Bernard Heidsieck comme avec les scénographies stéréophoniques de Jacques Polieri sur des poèmes de Mallarmé, Tardieu ou Butor. Les années 1950 et 1960 voient ainsi converger différents arts (musique, poésie, art radiophonique, théâtre) dans l’exploration des technologies sonores, voire partager un temps les mêmes lieux de diffusion (radio, festival d’art de l’avant-garde, American Center, Biennale de Paris notamment). Avec la démocratisation des appareils enregistreurs à partir des années 1960, puis l’essor des technologies numériques, une part de l’audiopoésie s’est dégagée du giron de la radio publique pour se tourner vers des pratiques de performance (Heidsieck, Chaton) ou alimenter l’écriture de fictions sonores (Dicenaire). D’autres écrivains (Venaille ou Veinstein par exemple) ont su tirer de leur expérience de producteurs à la radio, par leur pratique au long cours de la parole radiodiffusée et par l’écoute sensible des voix (la leur comme celles captées par leurs micros), un renouvellement profond de leur écriture poétique, en revenant notamment à des inflexions plus lyriques.
Enfin, la radio joue un rôle important dans la conservation des voix de poètes. Que ce soit par des entretiens, lus ou parlés, ou par des lectures de textes édités ou en cours d’écriture, la radio a constitué tout au long de son histoire de précieuses archives sonores de poésie. Certaines séries, comme Poésie ininterrompue de Claude Royet-Journoud (France Culture, 1975-1979) affichent explicitement ce souci de constituer pour la postérité une mémoire vocale des poètes contemporains (voir Lang, 2018) ; d’autres émissions le font également de manière moins directe, comme les entretiens menés par Alain Veinstein dans À voix nue sur France Culture ou, dans un autre genre, les portraits radiophoniques d’écrivains produits par Christian Rosset pour l’Atelier de création radiophonique ou Surpris par la nuit (Rosset, 2018). L’INA, en charge de la préservation des archives radiophoniques depuis 1975, dispose ainsi 303d’une formidable phonothèque littéraire qui gagnerait à être davantage connue et répertoriée, tant l’accès sonore à la poésie ajoute au plaisir de la lecture et aide à sa compréhension, y compris dans ses formes les plus ardues.
► Lang A., « “Bien ou mal lire, telle n’est pas la question” : Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans P.-M. Héron, M. Joqueviel-Bourjea et C. Pardo (dir.), Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018. Pardo C., La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque, Paris, PUPS, 2015. Pardo C., « Théories et expérimentations radiophoniques des années cinquante : l’ambition d’une nouvelle diction poétique à la RTF », dans J.-F. Puff (dir.), Dire la poésie ?, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2015, p. 129-151.
→ Chant, chanson ; Film, cinéma ; Événements ; Multimédia ; Oralité ; Technologies
Céline Pardo
Rap
Le rap, poésie scandée et rythmée en musique, appartient au registre de la littérature oralisée et populaire, après avoir été considéré comme une musique d’avant-garde et contestataire dans les années 1980. Réputé être apparu aux États-Unis dans le sillage du funk et de la culture hip-hop à la fin de l’année 1979, Rapper’s Delight du groupe Sugarhill Gang est considéré comme le premier tube de rap, alors qu’en Italie le morceau rappé d’Adriano Celentano, Prisencolinensinainciusol avait déjà été joué en 1973. Mais ce n’est pas uniquement la diction et le rythme qui identifient le rap. Il peut se rapprocher du parlé-chanté ou, comme dans Rapture de Blondie en 1980, composer une partie d’un morceau mélodique chanté. La singularité du rap tient d’abord au fait qu’il s’inscrit dans une culture plus large, le hip-hop et la culture urbaine états-unienne. Il se développe à l’occasion de « block party » où officiaient des DJ dans la rue avec des platines vinyles. C’est alors que des techniques particulières, comme le « sampling » ou le « scratching », viennent accompagner la performance orale faite d’invectives, interventions plus ou moins longues ou improvisées, qui doublent la bande son. Cette culture fortement située culturellement et géographiquement dans le Bronx et à Brooklyn s’est globalisée, au point de devenir une forme lyrique contemporaine de masse.
L’origine anglophone du rap est pourtant contestée : la communauté africaine américaine a en effet revendiqué (Pecqueux, 2009) la tradition du toasting jamaïcain et les racines africaines de cette poésie chantée, dont l’esprit aurait été importé d’Afrique lors de la traite des esclaves en Amérique. De fait, dans l’espace francophone, le rap connaît des influences variées. Si le rap français s’est constitué sous influence américaine, le rap africain a très tôt inscrit sa pratique commune de la poésie oralisée dans le sillage des traditions ancestrales comme au Sénégal le tassu, poésie improvisée sur la base d’un proverbe, le bakk, chant des lutteurs, ou le xaxaar, rituel prénuptial chanté. Au Gabon (Aterianus-Owanga, 2017) comme au Cameroun, les textes de rap se distinguent d’autres formes poétiques par leur engagement politique. En France, cette tendance dite du « rap conscient » a dominé les premières années 1990 et 2000, en particulier dans les banlieues rouges, historiquement marquées à gauche. Pourtant, le rap se décline aussi en plusieurs catégories qui sont autant de sous-genres qui témoignent de la richesse et de la diversité des productions poétiques. Aux États-Unis dans les années 1990, la distinction entre le rap de 304la East Coast, avec des rythmes plus saccadés et un texte engagé, se démarquait très fort du style West Coast, plus mélodique et inscrit dans une quête de réussite sociale et financière, revendiquant parfois des pratiques illicites (« gangsta rap » et ses célèbres « explicit lyrics » figurant sur les pochettes des albums). Cet arrière-plan a longtemps structuré le rap en France. Outre le rap engagé, la « trap » revendique sa dimension festive tandis que le rap mainstream se rapproche de la variété. L’« egotrip », morceau qui raconte la vie du ou de la performeuse, ses réussites, ses échecs ou son parcours, appartient quant à lui au genre autobiographique.
Au niveau interne de la composition, plusieurs principes d’écriture originaux structurent le rap en tant que pratique poétique singulière. Tout d’abord, le pseudonymat (Socrate Petnga, dit Mac Tyer ; Elie Yaffa, dit Booba) est la règle pour la grande majorité des marques d’auctorialité : le rappeur ou la rappeuse a une identité double, celle de sa persona publique et celle privée, de son identité civile. Une telle duplicité était déjà en vigueur dans la culture urbaine du graffiti, afin d’éviter l’identification. La co-écriture est aussi fréquente, dans le cas de groupes (IAM, Les Sages Poètes de la Rue, Ministère A.M.E.R, Suprême NTM, Sexion d’Assaut) ou sous la désignation du featuring, invitation faite à un autre rappeur. Plus généralement, la collaboration est de mise dans l’écriture musicale, car le performeur écrit ses textes mais ne les met pas en musique lui-même : c’est le rôle du beatmaker, équivalent de l’arrangeur ou compositeur dans la chanson traditionnelle.
Autre singularité, le rappeur performe lui-même ses textes, parfois de façon improvisée (freestyle). Il n’y a par définition pas d’interprète ni de parolier extérieur : ils sont leur propre « lyriciste » – on pense à MC Solaar, Keny Arkana, Kery James ou Casey, rappeurs aux discours engagés, reconnus pour la qualité de leurs textes. Là encore, on retrouve, comme dans la chanson française, la distinction entre « chanson à texte » par opposition à la « chanson de variété ». Mais, outre la dimension proprement littéraire, les morceaux de bravoure poétique y ont une place prépondérante.
La qualité du texte s’adjoint en effet à celle de la performance, toutes deux nécessaires pour en faire l’évaluation critique : l’une ne peut être séparée de l’autre. De même, le flow (enchaînement rythmique) tout comme les punchlines (vers aux images particulièrement frappantes), font partie des éléments à observer, rapprochant cette forme de performance orale de la tradition rhétorique où l’éthos joue un rôle déterminant dans la production et la réception du discours. C’est d’ailleurs à l’aune du pugilat rhétorique et de l’agonistique que le rap peut se lire à travers ses battles ou « joutes » (Vettorato, 2008) qui mettent en compétition les poètes entre eux, revenant aux célébrations antiques de la poésie comme exercice social glorieux. L’éthos du rappeur, en tant que poète de performance, est enfin le dernier élément qui se met en scène dans une dimension audiovisuelle que la poésie lyrique ou même performée depuis la poésie sonore de Henri Chopin (1955) n’avait pas envisagé de façon aussi complète. En effet, l’association entre poésie, discours et chanson s’est construite au gré de l’essor des technologies musicales et d’enregistrement : le rap est devenu rapidement une poésie médiatique, utilisant le format court de la chanson et le clip vidéo pour entrer dans l’ère de la communication de masse. Cette stratégie poético-visuelle a généré un succès considérable du rap, qui en fait aujourd’hui une des poésies les plus écoutées, vues et commentées au monde, si l’on en croit les nombreux sites internet 305qui glosent et expliquent les paroles de ces chansons dont l’ancrage linguistique et national très fort.
► Bethune C., Le Rap, une esthétique hors-la-loi, Paris, Autrement, 2003. Ghio B.,Sans fautes de frappe : rap et littérature, Marseille, Le mot et le reste, 2016. Pecqueux A.,Le Rap, Paris, Cavalier Bleu (« Idées reçues »), 2009.
→ Art lyrique ; Chant, chanson ; Métaphore ; Résistance, engagement ; Slam
Magali Nachtergael
Réception, reconnaissance
S’appuyant sur les origines grecques mythiques (Orphée*, sa lyre et son chant) ou attestées (Pindare, Sappho), les études sur les formes lyriques privilégient le plus souvent une logique auctoriale ou textuelle. Il y a là une logique : l’orphisme se fonde sur la subjectivité, le débordement des passions, les émotions, la tension intérieure, l’individu, son ego, le sublime. Par la mise en mots, en musique, ou les images, reconstruites au filtre de la subjectivité créatrice, le lyrisme par ses thèmes ou effets stylistiques manifeste et donne à entendre face à la réalité du monde une esthétique où la subjectivité et la singularité du créateur priment. Tout cela dans un vocabulaire profus des sentiments, l’exaltation parfois grandiloquente, la gloire ou le désarroi, l’excès jusqu’à la sacralisation ; ou, au contraire, tout aussi intense, celui des affres, doutes et tourments intérieurs. Des formes privilégiées connues en sont le cadre. Hier et aujourd’hui : péans, dithyrambes, odes, élégies ; plus tard : sonnets, vers libres ou poésies en prose. Des figures : allégories, hyperboles, métaphores filées, prosopopées, anaphores, répétitions, refrains renforcent ce chant*.
