Foreword
- Publication type: Journal article
- Journal: Dialogues littéraires et philosophiques
2020 – 8 - Author: Lantonnet (Évelyne)
- Pages: 15 to 24
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: André Malraux, n° 15
Avant-propos
Bien que souvent occulté par l’importance accordée aux arts plastiques, l’intérêt de Malraux pour la littérature ne peut être relégué au second plan. Il se manifeste dès les premiers articles qu’il publie – « Des origines de la poésie cubiste » en 1920 – et culminera dans son dernier essai, L’Homme précaire et la littérature, paru en 1977. Cette cinquantaine d’années n’est pas seulement dévolue aux productions littéraires, auxquelles il s’est consacré – autobiographie, romans, essais –, mais durant ce demi-siècle, il cherche à élucider le phénomène de la création dans ses aspects même les plus contradictoires. Pour Henri Godard, l’acte d’écriture implique un engagement de tout l’être à la recherche d’une maîtrise : ce qui semblait le plus dispersé, le moins étayé s’inscrit dans une forme, non aléatoire, mais coordonnée. Ce qu’il appelle « l’autre face de la littérature1 » correspond à cette domination du destin, qui fait triompher la volonté de l’artiste à ordonner les figures du moi et du monde. L’enjeu réside donc dans une affirmation de l’homme face aux puissances qui l’écrasent.
Toutefois, Malraux ne se contente pas de composer des œuvres – ce qui est déjà considérable – il entend discourir sur les jeux de langage et de sens, tendant à la littérature comme un miroir d’elle-même. De même que Monsieur Teste approfondit sa saisie intellectuelle par le dispositif du redoublement – « Je me voyais me voir » –, Malraux inaugure son entrée en littérature par une activité critique, laquelle tout au long de sa vie lui permet de penser l’écriture, en la pratiquant. Cette duplication lui confère une distance qui aiguise ses points de vue et une ouverture sans précédent. Ses écrits se doublent d’un laboratoire de recherche qui l’incite à expérimenter et à remettre en question ce qui semblait être acquis. Cette dimension, en élargissant son champ de vision et de 16contestation, lui ouvre des perspectives et instruit la métamorphose. Ainsi pourrait-il être parlé d’une véritable théorie, au sens étymologique du terme – observation, contemplation – et non construction d’un système. Comme l’atteste Jean-Claude Larrat, la littérature est « l’objet d’une réflexion spécifique2 » ; l’acte d’écriture s’accompagne d’un regard sur lui porté, qui le légitime et l’interroge.
De ce fait, Malraux entretient avec la littérature des liens privilégiés : c’est d’elle qu’il vient ; c’est vers elle que tendent ses expérimentations. Ouverte et dynamique, la forme du dialogue convient à sa manière de penser. Comme Diderot, celui qui, dès son plus jeune âge, prônait : « Il faut penser par comparaison », voit sa pensée se subdiviser. S’il y a véritable affrontement chez le philosophe des Lumières, le processus d’engendrement de l’esprit semble chez Malraux tisser d’incessants allers et retours à la recherche de similitudes et différences, qui lui permettent de penser l’homme dans le monde. Mais alors que Diderot soutient les points de vue contradictoires, Malraux met à jour la métamorphose, qui modifie sans bannir.
D’abord familier des cercles de Max Jacob et d’André Salmon, le jeune Malraux ne tarde pas à se faire connaître en publiant dans la Revue « Action » une analyse critique de Lautréamont. Mis à part sa carrière de bibliophile et de collectionneur, qu’il poursuit autour de libraires, tel René-Louis Doyon, sa première formation littéraire s’approfondit à la NRF, où il entre sur recommandation de Marcel Arland. Entre 1923 et 1930, Malraux fournit 14 notes critiques, dialogue symbolique avec des auteurs que Malraux est désireux de faire connaître au public contemporain. Le principe en est simple : éviction de la biographie de l’auteur ; refus des analyses didactiques. Comme l’écrit Michel Halty3, ces notes constituent l’apogée d’une littérature qui se crée et se réfléchit dans le miroir de la critique. Avant d’écrire les premiers romans, qui lui apporteront le Prix Interallié, puis le Goncourt, Malraux réfléchit au “fait littéraire”, comme il parlera dans ses essais de “fait pictural”. Avant de concevoir, il médite sur l’acte de création. Il entre dans ce cheminement par l’intelligence et la lucidité, exigences plus proches d’un Valéry que d’un André Breton. 17Dans ce milieu foisonnant, il découvre des auteurs étrangers – Dostoïevski, David Herbert Lawrence, Faulkner – par le biais des traductions.
