[Introduction à la troisième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dérèglement et Politique des corps au Moyen Âge. Les corps désordonnés
- Pages : 171 à 172
- Collection : POLEN - Pouvoirs, lettres, normes, n° 33
La première innovation que l’on rencontre avec les auteurs du xiiie siècle est l’apparition d’un raisonnement philosophique sur le dérèglement. Les notions de volonté, de péché, de grâce, les relations entre la raison, le corps et les sens étaient déjà l’objet de réflexions poussées chez les auteurs chrétiens précédents mais désormais elles sont mobilisées dans des ensembles où le raisonnement a acquis une autonomie vis-à-vis de la pensée théologique, même si chez les philosophes la manipulation de ces notions voisine avec des commentaires qui se situent plus nettement dans l’esprit des gloses. Les termes clés sont : affect, désir, volonté, raison, corps, tous ces termes étant articulés les uns aux autres.
L’autre innovation est l’intrusion de caractères physiologiques. Elle part de la condamnation ancienne (depuis saint Augustin), et toujours renouvelée, de l’amour de soi parce qu’il est un amour déréglé identifié au désir sensuel. Le désir est une préoccupation qui plus que jamais donne lieu à des développements neufs. La description physiologique du cerveau n’est pas exclue des spéculations, à l’instar, comme nous l’avons vu, de la prise en compte de la nature physique des choses, des êtres et des animaux. La séduction par la vue fait l’objet des plus vives inquiétudes au point d’associer la danse à l’impiété et à l’apostasie : si la condamnation de cette activité sociale est ancienne, ce serait aller trop vite en besogne que de n’y voir qu’une réitération usuelle, voire formelle. L’impression qui prévaut est au contraire celle d’une inquiétude plus vive, dont on se doute qu’elle ne repose pas seulement sur des fantasmes de clercs.
Les ramifications de la pensée économique qui se développe chez les frères mineurs entrent également en résonance avec l’apostat au sens où celui-ci contribue à miner l’amitié et la fidélité qui doivent prévaloir dans les échanges marchands. Plus classique enfin, mais bien en phase avec l’époque, est la malédiction dont les savants sont la cible car ils sont supposés propager l’erreur, et dont la curiosité est facteur de désordre. Les mentions de l’apostat et de l’apostasie sont rarement très développées dans la production intellectuelle des maîtres, mais le fait qu’elles ne soient pas éludées et qu’elles soient chargées de sens nouveaux ou incluses dans des raisonnements originaux dit qu’à défaut 172d’avoir une richesse absolue, la notion revêt une plasticité telle qu’elle ne tombe pas en désuétude, loin s’en faut, pas plus qu’elle ne figure à titre uniquement antiquaire.
J’évoquerai dans les pages qui suivent, en premier lieu l’exégèse biblique au xiiie siècle, ensuite les productions des principaux auteurs principalement dans l’ordre chronologique de leur apparition, d’Alexandre de Halès à John Wyclif. Toutefois la priorité sera plusieurs fois accordée à des thèmes qui appelleront des comparaisons immédiates entre les penseurs ; un intermède sera également consacré à l’Église médiévale vis-à-vis de la danse, dans la mesure où au moins un auteur du xiiie siècle, Albert le Grand, y invite.