Parce que l’écriture de tel auteur, s’enracine dans sa subjectivité de créateur, ces caractéristiques, que l’on trouve ailleurs : au théâtre, dans tous les arts, seraient lyriques (voir Séquence, configuration*). Sans doute. Mais que vaut cette forme d’expression au regard d’autres, parfois proches comme les mythes, l’épopée, la fable, la pastorale, etc. ? L’approche auctoriale ne permet guère de savoir pourquoi poètes ou textes « lyriques » fleurissent à telle époque, ici plutôt que là.
C’est pourquoi on se propose ici de déplacer le point de vue en accordant la primauté à la reconnaissance d’une écriture poétique par ses récepteurs ou destinataires. L’hypothèse serait que le lyrisme naît aussi de la reconnaissance des récepteurs. Quand les subjectivités des destinataires rencontrent celle du poète, l’œuvre serait perçue comme lyrique. Par leur perception, subjective, elle aussi, ce goût qu’ils en ont donnerait valeur et statut littéraire lyrique à des textes ou auteurs. Une correspondance s’établirait avec l’auteur qui vaudrait reconnaissance par les récepteurs, l’adéquation entre ces deux pôles reposant, parmi d’autres, sur des critères tels que : proximité des subjectivités ; création et reconnaissance d’une mise en forme spécifique ; rapport au monde.
Premier critère : la perception d’une subjectivité, par les récepteurs, qui renvoie à la leur. L’expression subjective, par un sujet singulier, d’émotions fortes, (amour, angoisse, solitude, deuil, désir…), renvoie aux subjectivités singulières de destinataires pluriels. Elle assure, par identification, la reconnaissance comme lyriques des poètes : Villon, Musset, Apollinaire ou œuvres : Bérénice, Cinq grandes Odes, Vents. etc.
Plus la convergence est forte entre les pôles, plus le lyrique devient expression littéraire cardinale ; inversement, quand ces singularités ne sont pas ou plus en phase le lyrisme perd en valeur voire disparaît. Plus ou moins marquée, cette 306reconnaissance qualifie la valeur esthétique de l’expression lyrique. Cependant cette réception, qui fait valeur, n’est ni absolue ni immuable, car elle est liée aux deux autres critères.
La mise en forme est le deuxième. Comme H. R. Jauss l’a montré, pour que la réception soit à l’œuvre, elle doit s’inscrire dans des formes littéraires, artistiques connues ou reconnues par le lectorat. Des formes novatrices seront reçues si elles correspondent, peu ou prou, à « l’horizon d’attente » du récepteur. Le lyrisme fonctionne si la convergence entre expression, habitudes langagières ou stylistiques de l’auteur et destinataires sont proches. Le type de texte, les sonorités, rythme, images, vocabulaire établissent des connivences, une proximité littéraire et émotionnelle de la sensibilité que la forme renforce ou éveille.
À partir d’auteurs ou de textes ayant, par exemple, une thématique voisine les récepteurs peu à peu définissent une hiérarchie liée à leur culture poétique. Les récepteurs par leur hiérarchisation évaluent la part de lyrique des œuvres ou chez les auteurs. Ainsi s’organise une classification qui construit la valeur esthétique du lyrique. Si, selon leur entendement, l’expression va trop loin dans le pathos, l’obscène, la pornographie, la sensiblerie, la colère ou, au contraire, si elle régresse vers ce qui leur semble être énoncés convenus, bourrés de tics et poncifs, le lyrisme perd en valeur.
Celle-ci varie en fonction des récepteurs. Ainsi, quoique très différents, entre 1943 et 2017, LeBain avec Andromède (R. Desnos), Élégie des lieux communs (C. Roy), Élégie de la mort violente (C. Esteban), Quelque chose noir (J. Roubaud) ou Limite (A. Emar) ont assez de points communs pour être reconnus par des lecteurs de poésie moderne ou contemporaine pour des textes où il y a lyrisme. Mais il est probable que leur sera étranger le lyrisme du slam* ou du rap* car ces formes poétiques récentes ont d’autres références et usages de la langue (grammaire, vocabulaire, rythme, niveaux de langue). Où l’on voit qu’il n’y a donc pas un mais des lyrismes correspondant à des récepteurs nourris d’une même culture dans ses pratiques ou références.
Quand les lecteurs ne sont pas – ou plus, en synchronie avec la subjectivité formalisée dans l’œuvre, ou qu’elle ne correspond pas à leur horizon d’attente, le lyrisme n’est pas reçu, perçu et donc valorisé. Si le lecteur de Roubaud, curieux, peut éventuellement repérer le lyrisme du slameur G. Faye, sa hiérarchie des œuvres sera différente des récepteurs avertis du slam, et inversement. D’où la question : s’il n’existe pas de lyrisme absolu sur quoi se fonde la valeur lyrique à tel moment, dans tel contexte ?
Un troisième élément devrait permettre d’y répondre. Les proximités subjectives manifestées et convergentes s’inscrivent dans un rapport au monde particulier spécifique à tels auteurs et destinataires. Ce critère en lien avec les précédents leur permet de définir et valoriser ce qui est pour eux le lyrique auquel il arrive que s’ajoutent des connotations sacrées* ou sacralisantes (Voir Religion* ; Rites*).
Il s’agit de moments d’effervescence politique ou sociale difficiles pour les personnes. Ces crises déstabilisent des sociétés plutôt équilibrées, apaisées où la place de l’individu était régulée avec, certes, des différences économiques, sociales, politiques néanmoins supportables. Quand ces différences deviennent sources de tensions inacceptables, elles entraînent mépris, désocialisation des fragiles, doute, émotions exacerbées, centrement sur l’ego : soit le terreau idéal de l’expression lyrique. Un lecteur reconnaît du lyrisme quand il vit ces conditions particulières dont l’expression littéraire ou artistique rend compte.
307Car poètes et artistes ne sont pas épargnés : eux aussi sont pris dans l’hybris. Pour la donner à voir, ils usent de l’art et esthétisent les démesures du temps. Songeons à Rutebeuf, d’Aubigné, les Romantiques, Apollinaire, les poètes de la Résistance*, Fanon, U’Tamsi, ou Grand Corps Malade. Ces auteurs, si différents, sont confrontés comme leurs publics à des périodes d’anomie où sont détruites : la personne, les solidarités humaines, l’individu socialisé. Dans ces moments de tension, lecteurs et auteurs subissent, au minimum, des désarrois voisins, sinon similaires. D’où une relation réciproque où naît, par la rencontre des subjectivités ce qui, pour eux, est lyrisme. Cela étant ce qui serait obscène, pornographe, mièvrerie, sensiblerie voire langue d’une grande vulgarité pour les uns peut être pour d’autres excellence lyrique.
Car le lyrisme est spécifique à des destinataires sinon proches historiquement ou sociologiquement des créateurs, du moins, inscrits dans des logiques sociales, culturelles similaires où ils se reconnaissent. Ils valorisent, alors, un lyrisme qui nomme et chante leur relation au monde.
La poésie de la Résistance* en est un bon exemple. Aux exceptions près (Aragon, Char dont, aujourd’hui, la note 128 des Feuillets d’Hypnos touche encore le lecteur), cette poésie n’a plus guère de lectorat sauf chez les chercheurs. Dès l’après-guerre, sa dévalorisation alla parfois jusqu’au rejet. Pourquoi ? Parce qu’un équilibre était rompu. La subjectivité et la forme, venue du Romantisme, restaient des normes convenues. Mais la lutte contre l’occupant qui fondait une relation au monde où beaucoup se retrouvaient, et nourrissait cette poésie n’était plus. Dès lors, ce lyrisme, lui aussi, disparut.
À l’inverse, on comprend pourquoi aujourd’hui on se réapproprie le lyrisme d’hier. Il suffit que les tensions d’autrefois rappellent, mutatis mutandis, celles que, présentes, vivent lecteurs ou auditeurs : le déni d’humanité, la violence, l’indicible des passions, le désarroi. Leur présent les amène à s’intéresser à ces références anciennes où s’exprimaient une même relation tragique au monde. Ils retrouvent et valorisent alors ce lyrique d’autrefois. Ainsi des chanteurs contemporains (voir Chanson*), issus de milieux proches de leurs auditeurs, reprennent des textes de jadis ou naguère : J. Baez (Rutebeuf), C. Magny (Aragon, Hugo, Labé), L. Ferré (Rutebeuf, Aragon, Baudelaire, Rimbaud), Indochine (Delaume, Rouzeau), Carte de séjour (Trenet), etc.
Quand le rapport au monde se fragilise et que la subjectivité fonde la relation du créateur et des récepteurs à l’œuvre, se construit l’esthétique lyrique. Elle se met en place selon des codes reconnus. D’une visibilité grande, elle bénéficie alors d’une haute valeur poétique qui peut aller jusqu’au sacré. Quand reviennent le calme et s’effacent les tensions, le chant peut s’effacer dans les eaux du Léthé. Qu’importe ? Il est des hommes et des femmes qui toujours voyagent en poésie. Avec le temps, peut-être reconnaîtront-ils au fil des jours, la plainte d’Orphée et sa lyre et son chant.
► Deguy M., La Poésie n’est pas seule : Court traité de poétique, Paris, Seuil (« Fiction & Cie »), 1987. Jauss H. R., Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des idées »), 1978. Meizoz J., L’Œil sociologique et la littérature, Genève, Slatkine Érudition, 2004.