Au cours de ces années à la NRF, point un nouveau projet, que Malraux expose à Gide : constituer un tableau de la littérature française en proposant à des auteurs contemporains de présenter un auteur du passé. Malraux choisit Laclos, cette étude prendra place dans Le Triangle noir. Ce Tableau sera publié en 1939.
Dès 1931, Malraux quitte l’univers parcellaire des notes, en élaborant des textes plus substantiels. Pour la plupart, ces études deviendront des préfaces. C’est ainsi qu’admirateur de David Herbert Lawrence, il analyse dans L’Amant de Lady Chatterley les mécanismes de l’érotisme, tension présente chez bon nombre de ses héros, de Perken à Ferral. L’année où il reçoit le prix Goncourt, il examine la question de l’individualisme dans Sanctuaire de Faulkner. Puis, c’est l’ouvrage d’Andrée Viollis Indochine SOS, qui l’incite à méditer sur l’homme moderne. Commentant L’Imposture, il montre que Bernanos s’affranchit des normes classiques du récit en donnant la primeur, non aux personnages, mais aux conflits. Qu’il s’agisse des thèmes ou des modes de composition, ces regards jetés sur la littérature contemporaine l’aident à repérer la rupture des codes et les accents de la modernité.
Le dialogue avec les créateurs de son temps prend une forme plus personnelle, sans atteindre les strates de l’intimité, par l’intermédiaire de la lettre. Les extraits de correspondances, choisis par Jean-Yves Tadié et François de Saint-Cheron entre 1920 et 1976, donnent un aperçu de la qualité des destinataires – philosophes (Raymond Aron), écrivains (Louis Guilloux, André Gide), amis (Emmanuel Berl, Jean Grosjean) – et des liens qui les unissent. Entre gens de plume, les échanges portent souvent sur des remerciements à la réception d’articles ou d’ouvrages. À propos de La Condition humaine, Raymond Aron pose son diagnostic : « C’est un livre expressionniste, comme l’œuvre de Grünewald, comme Les Karamazoff4. » De même, Malraux porte une appréciation sur l’ensemble des publications de Gide, décrétant « le vrai livre, c’est le Journal entier », dans lequel il décèle « une saveur de l’intelligence5 ». 18Il est instructif de voir Malraux, sans décourager son correspondant, pointer du doigt les faiblesses de Dossier confidentiel, que lui a soumis Louis Guilloux : il cible ce qui lui semble trop traditionnel et incite son interlocuteur à prendre confiance, à oser. Suivant une exigence bien malrucienne, il voit dans cette pratique « un élément de conquête des moyens qui vous permettront de vous traduire vous-même6 ».
Ces dialogues ébauchés avec des créateurs aussi différents que Roger Martin du Gard ou Roger Nimier permettent d’entrevoir la place, non plus de la faculté créatrice, mais de la faculté critique que Malraux exerce sur ses propres œuvres. Ce qui l’intéresse, c’est de déceler comment on devient artiste. À la réception de L’École des femmes, il évoquait auprès de Gide « le métier d’accoucheur des vérités interdites7 », n’est-il pas lui-même “l’accoucheur des vérités cachées” ?
Il est une autre manière pour André Malraux d’entrer en dialogue avec ses contemporains : commenter l’exploration de son œuvre qu’a pu mener un critique sagace, comme Gaëtan Picon. Quand celui-ci s’apprête à publier son Malraux au Seuil dans la collection « Écrivains de toujours », Malraux ajoute 45 annotations de sa plume, écrites dans le contexte des Voix du silence et du Musée imaginaire de la sculpture mondiale. Il intervient dans cette étude soit en apportant des précisions, soit en développant certains points de vue.