→ Chant ; Émotion ; Enthousiasme ; Éthique ; Voix, sujet lyrique
Christian Vogels
Recueil
Dans ses occurrences les plus anciennes, « recueil » signifie « abri », 308« refuge », ou encore « entrepôt ». Dès le xvie siècle, appliquée à la réunion de documents de même nature, ou de même genre, sentences morales, formules juridiques, lettres, fables, ou encore poèmes, la notion conserve ce sens concret de conservation d’objets finis contre la perte et les méfaits du temps. C’est dire que le recueil poétique, auquel nous nous limiterons, est indissociable d’une histoire de l’édition poétique, du livre de poésie et des modalités éditoriales. L’histoire chaotique de l’édition du violent Je ne mange pas de ce pain-là (1936) de Benjamin Péret révèle quels liens éthiques, politiques, idéologiques unissent le recueil et l’institution littéraire. La publication d’un poème en plaquette ou en revue diffère radicalement d’une publication en volume. Hugo publie de nombreuses odes en plaquette, puis les réunit dans le recueil d’Odes et ballades, qui évolue de 1822 à 1828, sans qu’il respecte la chronologie de leur publication antérieure. Le recueil est ainsi un choix effectué par l’auteur, qui donne à l’écriture une durée, une unité dans la variation, et une forme que condense son titre. Tous ces traits l’apparentent à l’anthologie, à cette différence près que l’auteur de recueil est aussi – sauf rare exception, par exemple pour les recueils posthumes – l’auteur des poèmes recueillis, tandis que l’auteur d’une anthologie diffère des auteurs des poèmes, qu’elle soit construite par un savant pour l’érudition ou l’enseignement ou par un auteur, par exemple, Marcel Arland, André Gide, Thierry Maulnier, ou Georges Pompidou, à des fins plus complexes, définir la poésie, définir une poésie nationale, française, écrire une histoire de la poésie, penser et légitimer le présent en réordonnant le passé.
Pour qu’il y ait somme, écrit Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, il faut des unités dont on « néglig[e][les] différences individuelles pour ne tenir compte que de leur fonction commune » : c’est bien ainsi que nous pensons le recueil. C’est bien cette unité qu’il faut questionner, en l’associant à l’unicité du poème et de l’expérience poétique qui est à son origine, ce dont, ce n’est qu’un exemple, André Frénaud est très conscient dans sa « Réflexion sur la construction d’un livre de poèmes », La Sainte Face.
Le recueil, dans les deux grandes périodes lyriques françaises, la Renaissance* et la période romantique et post-romantique, unifie, de deux manières. Il est le résultat de l’intention de l’auteur, et c’est un principe philologique, en particulier en poésie, que de respecter et comprendre le dernier état voulu par l’auteur. Il est aussi un objet matériel : la typographie*, le corps des lettres, la disposition des vers et des strophes sur la page blanche (voir Mise en page*), visible avant d’être lisible, homogénéise les poèmes. Pierre Reverdy ne dissocie pas cette matérialité du livre de poèmes de sa réflexion sur le lyrisme. Et l’exemple de Calligrammes d’Apollinaire est éloquent, puisqu’on peut se demander si une seule édition posthume a pu respecter l’intention du poète pour un recueil où la main du poète incarne tant la lettre.
Comment penser l’articulation de l’unicité du moment lyrique et du poème qui en est la trace, ce que rappelle, reprenons le même exemple, André Frénaud dans sa « Note sur l’expérience poétique » (Il n’y a pas de paradis) et de l’unité du recueil (post-)romantique ? On ne pourrait le cantonner dans l’émotion ressentie par le poète ni dans la seule écriture de cette émotion. Il est dans la somme des poèmes l’effet donné en partage au lecteur, selon un contrat établi ou présupposé par le poète. Hugo offre un « miroir » à son lecteur afin qu’il s’y « regard[e] ». « On se plaint quelquefois des écrivains qui 309disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi. » ([Préface], Les Contemplations) André Frénaud reprend cette métaphore du miroir dans La Sainte Face révélée dans les baquets (1965), faisant du lecteur un « frère » appelé à voir « le lisible si pâle visible régulier… » du poète christique si humain, trop humain qu’est le poète. C’est ce principe d’identité, de transitivité et de transparence qui est aussi posé par Baudelaire dans le poème liminaire des Fleurs du Mal, Au lecteur, à l’« – Hypocrite lecteur, – [son] semblable, – [son] frère. » Le recueil, à partir du romantisme jusqu’au Livre* mallarméen, au poème ou à la phrase des néo-avant-gardes de la seconde moitié du xxe siècle, partage dans un espace commun une somme d’expériences poétiques uniques, ce que rendent possible l’usage des pronoms personnels – je, tu, on, nous – et l’universalité très neutre trouvée dans des figures génériques, par exemple l’Homme – « Homo sum » rappelle Hugo dans sa préface aux Contemplations. Aussi les métaphores spatiales et architecturales, qui créent un parcours ou un lieu à habiter, sont-elles fréquentes pour le désigner : le jardin à la française de Versailles pour Hugo (Odes et ballades, Préface de 1828), alors que Claudel dans Connaissance de l’Est et Segalen dans Stèles se réfèrent au jardin chinois ;la ville pour René Char (Fureur et mystère, Allégeance poème qui clôt le recueil) ou pour Jacques Réda (Les ruines de Paris) ; le domaine pour Guillevic (Du domaine, Art poétique). Chacune à leur manière, comme le font Baudelaire, Hugo et Frénaud avec le miroir qu’ils tendent à leur lecteur, ces métaphores questionnent la nature du contrat : questionnement éthique et politique pour Hugo, qui voit dans l’agencement du recueil la maîtrise de la liberté lyrique ; questionnement éthique sur l’humain, voué à Dieu ou au Diable ; questionnement sur le devenir du poème et le désir central dans l’expérience poétique, qui « cherche son pareil dans le vœu des regards » (René Char), qui demeure lié au poète tout en l’oubliant, qui « suscite l’espoir et léger l’éconduit », à qui « chacun peut parler » (René Char). Ces quelques rappels illustrent bien le déplacement qui s’opère avec le recueil : tout en révélant au lecteur son vrai visage, y compris « le possible prohibé » (René Char, Partage formel, XLVII), le poème lyrique se trouve néanmoins soumis à un ordonnancement qui, par sa signification morale, politique, philosophique, religieuse, institutionnelle, en creuse la signification tout en le transformant.
Le recueil est une somme, disions-nous, une somme qu’il est bien des manières diverses d’organiser en un livre de poèmes. L’ordonnancement peut être générique : le recueil réunit des poèmes formellement semblables, sonnets (Jean de la Ceppède, Théorèmes sur le sacré mystère de notre rédemption, 1621), odes et ballades (Hugo), méditations autour de l’ode de Lamartine. L’histoire du recueil montre cependant, à la fois un épuisement de ce principe – la notion de poème s’impose dès le début du xixe siècle, par exemple avec les Poèmes de Vigny qui deviennent les Poèmes antiques et modernes en 1826 – et une évolution des titres vers des syntagmes qui désignent des espaces métaphoriques (Hugo, Les Chansons des rues et des bois, 1865), des objets métaphoriques (Les Fleurs du Mal, Alcools, Le Nu perdu), des actes spirituels (Les Contemplations, Méditations), quand ils ne sont pas de purs attelages programmatiques (Fureur et mystère). Le recueil ainsi personnalisé devient un livre de poésie, unique et singulier. Le poète peut se satisfaire de respecter la chronologie de la composition des pièces, une pratique courante chez les Parnassiens et les Symbolistes, dont 310l’unité est plus ou moins affirmée. Il peut aussi organiser son recueil en respectant un ordre discursif extérieur à la poésie : la chronique biographique pour Victor Hugo dans Les Contemplations, quitte à récrire après coup les poèmes nécessaires à la continuité narrative du cycle ; le calendrier liturgique ou le récit hagiographique ou l’office religieux qui, sans détour, inscrit les poèmes personnels dans un cycle catholique mimétique de l’aventure christique (Paul Claudel, Corona benignitatis anni Dei ; Feuilles de Saints ; La Messe là-bas ; Aragon, La Messe à Elsa ; Francis Jammes, De l’Angelus du soir à l’Angelus de l’Aube) ; le calendrier (Jacques Réda, Le calendrier élégiaque, qui comprend treize poèmes) ; le texte scientifique, ethnographique (Henri Michaux, Voyage en Grande Carabagne) ou géométrique (Guillevic, Euclidiennes) ; voire le simple ordre alphabétique (Paul Valéry, Alphabet)… Le poète peut enfin recourir à une dispositio quasi rhétorique. Ainsi Alcools repose sur l’alternance de poèmes longs et de poèmes courts, sur des figures de mise en ordre du texte et des figures de pensée, comme le chiasme, le diptyque, l’antithèse, le paradoxe, l’attelage. Cette mise en espace signifiant des poèmes, qu’ils soient versifiés (Apollinaire) ou en prose (René Char) n’importe pas, est indissociable des effets de sens, d’une logique transformationnelle qui résout une crise (René Char, Fureur et mystère, Seuls demeurent), de variations, contrastes ou oppositions autour d’un thème ou d’un motif (Alcools, Rhénanes). Il est certain qu’une telle contextualisation de chaque poème dans un espace ordonné a pour effet de soumettre le lyrique à une nécessité, ce dont André Frénaud se montre conscient dans sa « Réflexion sur la construction d’un livre de poèmes » : il rappelle que, si le recueil est organisé selon certaines figures, la répétition, l’antithèse, la palinodie, l’arbitraire et l’aléatoire s’y glissent, qu’ils soient voulus ou non par le poète.
La fragilité du recueil vient de cette unité secondaire, produite par une relecture des poèmes, de l’unicité du poème et de l’expérience poétique originelle. Dès que cette unicité est contestée, et avec elle le lyrisme romantique ou post-romantique, le recueil unitaire n’a plus de raison d’être. Par exemple, avec Francis Ponge après Le Parti pris des choses, le livre rassemble les multiples états d’un texte (Pourquoi et comment une figue de paroles ?). Chez Bernard Heidsieck (Respirations et brèves rencontres), il réunit les documents d’actions poétiques, orales, des performances qui peuvent être, chez d’autres poètes, visuelles ou élémentaires. Un Claude Royet-Journoud présuppose un texte premier autour duquel gravitent tous ses livres. Mais, dès que cette unicité est totalement assumée, le poème à l’inverse tend au livre-poème, que Mallarmé élève au rang de Livre et que visent certaines entreprises poétiques du xxe siècle : Du Domaine de Guillevic, État d’Anne-Marie Albiach, les livres de Jabès, ou À ce qui n’en finit pas de Michel Deguy. Enfin, et c’est la troisième limite du recueil, au nom de cette unicité, le poète refuse le principe même de recueillir ses poèmes pour s’en tenir à une publication éphémère. Paul Nougé, au nom même de la liberté qui est au cœur du lyrisme, n’accepte pas de soumettre le fragment lyrique à tout code, toute norme, toute institution.
► Alexandre D (dir.), L’Anthologie d’écrivain comme histoire littéraire, Bern, Peter Lang, 2011. Alexandre D., Frédéric M., Gleize J-M. (dir.), Lez recueil poétique, Méthode !, no 2, 2002.
→ Livre ; Livre d’artiste ; Mise en page ; Séquence, configuration
Didier Alexandre
Registre
Particulièrement utilisé dans l’enseignement* secondaire pour classer 311ou exercer l’expressivité par la langue, le « registre » ne trouve que maigre fortune dans la recherche universitaire, de surcroît lorsqu’elle traite de poésie et du lyrique. Cette catégorie rend néanmoins compte d’un usage courant de la notion, assez intuitif au premier abord, mais qui ne peut être exclu trop rapidement (Gaudin-Bordes, Salvan 2008). Si la différence entre « tragique » et « tragédie » souligne bien l’écart qu’il y a d’emblée entre le « registre » et le « genre », cette distinction reste plus périlleuse pour le « lyrique » et la « poésie » ; puisque toute poésie n’est pas forcément lyrique (voir Genre, mode*). L’adjectivation du genre ne fonctionne guère dans ce cas, et le registre en question engage davantage l’éthos du lyrisme* que la poésie elle-même.
La catégorie de « registre » renvoie néanmoins à des phénomènes assez singuliers que ni le « ton » (emphatique, péremptoire) ou le « niveau » (sublime, familier) ne recouvrent. Gilles Philippe (« Registres, appareils formels et patrons », dans Gaudin-Bordes, Salvan 2008, 27-37) a justement montré les faiblesses opératoires d’une telle notion, même après l’excellente mise au point d’Alain Viala (2000), qui a pu considérer le « registre lyrique » comme une catégorie nécessaire face au mode d’énonciation.
Pour Alain Viala, le registre permet la conjonction entre les choix lexicaux, les modalités et les attitudes affectives pour susciter des effets auprès des lecteurs. Le point de départ de sa réflexion tient à la « concordance entre un sujet, une disposition » (« gravité » ou « légèreté ») et une façon d’expression (« éloge » ou « blâme ») (p. 166). Dans ses principes, le registre « lyrique » serait alors associé à « l’épanchement tendre », parfois à la célébration, tandis que l’élégiaque serait proche de la plainte. Ce registre serait en outre complémentaire à l’épique et au tragique (p. 171) mais, comme l’a montré Gérard Genette (1979), la triade lyrique, épique, dramatique concerne davantage un mode d’énonciation ou des genres littéraires que des registres.
Les exercices en classe consisteraient surtout selon Viala à répertorier le « vocabulaire des sentiments et sensations » avec « des mots-clefs (peine–chagrin–regrets–remords–repentir, par ex.) » (p. 175). Cette approche peut être associée à ce que, dans le domaine anglophone, Alastair Fowler (1985) a exploré sous la notion de « mode » ou à ce que, plus récemment, Charles Altieri (2017) a développé par rapport à l’approche de Jonathan Culler : des considérations sur l’expression d’un lyrisme, avec une intensité donnée, plutôt que le genre lui-même. Après tout, un philosophe peut déployer une pensée « tragique » sans écrire une tragédie. Parviendrait-il à mener pour autant une pensée « lyrique » ? Sans doute chez Nietzsche, mais est-ce du ressort du registre alors ?
Il est possible d’aller plus loin dans les exercices scolaires pour caractériser le registre « lyrique » par l’emploi du « ô vocatif », l’apostrophe, les exclamatives, l’emphase et quelques métaphores filées. Mais ce registre devient la caricature des excès lyriques romantiques, dénoncés depuis 1840 (voir Dominique Dupart 2012). La catégorie de « registre » semble ainsi mêler plusieurs éléments : le vocabulaire affectif, le ton emphatique, la modalité de l’exclamation, l’adresse et le vocatif. Elle parvient à la stratification d’une grandiloquence dans la célébration ou dans l’épanchement, qui est d’emblée suspecte en littérature ou pour la critique. Elle tend alors à se confondre avec une attitude et un éthos* réprimés. La catégorie du « registre », qui traverse les genres, serait certainement utile pour comprendre un des paradoxes constants des poètes modernes : celui de vouloir 312écrire lyriquement (au sens du mode ou du discours) mais sans lyrisme (au sens de l’éthos et du registre, justement). N’est-ce pas la saveur d’un poème comme le sonnet « OpOetic » de Cendrars :
Il y avait une fOis des pOètes qui parlaient la bOuche en rOnd
ROnds de saucissOn ses beaux yeux et fumée
Les cheveux d’Ophélie Ou celle parfumée
D’Orphée
Tu rOtes des rOnds de chapeau pOur trOuver une rime en ée.
L’ironie littéraire devient alors le contrepoint nécessaire à la catégorie du registre, lyrique de surcroît, vouée à nourrir des exercices scolaires d’expressivité, non sans excès et caricature, pour rappeler combien le « sublime » de certains est le « risible » de beaucoup d’autres.
► Altieri Ch., « The Lyrical Impulse », Journal of Literary Theory, 11/1, 2017, p. 12-21. Gaudin-Bordes L., Salvan A. (dir.) Les Registres : enjeux stylistiques et visées pragmatiques : hommage à Anna Jaubert, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2008. Viala A., « Des “registres” », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, no 109-110, 2001, p. 165-177, DOI : https://doi.org/10.3406/prati.2001.1916
→ Amateur ; Éthos, posture ; Genre, mode ; Lyrisme
Antonio Rodriguez
Religion
Si la première lyre du poète est celle d’Orphée*, alors le geste lyrique est doté d’un pouvoir magique* et peut être considéré comme un acte fondamentalement religieux. Fils d’une muse, Orphée sait séduire les dieux, Hadès se laissant convaincre par la musique et les mots du poète. Et les Grecs ne s’y trompent pas : on dit de l’orphisme qu’il est un premier pas vers le monothéisme, Orphée jouant un rôle singulier, quasi prophétique, entre les hommes et Zeus. La doctrine religieuse orphique se construit dans l’antiquité autour de la question de la destinée des âmes humaines qui, après la mort, sont capables de se délivrer de la condition de l’homme incarné. Cette doctrine inspira les premiers chrétiens qui s’intéressèrent de près à la figure d’Orphée, à tel point qu’on a parfois représenté le Christ, dans les catacombes, avec les attributs d’Orphée… Pour Clément d’Alexandrie, Jésus vient réaliser les miracles qui étaient préfigurés par Orphée. Et Novalis ne dit pas autre chose quand il annonce dans Orphée et la Naissance de Jésus (1789-1790) que le chant d’Orphée préfigure la parole de Jésus, parole de guérison et de vie, parole qui sauve véritablement tandis qu’Orphée s’est pour sa part arrêté en chemin et n’est pas parvenu à sauver Eurydice.
Dès lors, si la dimension religieuse de l’acte lyrique n’est plus à prouver, il reste à esquisser les contours de la relation qui unit lyrisme et religion : toute voix lyrique est-elle religieuse, et si oui comment faut-il comprendre cette religion lyrique ? Toute religion est-elle lyrique, et si oui comment peut-on entendre ce lyrisme religieux ?
La voix lyrique est religieuse
La première difficulté vient d’un constat, établi par Vigny et résumé par Paul Bénichou dans Les Mages romantiques (1988) : « l’absence de communication de l’homme avec Dieu est l’évidence première ; le surnaturel et l’irrationnel lui sont étrangers ». La voix lyrique est religieuse en ce qu’elle cherche précisément à restaurer ou à interroger le lien qui unit l’homme et ce que les poètes appelleront souvent « Dieu », selon des théologies qui leur sont en réalité toutes personnelles. Dans Le Christ aux Oliviers de Nerval (1844), c’est Jésus lui-même, véritable Je poétique, qui s’écrie au dernier vers du premier sonnet : « Dieu n’est pas ! Dieu 313n’est plus ! », reprenant ainsi le « Dieu est mort ! » de Jean Paul placé en épigraphe du poème. Ici parole lyrique angoissée, la parole du Christ et celle du poète se rejoignent en ce qu’elles en appellent à un Dieu qui ne répond plus. Mais la voix lyrique peut aussi se faire heureuse, témoignant d’une entente retrouvée entre les hommes et Dieu, ou au moins quête confiante de cette entente retrouvée. C’est ce dans quoi s’engage le sujet lyrique chez Pierre Jean Jouve, par exemple, lorsqu’il dit, dans la postface de Noces (1924) : « J’étais orienté vers deux objectifs fixes : d’abord obtenir une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant – pas un des vers que j’avais écrits ne répondait à cette exigence ; et trouver dans l’acte poétique une perspective religieuse – seule réponse au néant du temps ». Il n’y a finalement d’harmonie poétique que religieuse, et d’harmonie religieuse que poétique, ou, comme le dit Claude Millet dans Le Romantisme (2007) pour résumer la situation du lyrisme depuis le romantisme : « S’il [le poète] replie le Je sur le moi, c’est pour ouvrir celui-ci à l’infini ».
Une religion lyrique ?
Mais si le sujet lyrique est bien un sujet religieux, assurant le lien entre la terre et le ciel, entre l’ici-bas et l’au-delà, de quelle religion est-il finalement le sujet ? Y a-t-il une religion lyrique que l’on pourrait caractériser, dont on pourrait parvenir à déterminer des éléments doctrinaires stables et cohérents ? La Renaissance* a vu se multiplier, dans le contexte des guerres de religion, les sons de « lyre chrétienne ». Chez les protestants comme chez les catholiques, la lyre* doit retrouver cet élan religieux avec une visée souvent apologétique : « Maintenant je hausse la voix / Pour sonner la Muse éternelle », chante Du Bellay dans La Lyre chrétienne (1557). La parole lyrique rapproche de Dieu, un Dieu que le poète vient caractériser et dans lequel il invite à avoir foi. Des Cantiques spirituels de Racine (1694) aux Cinq Grandes Odes de Claudel (1910) ou à La Route de Chartres de Péguy (1913), ce lyrisme témoigne d’un sujet poétique qui voit la cathédrale ou entre dans « l’église ouverte » et dit son émotion devant le Christ ou devant la Vierge :
Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier.
Je n’ai rien à offrir et rien à demander.
Je viens seulement, Mère, pour vous regarder.
Vous regarder, pleurer de bonheur, savoir cela
Que je suis votre fils et que vous êtes là.
(Claudel, « La Vierge à midi », Poèmes de guerre, 1914-1915).