La concentration de la pensée s’exerce dans différents domaines : politiques, littéraires, esthétiques. Il adopte une position sans ambiguïté sur le concept marxiste de “lutte des classes”, qu’il refuse de considérer comme « clef de l’histoire8 », ce qui coupe court aux exégèses de ses premiers romans, dans lesquelles il était fréquent d’assimiler Malraux et quelques-uns de ses héros révolutionnaires. Les jugements d’ordre littéraire éclairent à a fois l’écrivain dont il est parlé – Dostoïevski, Thomas Edward Lawrence – et les interrogations personnelles de Malraux : questionnement métaphysique du romancier russe, jeu entre l’obsession et la délivrance chez l’aventurier anglais, auquel il consacrera Le Démon de l’absolu. En outre, Malraux aborde des réflexions qu’il approfondira dans des préfaces ou dans L’Homme précaire et la littérature, telle la vocation du roman moderne ou la force suggestive de la musique par rapport à 19la littérature, où il est possible de discerner quelque réminiscence de Nietzsche. Quant aux débats sur l’art, ils préfigurent les derniers essais, éclairant les notions de “présence” et de “métamorphose”, qui deviendront les bases de l’esthétique malrucienne.
L’intervention peut être plus nourrie quand Malraux choisit de définir un concept, comme celui d’“aventure”. Il n’est pas inintéressant de voir quel regard jettent sur cette notion le lecteur de Conrad, le romancier de La Voie royale, 25 ans plus tard, alors qu’il avait tenté de répondre aux attentes proférées au sein de la NRF dès 1913. Instructif aussi de voir comment Malraux, à partir d’un exemple personnel – importance de l’Alsace dans son parcours, des Noyers de l’Altenburg à la Brigade Alsace-Lorraine –, s’engage dans un débat qui lui tient à cœur : les rapports entre l’œuvre et la vie. Cependant, la plupart de ses commentaires portent sur le genre romanesque, réflexion riche dans la mesure où elle prend place au sortir de l’écriture de fiction – Non9 – et avant la tension théorique de l’essai posthume. Le roman est ici appréhendé comme un dispositif d’action sur le lecteur, ce que Malraux a bien décelé chez Laclos. Parmi les moyens, dont dispose le romancier, l’accent est mis sur le personnage. D’une part, Malraux, grand lecteur de Sophocle, souligne l’importance de nouer le drame autour du personnage, dans le roman comme au théâtre, d’autre part, réfutant l’ambition balzacienne de « faire concurrence à l’état civil », il souhaite se détacher de la réalité, fondant par exemple l’autonomie du personnage sur le lexique.
Dialogue donc avec Gaëtan Picon, qui recourt rarement à la contradiction, mais plutôt complète sa pensée, lui apporte de nouvelles perspectives. Ce dialogue se révèle fécond et doté d’un certain naturel. Il préfigure les prises de position exprimées dans Néocritique.
Outre ces manières différentes de dialoguer avec les écrivains de son temps, comment oublier toutes les interventions orales, qui ont jalonné la carrière de Malraux, aussi bien en tant qu’homme politique, défenseur de la culture ou amateur d’art ? La notice « Entretiens10 », rédigée par Claude Travi dans le Dictionnaire André Malraux témoigne de la diversité et de la richesse de ses interventions.
20Parmi les nombreux entretiens accordés à des journalistes de renom, ceux qu’il accorde à Frédéric Grover couvrent une quinzaine d’années entre 1959 et 1975, période décisive pour comprendre “le dernier Malraux” : ce dernier est “ministre chez De Gaulle”, puis dès 1969, quitte les sphères du pouvoir. C’est aussi le temps de l’exploration autobiographique, à travers les expériences du Miroir des limbes ; c’est enfin l’élaboration de la somme esthétique, que représente La Métamorphose des dieux. Comme Chateaubriand, Malraux se place au carrefour de l’histoire personnelle et de l’Histoire collective. Avec son interlocuteur, il revient sur une personnalité assez mal connue du grand public, comme Jean Paulhan, qui, dixit Malraux, « était la Résistance11 », mais aussi sur des cas plus litigieux sur le plan idéologique, tels Barrès, Drieu la Rochelle ou Céline.
Les deux hommes débattent de la manière de conduire une biographie, Grover étant désireux de raconter la vie de Paulhan. En 1971, Malraux a déjà expérimenté les difficultés du genre, lorsqu’il a tenté de retracer l’épopée de Lawrence. Les deux interlocuteurs sont fascinés par Paulhan, Grover lui concédant un rôle décisif dans l’orientation des Lettres françaises (70), Malraux voyant en lui « le plus grand critique (j’entends un critique découvreur) du siècle » (82). Les méthodes évoquées pour constituer cette biographie sont soit d’ordre général – recourir au contexte –, soit spécifiques – dépouiller la correspondance. Une autre stratégie consiste à investiguer l’œuvre. Enfin, pourquoi ne pas répertorier les différentes activités du maître : secrétaire de Jacques Rivière, académicien, découvreur de talents ? Cet entretien est moins dédié à une personnalité qu’à un problème littéraire.
L’entretien sur Barrès date de 1968, période où la remise en question des usages et des croyances fertilise les imaginations. Sur les positionnements politiques et idéologiques, les deux critiques mettent en exergue le caractère “accidentel“de son nationalisme. Barrès ayant huit ans en 1870, il a “opté” pour la Lorraine, mais ce sont bien les circonstances historiques, qui ont fondé son particularisme. Malraux ne peut s’empêcher d’y voir une marque de l’aléatoire. Dans cet entretien, ces choix sont peu évoqués. Une formule péremptoire résume bien le jugement porté : « Il était caporal en politique alors que dans le domaine de la littérature, il était général. » (45) Général à plus d’un titre. Pour la génération qui 21naît avec le nouveau siècle à l’instar de Malraux, Barrès est un maître : « C’était le plus grand écrivain. » (43) Il domine la critique : si Gide préside à la NRF, Barrès détient La Revue des deux mondes. Malraux signale aussi son activité de journaliste. Barrès conquiert l’univers romanesque avec La Colline inspirée, puis devient célèbre grâce au Jardin sur l’Oronte. Malraux dégage les sources de son admiration, en rendant hommage au « styliste » et au « voyageur », double éloge qui conviendrait fort bien à l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Malraux cependant semble déçu dans la mesure où malgré l’exaltation de ses idées d’essence patriotique, Barrès ne s’est jamais engagé, dans la mesure où il demeure comme empêché par lui-même : cette problématique intrinsèque de l’échec est peut-être ce qui en ferait un anti-Malraux, ou plus exactement ce que Malraux ne voudrait pas être.
Drieu, Céline : deux écrivains controversés à cause de leurs position idéologique et politique. L’entretien sur Drieu, daté de 1959, est le plus ancien du recueil ; il coïncide avec le début des années de Gaulle. À l’inverse de Barrès, Malraux voit en sa trajectoire « une vie réussie » : il va même jusqu’à qualifier Drieu « un des êtres les plus nobles que j’aie rencontrés » (28). Cette considération est réciproque, Drieu notant dans son Journal à propos de Malraux : « C’est la plus forte nature d’homme que j’aie rencontré. » (33) Outre cet hommage au courage, se discerne entre les deux hommes un vif intérêt pour l’écriture. Dès leur parution, Drieu commente les romans de Malraux des Conquérants à La Condition humaine. Comme pour Barrès, Malraux est sensible à la qualité de l’écriture : « C’est un magnifique écrivain, un styliste de premier ordre. » (25) S’il détecte chez lui une propension à se mésestimer, il ne souscrit pas à un tel jugement ; en 1963, il rassemble les écrits de Drieu ayant trait à la critique littéraire.
Contemporain de La Tête d’obsidienne, le dernier entretien porte sur Céline. Il est dominé par la notion de métamorphose. Afin de cerner les mutations de Céline, Malraux propose de comparer des photos de l’écrivain, Malraux voudrait juxtaposer des clichés entre Voyage et Normance : « On voit bien la transformation d’un masque » avec d’un côté « un type costaud, un côté sympathique extrêmement sain », de l’autre, « un masque du diable » (89). Ce thème du changement est corroboré par Grover, qui propose de rassembler la correspondance dévolue à deux ou trois destinataires. Cette pluralité des visages et des masques donne lieu à une véritable exploration (extrapolation), qui conduit les deux hommes à s’interroger sur 22l’antisémitisme. Au cœur du problème, Malraux décèle « une névrose », qu’il apparente à une crise. Grover, qui se place en arbitre, estime que face au tragique et au non-sens, Malraux parie pour le courage et la fraternité, Céline est marqué par l’effroi et la solitude. Alors que le premier est appelé par une exigence métaphysique, le second se débat dans le hic et nunc. Parmi les œuvres de Céline, Voyage au bout de la nuit, qui a reçu le prix Goncourt un an avant La Condition humaine, est le plus souvent cité ; sa verve, que les deux critiques ont l’intelligence de ne pas assimiler au langage parlé, est appréciée. Malraux y voit des liens possibles avec la faconde de Diderot. À la différence du reste de l’œuvre, le Voyage, fondé sur une expérience authentique, hanté par des doubles de Céline, arc-bouté contre la sentimentalité est devenu une fiction attractive.