Cette parole chrétienne, qui se fait au risque du silence, de la part d’un poète qui, au fond, n’a rien à dire face à la grandeur de Dieu, se manifeste également dans la prose, résonnant par exemple dans les élans lyriques des personnages d’Atala (1801).
Lyrisme et sentiment religieux
Mais la religion du sujet lyrique dépasse le cadre strict de la religion chrétienne, comme de toute religion donnée. Elle relève moins d’un ensemble de doctrines établies que d’une foi intuitive, qui s’appuie sur une lecture du monde, de la nature et de ses signes, confirmant au sujet que Dieu est. Le sujet lyrique croit en un « monde signé Dieu », pour reprendre une formule d’Aurélie Foglia-Loiseleur. La nature est un livre métaphorique, et le poète lyrique est celui qui traduit, par son chant, ce qu’il y lit. Tel le vicaire savoyard de Rousseau, le sujet lyrique professe sa foi dès qu’il voit la nature et qu’il sait y lire les signes d’autre chose que ce qu’elle paraît. Plus que la Bible, c’est « le livre de la nature » (Rousseau) que déchiffre le sujet lyrique, c’est sur lui que se fonde la religion lyrique (voir Paysage*). Le poète 314est celui qui voit « Que Dieu met comme en nous son souffle dans l’argile / Et que l’arbre et la fleur commentent l’Évangile » (Hugo, Les Rayons et les ombres).Plus que la foi au Christ qui, « la croix à la main, et le front couronné d’épines, marche devant […] au secours des hommes » (Chateaubriand, Atala), c’est la foi dans une nature qui dépasse l’homme dont le lyrisme vient alors témoigner.
Ce que vient en effet finalement révéler l’écriture lyrique, c’est le caractère éternel du sentiment religieux, au-delà des différentes religions et de leurs doctrines qui se sont succédé depuis l’antiquité. Telle est l’intuition d’Apollinaire développée dans « Zone », poème liminaire d’Alcools (1913) : si le poète ne croit plus en Dieu, il partage des interrogations ou des angoisses métaphysiques qui le font se tourner vers la religion et les hommes religieux : « La religion seule est restée toute neuve la religion […] L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X ». Le poète lyrique a alors une mission, sa parole est sacrée, c’est par le langage que le poète peut vaincre la mort et assurer son salut. La foi perdue peut se retrouver dans l’expérience poétique.
Foi dans le lyrisme
À la pratique religieuse qui diminue, Apollinaire répond par la pratique poétique. Si la religion telle qu’elle est mise en forme par les hommes ne permet pas d’atteindre l’idéal, la poésie lyrique doit pouvoir quant à elle proposer aux hommes le salut et se faire elle-même religion. Dans Corps du roi (2002), Pierre Michon résume cette puissance religieuse du lyrisme avec laquelle aucune autre religion ne peut rivaliser : « Voilà sans doute la fonction de la poésie. Je n’en vois guère d’autre. Les poèmes peuvent avoir cet effet, ils peuvent servir à ça, tenir dans le même coup d’œil le Big Bang et le Jugement dernier. » Quand les religions traditionnelles ne peuvent que suggérer, à l’aide d’une liturgie et d’un immense corpus de textes (voir Psaume*), ce qui conduit l’histoire des hommes, la poésie permet pour sa part de « les douer fugacement de cette double vue » : tenir ensemble l’origine et la fin des temps. La poésie de Hugo est la parfaite illustration de cette potentialité extraordinaire de la parole lyrique : ses poèmes comme ses recueils visent à figurer « l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil » (préface des Contemplations), tous tendus vers le « Jugement Dernier » (dernier livre des Contemplations). C’est ce qui justifie la place centrale de la voix lyrique, mise « au centre de tout comme un écho sonore » (Les Feuilles d’automne).Il ne s’agit donc pas de considérer le lyrisme comme un art puisant à des imageries d’origine religieuse à des fins émotives ou argumentatives. N’est lyrique que le sujet qui a foi dans la poésie et la pratique avec humilité et dévotion. D’où la mise en garde de Vigny dans son Journal : « Quelques-uns se feignent chrétiens à présent et prêchent la religion comme philosophie poétique et comme poésie, mais comme foi ne la sentent pas et ne la pratiquent jamais ». Être lyrique et pratiquer le lyrisme : voilà la vraie religion.
► Bénichou P., Romantismes français, 2 vol., Paris, Gallimard (« Quarto »), 2004. Bremond H.,Histoire littéraire du sentiment religieux en France, édition augmentée, dir. F. Trémolières, 5 vol., Grenoble, Jérôme Million, 2006. Lamartine A.,Méditations poétiques. Nouvelles Méditations poétiques éd. A. Foglia-Loiseleur, Paris, Librairie Générale Française, 2006.
→ Communauté ; Lyrisme ; Magie ; Psaume ; Rites ; Sublime
Guilhem Labouret
Renaissance
→ xvi e siècle*
315Représentation
→ Fiction*
Résistance, engagement
La poésie dite de la Résistance a développé un lyrisme puissant pour contrer les risques que la défaite de 1940 faisait courir à la langue, à la culture, à la mémoire françaises. Le poème est alors conçu comme un moyen pour mobiliser les consciences et les mémoires et pour délivrer par contrebande un message. Cette conception de la poésie, circonstancielle*, et qui assume cette dimension, a été l’objet par les poètes eux-mêmes d’explication si ce n’est de théorisation, au moment même où ils publiaient ces textes. Ainsi, dans « La leçon de Ribérac ou l’Europe française » paru dans la revue Fontaine à Alger en juin 1941 puis repris, avec « La Rime en 40 » et « Sur une définition de la poésie » dans la première édition des Yeux d’Elsa (1942), Aragon revient sur la poésie courtoise et sur la lyrique du xiie siècle (voir Moyen Âge*), dont il entend poursuivre l’héritage. Dans ce même texte, Aragon cite le livre d’Alfred Jeanroy, Les origines de la poésie lyrique en France au Moyen âge. La défense du lyrisme est donc clairement assumée par cette poésie qui est à la fois de circonstance, politique et critique. Pour autant, Aragon refuse le terme de poésie engagée, comme celui d’engagement, termes qui s’imposent après la guerre, proposés par Sartre dans son essai Qu’est-ce que la littérature ? (1948), où il met en place l’opposition ferme de la prose et de la poésie, la première seule étant le terrain de l’engagement. Aragon rejette l’expression de « littérature engagée », par opposition à Sartre, mais aussi parce qu’il ne veut pas assimiler la poésie de la Résistance à quelque engagement que ce soit : il s’agit de défendre une certaine idée de la poésie, qui ne doit pas servir (ce sont les domestiques qui servent, et sont engagés, selon lui), mais combattre.
Le lyrisme est un des moyens
du combat
Sur le plan sémantique et pragmatique, l’enjeu est de faire passer un message par contrebande, à la manière des troubadours (Aragon se réfère alors au trobar clus) qui privilégiaient l’hermétisme pour contourner les censures. Car il ne s’agit évidemment pas de vouloir, comme les troubadours, s’adresser à un public choisi et cultivé, mais au contraire de mobiliser toutes les mémoires, toutes les consciences, pour appeler à une résistance armée et intellectuelle contre l’Occupation et le nazisme. Sur le plan formel, le choix de rythmes et de rimes ainsi que de types de poèmes qui sont profondément inscrits dans la mémoire collective traduit cette volonté de renouer avec une tradition pour montrer qu’elle est vivante et active : la « Ballade de celui qui chanta dans les supplices », no 7 des Lettres françaises, 15 juin 1943 ; « La Chanson du franc-tireur », no 6 des Lettres françaises, avril 1943 (tous deux repris dans La Diane française) ; mais aussi la tapisserie, la villanelle, des airs, des rondes sont ainsi écrits. Les poètes qui ont été les plus avant-gardistes*, en particulier ceux qui, comme Aragon ou Éluard, ont été surréalistes, modifient donc profondément leur façon d’écrire et recourent aux formes qu’ils avaient rejetées, en particulier le vers compté et la rime. La poésie, alors soumise comme toutes les publications à la censure, d’abord en zone Nord jusqu’en novembre 1942 puis dans tout le pays ensuite, est éditée de manière précaire, caviardée par les Allemands en zone occupée, publiée à l’étranger (à Neuchâtel en particulier) ou en zone libre (en Algérie pour la revue Fontaine par exemple, fondée par Max Pol Fouchet en 1939), voire ronéotypée et diffusée de façon artisanale, quand elle n’est pas tout simplement recopiée, apprise par cœur, récitée. C’est pourquoi 316sa dimension d’oralité est importante. La chanson* devient un modèle majeur et revendiqué pour son lyrisme : « Jamais peut-être faire chanter les choses n’a été plus urgente et noble mission à l’homme, qu’à cette heure où il est profondément humilié, plus entièrement dégradé que jamais. Et nous sommes sans doute plusieurs à en avoir conscience, qui aurons le courage de maintenir, même dans le fracas de l’indignité, la véritable parole humaine, et son orchestre à faire pâlir les rossignols. À cette heure où la déraisonnable rime redevient la seule raison. Réconciliée avec le sens. Et pleine du sens comme un fruit mûr de son vin. », « La rime en 40 », Poètes Casqués 40 (avril 1940) puis repris dans Le Crève-cœur et enfin en préface des Yeux d’Elsa (tome 1, 730.) Le lyrisme maintient l’espoir dans l’avenir et dans la puissance de la voix poétique*, contre ceux qui peuvent critiquer ce qui apparaît comme un retour en arrière, voire un désaveu des positions avant-gardistes et modernes des décennies qui précèdent :
Pourtant je chanterai pour toi tant que résonne
Le sang rouge en mon cœur qui sans fin t’aimera
Ce refrain peut paraître un tradéridéra
Mais peut-être qu’un jour les mots que murmura
Ce cœur usé ce cœur banal seront l’aura
D’un monde merveilleux où toi seule sauras
Que si le soleil brille et si l’amour frissonne
C’est que sans croire même au printemps dès l’automne
J’aurai dit tradéridéra comme personne.
(Le Crève-cœur, 705-706).
Même ceux qui font le choix de ne pas publier pendant toute la durée de l’Occupation recourent au chant : « Les chants conservés dans la gorge / Dans la marée basse ou montant de la nuit / Quand l’angoisse était à mer pleine / Le silence étale à plein bord / Entre les fentes de l’oubli ». (Reverdy, « Le Chant des morts »).
Les poèmes lyriques pendant la Résistance prennent appui sur toutes les formes de répétition, jusqu’à l’incantation, comme en témoigne de façon exemplaire « Liberté », le fameux texte d’Éluard paru en 1942 dans Poésie et vérité, dans la clandestinité (Au rendez-vous allemand, 1945). La dimension oratoire est également manifeste dans le choix des toponymes, qui, déclinés, semblent inscrire les noms du pays occupé dans le texte : Desnos y recourt dans « Le Veilleur du pont au change » (1944), plaçant au début des strophes un nom de lieu parisien, Jean Tardieu dans « Oradour » (1944), Aragon de façon systématique dans « Le Conscrit des cent villages » qui s’achève par une longue liste de noms de villages, conçue comme « une romance », « l’ancienne antienne de leurs noms » est « amour de [s]on pays mémoire », « Un collier sans fin ni fermoir / Le miracle d’une chanson » (La Diane française, op. cit., 1014). L’inscription du nom propre vaut elle aussi comme stèle mémoriale, comme dans le poème d’Éluard écrit à la mémoire de Gabriel Péri (« Gabriel Péri », Au Rendez-vous allemand, op. cit.). La lyrique amoureuse se double d’une incantation de la langue et de la nation (Les Yeux d’Elsa, op. cit.), qui ne répugne pas au pathétique et se projette dans le chant : « Moi je forme en ma bouche et ma tête sonore / Un vers qui s’en arrachera comme un sanglot / Ils me prendront au mieux pour un triste ténor » (Le Roman inachevé, 128).
Le chant est conçu comme une liaison : « Le vent murmurera mes vers aux terrains vagues […] Et les ponts répétant la promesse des bagues / S’en iront fiancés aux rimes que voici » (« Le Paysan de Paris chante », « En étrange pays dans pays lui-même », op. cit., 878). Retour à la rime et au vers compté, ressorts lyriques éprouvés (formes de la répétitions et amour du 317nom), choix de formes lyriques traditionnelles remontant au Moyen Âge* et reprises par le romantisme, retour du chant sont donc les aspects majeurs de ce lyrisme propre à la poésie de la Résistance. L’expression de la subjectivité est donc moins importante que la valeur pragmatique et politique.
Un tel lyrisme a été l’objet de critiques virulentes. Elles ont été formulées en particulier par Benjamin Péret, qui, dans un court libelle publié à Mexico en 1945, « Le Déshonneur des poètes », et intitulé ainsi par allusion au nom des recueils publiés en 43 et 44 aux éditions de Minuit clandestines par P. Seghers, J. Lescure et P. Éluard, « L’Honneur des poètes ». Violemment opposé à la poésie d’un Aragon ou d’un Éluard, Péret dénonce une poésie réactionnaire, qui ne mérite pas même le nom de poésie, au service d’une idéologie. Il ne s’agit pas de discuter la légitimité de celle-ci, mais de dénoncer un tel usage de la poésie et ses renoncements. Ce que dénonce Péret, c’est précisément la dimension religieuse* de ces « poèmes », leur lyrisme oratoire, qui prend appui sur le retour à la rime et aux vers comptés. Le goût pour la répétition, les anaphores, les litanies est mis au compte d’une collusion avec la religion : « Pas un de ces ’’poèmes’’ ne dépasse le niveau lyrique de la publication pharmaceutique et ce n’est pas un hasard si leurs auteurs ont cru devoir à leur immense majorité revenir à la rime et à l’alexandrin classiques […] Ces textes associent étroitement le christianisme et le nationalisme comme s’il voulait démontrer que dogme religieux et dogme nationaliste ont une commune origine et une fonction sociale identiques. » (Le Déshonneur des poètes). Autrement dit, ce n’est pas le lyrisme en tant que tel qui est dénoncé, mais le retour à un lyrisme de bas étage, reposant sur la litanie. La dénonciation est donc double : d’une part est condamné le lyrisme réactionnaire de la poésie de la Résistance, d’autre part son asservissement à une cause qui associe nationalisme et religiosité.
Pendant la guerre, certains ont fait le choix de ne pas publier, s’enfoncent dans le silence (ce « Harrar de silence » selon le mot de Pierre Seghers à propos de Reverdy, La Résistance et ses poètes, Seghers, 1974, rééd. avec un choix de poèmes 2004, 354) et continuent d’écrire, sans publier, comme Char, tout en étant engagé dans la résistance armée (sous le nom de Capitaine Alexandre pour l’auteur des Feuillets d’Hypnos). Si la poésie publiée pendant la Résistance est lyrique, il y a donc aussi une forme de résistance et d’engagement contre le nazisme qui passe par le silence.
Le rejet du lyrisme, réaction à la poésie de la Résistance, après la guerre, a une belle vie devant soi. La poésie de la Résistance paraît trop circonstancielle, voire négatrice de l’idée même de poésie. Contre le lyrisme comme chant, contre la subjectivité du sujet lyrique, une poésie de l’objet apparaît, dont « La lessiveuse » de Francis Ponge, vaut comme manifeste. Le poème a été écrit en 1940, puis récrit et publié en 1944. Le nettoyage intellectuel et le lessivage du langage sont des opérations de critique du lyrisme traditionnel et une réflexion sur l’efficacité réelle de la poésie (« Pièces », Œuvres complètes, 738). Le propos se poursuivra dans « Le Savon », mais aussi « La Seine », texte de 1947, dans lequel Ponge prend ses distances avec tous les « soupirants » du fleuve, tous les poètes qui l’ont chantée de façon lyrique (« La Seine », ibid., 272) et dans lequel il fait allusion à ses activités de résistant, comme si la nécessité de se battre allait de pair avec la critique du lyrisme.
La lessiveuse, un objet, fruste, qui n’est pas « plein de son importance », mais de son utilité, devient ainsi le symbole de l’anti-lyrisme*, qui est une des 318réactions les plus notables à la poésie de la Résistance dont l’importance tient aussi à son pouvoir de détermination du champ poétique de la seconde moitié du xxe siècle.
Pendant la Résistance, le lyrisme a donc eu ainsi une valeur politique et un pouvoir pragmatique puissant ; après la guerre, elle produira, par réaction, une résistance au lyrisme (de Ponge à Emaz).
► Piégay N., Pintueles J., (dir.), Dictionnaire Aragon, Paris, Champion, 2019 (en particulier article Lyrisme, Engagements, Résistance). Piégay N., Aragon et la chanson, Paris, Textuel, 2007. Sapiro G., La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999. Seghers P., La Résistance et ses poètes, Paris, Seghers, 1974.
→ Chant ; Éthique ; Enthousiasme ; Voix, sujet lyrique
Nathalie Piégay
Rites
Un lien très étroit a uni dès l’origine la poésie de langue française et la liturgie, celle-ci désignant la forme du culte chrétien créée au fil du temps par les pratiques religieuses instituées en rites. La liturgie implique un espace et un temps dédiés, au sein d’une communauté, avec des gestes, des textes, des objets réels ou symboliques, qui convoquent un imaginaire culturel et mémoriel. Les premières hymnes liturgiques substituent la versification numérique (nombre constant de syllabes) au système métrique latin fondé sur la quantité syllabique (brève ou longue). Le développement de la poésie métrique française sera lié à celui du christianisme, et la même observation vaut pour d’autres religions* et d’autres poésies (poésie soufie, poésie synagogale, poèmes chamaniques…). En dépit de l’apparition du vers libre et du poème en prose* qui ont dynamité la prosodie traditionnelle, et du fort déclin du christianisme en France, le lien entre poésie et rites religieux a perduré sous des aspects parfois ténus mais multiples (formels, narratifs, thématiques, lexicaux, sonores, rythmiques, métaphoriques, symboliques…), jusque dans les écritures poétiques contemporaines. Ce lien est tantôt explicite et assumé, tantôt inconscient, parfois ironique et iconoclaste, s’effaçant alors sous les signes d’une ritualité profane, souvent marquée de substrats mémoriels. La liturgie, fût-ce sous la forme de la trace, du déni ou du blasphème, informe donc de manière rémanente une pratique poétique des époques moderne et contemporaine, l’inspiration transcendantale ayant le plus souvent laissé place toutefois à une « poésie sans les dieux » (Bonnefoy).
Au xxe siècle, le paradigme le plus éclatant d’une poésie inspirée par la liturgie est proposé par Claudel. Celui-ci ne se contente pas de donner une couleur biblique à ses poèmes à la manière des Romantiques ni d’utiliser la citation en ornement. Ressassé dans son Journal et dans son œuvre exégétique dès les années 1900, le texte sacré qui irrigue ses versets résulte d’une innutrition due à son assiduité à l’office religieux et à sa lecture quotidienne du Bréviaire. L’approche de l’actualité, les souvenirs intimes, les émotions personnelles et la méditation du croyant se fondent dans une suite poétique nourrie des textes et des rites, mêlant dans un même souffle inspiration liturgique et inspiration poétique. Parole biblique convoquée de mémoire et parole poétique se conjuguent dans un accord profond entre le temps de l’écriture et celui de la période liturgique. Des poèmes majeurs sont marqués par cette « liturgisation » et manifestent en même temps la maîtrise du verset et l’originalité du langage poétique claudélien. Parmi les Cinq Grandes Odes – toutes pourraient servir ici d’exemple, la troisième ou Magnificat (écrite en 1907) accorde les ressources liturgiques 319de l’Avent, de Noël et de l’Épiphanie à la profération poétique d’une action de grâce en l’honneur de Marie, mère de Jésus, en reconnaissance de la naissance du premier enfant du poète ; l’ode est aussi chant d’allégresse au souvenir de sa conversion aux vêpres de Noël 1886. Avec Processionnal pour saluer le siècle nouveau (1907), Claudel cherche à écrire un poème assonancé « dans la forme de ces Séquences de l’ancienne Église que j’aime tant » (lettre à Suarès, 18 septembre 1907) et s’inspire de l’Année liturgique (1898) de Dom Guéranger. Cette même lecture habite la Corona Benignitatis Anni Dei (1915), recueil d’hymnes et de psaumes dont le projet était de suivre les divisions du bréviaire. Les hymnes (Hymne de la Pentecôte, Hymne du Sacré-Cœur, Hymne du Saint-Sacrement, Commémoration de tous les fidèles trépassés…) recourent à des paraphrases bibliques et des citations marquées par l’usage liturgique que le fidèle connaît intimement ; ces réminiscences, portées par des jeux sonores, des anaphores et rimes intérieures, et des latinismes issus de la Vulgate construisent un « palimpseste liturgique » (D. Millet-Gérard, Poésie et liturgie, 88). La Messe là-bas (1917) démarque librement le déroulement d’une messe à travers l’interlocution de l’homme, du poète et du croyant : sa méditation progresse au filtre des gestes rituels, lectures et prières de l’office qu’il suit. L’œuvre dévoile la transfiguration spirituelle et poétique opérée par la prière dite au sein de l’église, parmi les fidèles, et par l’accomplissement de l’eucharistie. Épousant les principes de la liturgie (adresse à Dieu, discours de louange, alternance de voix, projection vers l’Éternité), le poème atteste lui aussi que l’ordre temporel est consacré à et par l’ordre spirituel et que « le temps est le sens de la vie » (« Connaissance du Temps », 1904) conduisant à un accomplissement ultime à venir.