Ces entretiens éclairent des personnalités marquantes du premier quart du vingtième siècle. À part le cas Céline, les interlocuteurs s’intéressent peu au débat idéologique. Malraux se focalise plus volontiers sur des sujets littéraires : Comment concevoir une biographie ? Comment pratiquer la critique des œuvres ? Comment trouver une langue qui ne soit pas plate copie de la réalité tout en donnant l’illusion du naturel ? La discussion éclaire les choix, parfois les forces ou les limites des autres scripteurs ; elle permet à Malraux de mettre à plat quelques problèmes, auxquels il s’est heurté. Éclairage extra et introverti.
À cette grande diversité de dialogues, à mi-chemin entre l’écriture et l’oralité, il conviendrait d’ajouter deux expériences filmiques, qui dévoilent au public les facultés d’improvisation d’André Malraux, l’agilité de cet esprit qu’accompagne une mémoire indéfectible. Le premier tournage intitulé Les Métamorphoses du regard12 est dû à Clovis Prévost : les trois premiers films, auxquels ont participé Pierre Dumayet et Walter Langlois, suivent la démonstration de La Métamorphose des dieux, tandis que le quatrième, animé par André Parrot, revient sur les concepts fondamentaux de l’esthétique malrucienne. Le second, réalisé par Jean-Marie Drot, le Journal de voyage avec André Malraux13 met en lumière les relations de Malraux avec certaines villes d’art, certains artistes ou encore quelques pays, qui ont joué un rôle déterminant dans sa vie. Ces entretiens tournés 23entre 1975 et 1976 à Verrières-le-Buisson constituent aux dires du réalisateur comme « un testament philosophique et spirituel ».
Si le dialogue socratique cherchait par la maïeutique à révéler la vérité enfouie dans chaque homme, Malraux adopte plusieurs points de vue, qui peuvent apparaître légitimes. Il met à jour la relativité des considérations humaines.
Ce numéro 15 de La Revue des lettres modernes, intitulé Dialogues littéraires et philosophiques, présente un double visage, comme était Januarius.
Dans un premier temps, j’ai proposé aux contributeurs susceptibles d’être intéressés, une réflexion sur l’oralité chez Malraux, pensant que si le domaine de l’image avait été depuis longtemps exploré, celui du son l’avait moins été. La formulation initiale « Des paroles du monde à un monde de la parole » n’a pas rencontré beaucoup d’échos. Vous trouverez au début du recueil les premières strates de ce projet : l’ouverture sous les auspices de la Grèce que nous offre Konstantina Pliaka et l’analyse de Marie Geffray mettant en évidence le rôle fondateur et altruiste de Malraux « porte-parole » au sens strict du terme. À leur suite, la démonstration que conduit Jean-Pierre Zarader est d’un autre ordre : il se focalise sur ce passage entre les paroles du monde et le monde de la parole, en refusant de se précipiter sur la notion de métamorphose et interroge les écrits sur l’art pour en dégager les enjeux. Ces propositions légitimes et intéressantes ne suffisaient pas à constituer un numéro de revue.
En composant mon article « À la recherche de la voix juste », à partir du traumatisme originel que subit Kyo, il m’est apparu que pour répondre au deuil de la voix, deux chemins s’ouvrent devant l’écrivain : celui des faussaires – Clappique, Lautréamont – et celui, ardu et plus authentique, de l’artiste qui conquiert sa voix : Flaubert.