Une même osmose du monde et de la liturgie se retrouve dans la poésie de Max Jacob et fonde chez lui une quasi stylistique liturgique à base d’homologies phoniques et graphiques, d’énumérations litaniques riches de réminiscences de rites et textes religieux : le discours de louange de nature liturgique tend à rendre visible par ces moyens une possible théophanie au sein de la nature comme dans Le Laboratoire central (1921) ou Les Pénitents en maillots roses (1925). Les figures hagiographiques et la parole performative reprise du langage liturgique et actualisée dans un cadre quotidien apparentent ses Poëmes de Morven le Gaëlique à des hymnes liturgiques interpellant le croyant hic et nunc. Le rite religieux instruit l’écriture poétique qui le réécrit en le présentifiant : entre l’un et l’autre mêlés se tisse le passage de l’immanence à la transcendance. De manière similaire, Évangéliaire de Pierre Emmanuel (1961), écrit comme un enlumineur décore les textes évangéliques lus pendant la messe, s’inscrit dans une tradition liturgique.
D’autres poètes du xxe siècle ont écrit des œuvres si étroitement liées aux rites religieux catholiques qu’elles s’en dissocient peu. La Somme de poésie (1981-1983) de Patrice de la Tour du Pin fond la voix subjective dans la dimension collective du psaume au point de devenir anonyme et universelle, faisant du poète un serviteur plus qu’un créateur. Dans Père, voici que l’homme (1955) et La Terre du sacre (1966), Jean-Claude Renard se met aussi au service de la liturgie et joue d’une monotonie métrique et prosodique rappelant le style des psaumes et litanies. Dans le cadre de la Commission liturgique mise en place par Vatican II (1962-1965), ces deux poètes ont écrit des hymnes pour la Liturgie des heures – livres de référence depuis 1971 des offices catholiques. Dans les deux hymnes écrites par J.-Cl. Renard, Esprit de Dieu et C’est un corps, se perçoit encore, 320bien qu’atténuée par l’omniprésence du dogme, la tonalité naïve du poète qui s’exprimait dans Cantiques pour des pays perdus (1947). Entre soumission au dogme et à ses rites et défiance d’une parole poétique à l’imaginaire tout-puissant s’esquisse l’humilité de poètes dont la voix dans ces poèmes s’estompe dans celle de la prière ecclésiale. Le travail de la paraphrase et de la glose chez Pierre Jean Jouve (à partir de Noces et Sueur de sang) illustre aussi à certains égards cette recherche d’une « poétique de la participation », visant à « inscrire le poétique dans une communauté de parole » (« Himi-Pieri, Possibles poétiques au xxe siècle. “Vrai corps” de Pierre Jean Jouve et Yves Bonnefoy », 148-149)
À côté de cette poésie d’auteurs croyants ou proches du christianisme, d’autres poètes, en révolte contre le modèle inculqué dans l’enfance ou faisant profession d’athéisme, utilisent cadre et propos liturgique pour en détourner le sens. Ils se les réapproprient à des fins personnelles éthiques ou morales, et les subvertissent. Une mémoire liturgique imprègne leur parole poétique, mais s’investit de sens spirituellement indéfinis, sinon profanes ou païens : « La difficulté de la poésie moderne, c’est qu’elle a à se définir, dans un même instant, par le christianisme et contre lui » écrit Bonnefoy dans L’Acte et le lieu de la poésie (1959) ; Michel Deguy poursuivra cette réflexion dans La Fin dans le monde (2009). Chez André Frénaud par exemple, la dénégation du religieux s’effectue à travers le rappel des rites et le recours au lexique et au calendrier liturgique. Dans La Sainte Face (1968), les poèmes « Fête-Dieu », « Pâques » et « Samedi saint » évoquent des farces auxquelles se sont laissé prendre « les plus sots » ; « Rêverie de Dieu ou les mauvais dons » démystifie la liturgie de l’eucharistie et le Notre-Père (« Je t’ai destiné le pain pour que tu en manques, / le vin pour que tu saches en abuser »). Le poète dévitalise le sens chrétien de Noël en en faisant un rite profane : consumériste dans « Noël interdit » (« Les bœufs dressés dans les boutiques. / Viandes solennelles, parées »), amoureux et sensuel dans « Noël pour Christiane », social dans « Noël au chemin de fer » où est dépeinte la cohue des départs en vacances (« sur le quai l’âne et le bœuf / sont là et déjà chuchotent »). Les rites de l’Église conforment un cadre, thématisé par son titre ou une formule (la Visitation, les Rois Mages, Pâques, le fils prodigue…), que le poète emplit d’un épisode de vie terrestre, voire matérialiste, en tension avec l’idée même de transcendance. La démarche garde une part d’ambiguïté : l’homme est dorénavant placé seul au centre de cet ordre liturgique renié mais maintenu visible, et c’est à lui qu’incombe la responsabilité « d’exprimer ce qui le dépasse », « d’entraîner cette conscience et de la faire communier à travers son rythme avec le mouvement profond de l’énergie du Tout » (Il n’y a pas de paradis, 238, 240).
Cette liturgie rémanente, à mi-chemin entre anamnèse et amnésie voulue, surgit parfois au sein de poétiques éloignées de toute religion. L’agnosticisme et l’athéisme peuvent s’accompagner d’une « vocation intarissable d’un spiritualisme sans objet ni fin religieuse » (Saint-John Perse, lettre à Claudel, 1er août 1949), d’une « mémoire de l’infini de la chose », de « l’infini du pain et du vin », d’une « ardente laïcité » (Bonnefoy), des « signes de l’Illimité » ou de « l’insaisissable » (Jaccottet), d’une « inquiétude de l’absolu » selon le titre de l’essai de Jean-Pierre Jossua. Célébrer le monde et le cosmos, dire l’expérience de la plénitude et sa dimension ineffable, relier transcendance et immanence conduisent ces poètes à moduler leur propre grammaire liturgique riche de métaphores, oxymores 321et symboles : la présence, l’incarnation, le vrai lieu ou l’arrière-pays, la lumière, la clarté, le silence… Ce pressentiment de l’absolu, expérience de transfiguration où vie et mort semblent proches, ramène alors sous la plume du poète, ici Jaccottet, des mots de la liturgie chrétienne : « Lune de février. […] Dire cette grâce. Portée au-dessus des brumes ou des fumées, dans l’église ouverte de l’air. Une hostie entamée ? sans que l’exalte aucun prêtre. » (La Semaison, février 1982). Gardant mémoire du rite religieux, le langage poétique contemporain s’en allie parfois malgré lui l’efficace.
► Bercot M., Mayaux C. (dir.), Poésie et liturgie xixe-xxe siècles, Bern, Peter Lang (« Littératures de langue française »), 2006. Jossua J.-P.,La littérature et l’inquiétude de l’absolu, Paris, Beauchesne-Éditeur, 2000. Wathee-Delmotte M., Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporaine, Bern, Peter Lang (« Comparatisme et société »), 2010.
→ Adresse ; Psaume ; Temps ; Religion ; Sublime
Catherine Mayaux
Rythme
L’association du rythme et du lyrique* semble aller de soi depuis les premiers usages français de ce dernier terme (1495, d’après Le Robert historique) : employé comme adjectif ou substantif, « lyrique » a d’abord qualifié les poèmes de l’Antiquité chantés avec accompagnement de lyre, ainsi que leurs auteurs. Avec la musique on comptait des temps, faibles et forts, et des longueurs : entre les notes, s’instauraient des rapports de durée. À partir du xvie siècle, le mot sert aussi à désigner les poèmes non destinés au chant, mais qui imitent les genres lyriques de l’Antiquité, versifiés et disposés en strophes. La musique n’est plus, mais on compte encore, des syllabes ou des pieds (selon la langue), pour la métrique. Dans les deux cas, le rythme des œuvres lyriques est en relation avec le nombre et la répétition. En revanche, selon des acceptions ultérieures, l’adjectif « lyrique » se dira aussi de textes non métrifiés. Le Grand Larousse de la langue française mentionne par exemple, après avoir évoqué la conception romantique du terme, que ce dernier peut s’appliquer à « toute œuvre littéraire, même en prose, dans laquelle l’auteur laisse apparaître, en un style poétique, ses “sentiments personnels” ». Certes, parler du lyrique comme expression de sentiments paraît trop restrictif aujourd’hui : on adoptera plutôt ici le sens que donne Rodriguez à la « configuration lyrique », laquelle suppose que « le sentir et l’affectif sont fortement ancrés dans la matière signifiante. » (2003, 74). Toutefois, la question de la présence du rythme dans les textes non métriques demeure entière : comment l’aborder avec une acception qui le soumet au compte et à la régularité ?
Une telle compréhension du rythme est pourtant très répandue et il arrive même qu’on y recoure pour décrire des proses ou des vers libres*. Pour Morier, le rythme, « au sens général du terme », désigne le « retour, à intervalles sensiblement égaux, d’un repère constant » (1989, 1029). Meschonnic (1982) a recensé, en dépouillant des dictionnaires de diverses époques, langues et disciplines, de nombreuses définitions qui accordent la primauté au « même » : répétition, périodicité, isochronie, isométrie. À partir du romantisme, on oppose souvent à cette vision ce que Morier appelle un « sens étroit », ou « rythme pur ou anarchique, [qui] tente de rompre une habitude soit par un déplacement de l’accent […], soit par une rencontre d’accents […], soit par une dissociation de la phrase et du mètre […], soit encore […] grâce à des nombres cassants » (1929-1930). Ainsi compris, le 322rythme implique encore la présence du « même ».
Les définitions qui subordonnent le rythme au nombre et à la répétition présentent des problèmes quand il s’agit de traiter du discours. Elles sont si générales, qu’elles peuvent concerner à peu près tous les phénomènes, qu’ils soient naturels, sociaux, esthétiques, langagiers, etc. En prose ou en vers libres, leur application se limite le plus souvent à la recherche de régularités – et parfois de leurs contraires ; en versification métrique, elle entraîne aussi des réductions. Certains théoriciens emploient, pour décrire le vers français, des notions empruntées à des domaines étrangers, comme la « mesure », prise au sens musical, ou les « pieds » de la métrique ancienne. Combinaisons de temps forts (faits d’une syllabe longue ou accentuée) et de temps faibles (composés d’une ou de plusieurs syllabes brèves ou inaccentuées), les pieds sont pertinents pour la métrique des langues à accent de mot, mais ne fonctionnent guère en français, dont l’accent est syntaxique, et le mètre syllabique. Enfin, la métrique travaille avec des unités non signifiantes – syllabes, pieds – si bien que, à ne considérer qu’elles, on relègue le rythme au statut de pure forme, détachée du sens. Cela dit, des travaux de métrique qui tiennent compte des particularités phonologiques des langues (comme ceux de Cornulier) ont bien sûr leur pertinence pour l’étude des vers réguliers, mais n’en décrivent pas tout le rythme.
On a longtemps invoqué l’étymologie pour justifier le « sens général » du mot rythme. Le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Boisacq propose ainsi la définition suivante du rhuthmos : « att. ῥυθμός, ion. ῥυσμός[…] m. “mouvement réglé et mesuré ; mesure, cadence, rythme” : ῥεω “couler”, […] le sens du mot ayant été emprunté au mouvement régulier des flots de la mer ». Benveniste remet en cause cette explication dans un article intitulé « La notion de”rythme” dans son expression linguistique » (1966 [1951]). Cet essai présente une vaste enquête sur les premières acceptions de rhuthmos, que l’on trouve « chez les auteurs ioniens, et dans la poésie lyrique et tragique, puis dans la prose attique » (328) Le linguiste admet la dérivation qui tire rhuthmos de rheo, mais réfute l’interprétation habituelle qui associe ces mots aux mouvements de la mer : il montre que la notion signifiait plutôt « forme distinctive, arrangement caractéristique des parties dans un tout » (330). Il établit ensuite ce qui distinguait rhuthmos des autres termes ayant désigné la forme, comme skhèma, eidos, morphè, en expliquant que le suffixe –thmos, dans les mots abstraits, renvoie à une « modalité particulière d’accomplissement, telle qu’elle se présente aux yeux » (332). Benveniste revient après cela au radical, dérivé de rhein, « couler », et affirme que, dans les contextes où il apparaît, rhuthmos « désigne la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant ». On ne trouvait pas l’idée de « considération de “temps”, d’intervalles et de retours pareils » (327) chez les présocratiques. C’est chez Platon que la notion se précisera dans le sens du nombre et de la mesure, d’un « ordre dans le mouvement ».
L’article de Benveniste a inspiré de nombreux travaux, non seulement dans les études littéraires, mais également dans les arts, la philosophie et les sciences humaines (voir à ce sujet le site Rhuthmos, de Pascal Michon). Meschonnic a été le premier à s’en inspirer pour proposer une notion non métrique de rythme dans le discours. Des explications proposées par Benveniste, il retient en particulier l’idée de « “dispositions” ou […] “configurations” sans fixité ni nécessité naturelle ». Dans l’ouvrage qu’il a écrit avec Dessons (1998), le rythme est défini comme « organisation des marques dans le discours, […]323organisation du sens, mais aussi de la force, dans le discours » (75). Le rythme peut affecter tous les niveaux du langage (phonologique, lexical, morphologique, syntaxique). Il inclut en particulier les accents, la prosodie – qui désigne pour Meschonnic « les effets d’échos consonantiques, vocaliques » – et l’intonation (quand il s’agit du parlé). Puisqu’il ne se sépare pas du sens, et que celui-ci « est une activité des sujets […], le rythme est une organisation du sujet dans son discours ». Ce sujet n’est pas assimilable avec l’individu, ni avec le « sujet d’énonciation » benvenistien, même si, comme ce dernier, il s’accomplit par le langage et se recommence dans chaque prise de parole. Il ne se confond pas avec la présence d’une figure comme, par exemple, celle d’un sujet lyrique* ou d’un narrateur. L’expression « subjectivation », que Meschonnic emploie aussi, montre mieux le mouvement qu’implique cette notion, que l’on peut aussi relier à l’« organisation de la force, dans le discours ». Le mot « force », ici, renvoie à « ce que fait le langage » et désigne le « continu de la signifiance », le « continu du corps à son langage », « le continu double entre une langue et l’invention d’une pensée dans cette langue, entre le maximum d’affect dans la pensée et l’invention de cette pensée. » (2000, 9) Une telle théorie permet de concevoir le rythme du discours dans sa complexité, en particulier pour la littérature, qui inclut, selon Meschonnic, un « maximum de corps […] sous la seule forme possible pour le langage […] la gestuelle rythmique, la sérialité prosodique comme affectivisation maximale d’un discours » (2000, 15) Ainsi défini, le rythme peut être vu comme un mode de signification privilégié des textes à dominante lyrique, qu’ils soient en prose, en vers comptés ou en vers libres.
Cependant, entre la notion de rythme comme configuration du mouvant et sa nature comme organisation des marques dans le discours, il nous semble manquer des liens. Comment reconnaît-on cette configuration mouvante dans sa particularité, en l’absence des repères que fournit une métrique ou un principe de répétition ? Il semble qu’il faille penser la dimension sensible du déploiement discursif, dans sa concomitance avec sa dimension signifiante. Meschonnic refuse de traiter le rythme des textes dans cette perspective, d’abord pour éviter le retour à une psychologie de la perception, qui le ramène à des schémas formels, ensuite parce que le rythme organise selon lui une « sémantique sérielle » qui déborde ce que l’on peut percevoir : cette organisation, qui ressortit au texte, ne se confond pas avec une diction de ce dernier, elle peut donner lieu à plusieurs scansions.
Si nous suivons Meschonnic au sujet de la distinction entre organisation rythmique d’un texte et ses possibles réalisations vocales, il nous semble néanmoins important d’essayer de comprendre les propriétés du rythme en tant que « manière particulière de fluer », « telle qu’elle se présente aux yeux » (Benveniste) ou à notre réceptivité dans son ensemble, à la lecture ou à l’audition : par l’oreille externe ou interne, en rapport ou non avec une articulation sonore ou silencieuse, avec ou sans conscience claire. On peut supposer qu’il fait appel à l’esthésis, c’est-à-dire qu’il peut être reçu, à la fois par les sens, l’intelligence et l’affectivité, sans préjuger de ce qui sera appréhendé, ni qu’il sera forcément appréhendé. Pour qu’un « flux » se produise de manière spécifique, il doit comporter des éléments différenciateurs, comme les marques et les pauses, qui, elles, produisent une segmentation du continu discursif : des groupes et des intervalles. Pour qu’on puisse sentir la particularité du déploiement même, il faut envisager un processus de comparaison, de synthèse, entre des points qualifiés et pauses du flux et les divers 324niveaux de groupements qu’ils forment. Différenciation et comparaison ne sont pas isolées, elles font toutes deux appel aux contrastes et aux retours qui constituent les marques. Parmi les contrastes se trouvent évidemment les accents, dont la nature et le fonctionnement varient selon les langues. Appartiennent également aux marques contrastives les finales de vers et de segments graphiques – qui coïncideront ou non avec les fins de syntagmes –, ainsi que les contre-accents, succession d’accents dans des syllabes consécutives. De nombreuses formes de retours peuvent intervenir dans le rythme, comme les échos vocaliques et consonantiques, les répétitions lexicales, les « paradigmes rythmiques » (séquences ayant une configuration syllabique-accentuelle semblable) et, s’il y a lieu, les vers métriques.
La dynamique contrastive et comparative du rythme est inséparable de la formation du sens. Les retours produisent, hors de la linéarité de la chaîne signifiante, un fonctionnement associatif. Dans la linéarité, des relations, de ressemblance ou de contraste, s’établissent entre les différents types de groupements. Plusieurs paramètres permettent cette comparaison entre les groupes : longueur (nombre approximatif), configuration accentuelle, qualité suspensive ou conclusive du segment, etc. En même temps qu’il configure le déploiement de la signification, le rythme donne une forme particulière à notre conscience intime du temps*, produisant des mouvements de rétention et de protention entrelacés. Wilhelm von Humboldt évoquait à sa façon cette liaison entre temporalité et déploiement du discours lorsqu’il écrivait à Schiller que le langage agissait « essentiellement à la manière d’une musique dans laquelle les timbres passés et en attente interviennent dans le timbre présent ».
La description des marques proposée ici s’applique en premier lieu à l’organisation sensible et signifiante du rythme du discours, considéré hors de toute réalisation sonore : ce qui, évidemment, n’épuise pas le domaine du lyrique. Pour traiter des œuvres qui s’accomplissent dans la voix, comme la chanson*, le slam* et le rap*, il faudra prendre en compte le rythme musical qui, avec ses rapports de durée, est inassimilable à celui du langage. On pourrait alors comparer le rythme du texte avec ceux de la composition musicale et de la performance. De façon générale, Les productions multimédiales faisant par exemple appel, en plus du texte, de la voix et de la musique, à des dispositifs visuels ou chorégraphiques, impliquent une pluralité de rythmes de nature différente qui peuvent se succéder, se superposer, s’harmoniser ou se contredire : leur étude suppose alors une description des « manières de fluer » propres à chacun des déploiements dans leur fonctionnement spécifique.
► Benveniste É., « La notion de “rythme” dans son expression linguistique », dans Problèmes de linguistique générale, t. 1, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »), 1966, p. 327-335. Dessons G. & Meschonnic H., Traité du rythme : Des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998. Meschonnic H., Critique du rythme : Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.
→ Formes brèves ; Ponctuation ; Prose ; Verset ; Vers libre
Lucie Bourassa
- CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN: 978-2-406-15975-9
- EAN: 9782406159759
- ISSN: 2261-5938
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0301
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-21-2024
- Language: French