Dès lors s’est imposée à moi l’idée de dialogue et il a été possible de proposer à tous comme seconde perspective d’investigation : « les dialogues littéraires et philosophiques ».
Sous le signe du dialogisme, quels liens se tissent entre Malraux et ses interlocuteurs, qu’ils appartiennent à une tradition de pensée ou soient directement ses contemporains ?
Si Marie Geffray se met à l’écoute de la pensée antique, si Derek Allan reprend les feintes chères aux libertins des Liaisons dangereuses, 24Peter Tame s’attache aux relations entre Malraux et Barrès, Myriam Sunnen à celles qui transparaissent entre Malraux et Spengler.
Fidèles au dogme malrucien d’une critique comparatiste, Sophie Doudet nous convie à une mise en miroir des Conquérants et du Bouddha vivant de Paul Morand, Sylvie Howlett se propose d’éclairer les liens entre Malraux et Waltenberg de Hédi Kaddour.
Concernant les études, elles sont de divers ordres. Tout d’abord, un discours de Malraux prononcé en 1936 : « L’Art et les masses », qui nous a été transmis par Jacques Chanussot. Ensuite, de la part d’Eugène Kouchkine une réflexion très documentée sur Malraux et la Russie. Jonathan Barkate, quant à lui, nous dévoile un aperçu de sa thèse consacrée à l’écriture de l’Histoire chez Malraux. Que tous soient vivement remerciés d’avoir proposé ces documents et analyses à la curiosité du public.
De 2016 à 2018, nombreux ont été les comptes rendus de diverses publications qui prouvent, s’il en était besoin, que notre auteur suscite encore questionnements et passions. Vous pourrez en prendre connaissance et – pourquoi pas ? – engager de féconds dialogues avec d’autres chercheurs.
Thierry Poulain a vérifié le respect des normes typographiques et assuré la mise en pages de l’ensemble du recueil, travail ardu, dans lequel il a montré beaucoup de patience et de rigueur. Saluons cette précieuse assistance.
Afin que cette revue continue de s’inscrire dans le mouvement du siècle, il serait souhaitable qu’elle se diversifie, tant par la pluralité des approches critiques que par le croisement des langues et des cultures, vœu perpétuellement réaffirmé par André Malraux.
Pour toute proposition de participation au numéro 16 de La Revue des lettres modernes, vous pouvez adresser un mail à l’adresse suivante : evelyne.lantonnet@laposte.net
Évelyne Lantonnet
1 Henri Godard, L’Autre face de la littérature, NRF, Gallimard, 1990, voir en particulier le dernier chapitre.
2 Jean-Claude Larrat, Malraux, théoricien de la littérature, PUF, coll. « Écrivains », 1996, p. 316.
3 Michel Halty, « Les notes du jeune Malraux à la NRF », in Revue « Présence d’André Malraux » no 3, 2003, p. 40.
4 Lettre de Raymond Aron du 25/12/1933, in André Malraux, Lettres choisies (1920-1976), Gallimard, NRF, 2012, p. 108.
5 Lettre à André Gide de 1950, ibid. p. 212.
6 Lettre à Louis Guilloux du 30/1/1930, ibid. p. 81.
7 Lettre à André Gide de 1929, ibid. p. 78-79.
8 Gaëtan Picon, Malraux, Seuil, « Écrivains de toujours », 1953, Note 34, p. 95.
9 Le lecteur pourra se reporter avec profit à l’étude de Jean-Louis Jeannelle, Résistance du roman Genèse de « Non » d’André Malraux, CNRS éditions, 2013.
10 Claude Travi, « Entretiens », in Dictionnaire André Malraux, sous la direction de Jean-Claude Larrat, Classiques Garnier, coll. « Classiques Garnier » 2015, p. 388-391.
11 Frédéric J. Grover, Six Entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps, Gallimard, coll. « Idées », 1978, p. 61.
12 Clovis Prévost, Les Métamorphoses du regard, Galerie Maeght, 1973.
13 Cette série, sous-titrée « À la recherche des arts du monde entier », comporte treize présentations réparties en deux coffrets, Doriane films, 1976.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11014-9
- EAN: 9782406110149
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11014-9.p.0015
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-19-2020
- Periodicity: Monthly
- Language: French