[Introduction à la première partie]
- Prix Hélène et Victor Barbour 2020 de l’université de Genève
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Décolonisation, fédéralisme et poésie chez Léopold Sédar Senghor
- Pages : 55 à 57
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 108
Dans « Les littératures africaines sont-elles en mal de spécialistes ? », Xavier Garnier soutient que le manque de spécialistes en littératures africaines est la conséquence de la déshistoricisation du continent africain. Il propose alors de s’inspirer de la démarche de Georges Balandier pour « réfléchir au type de contact qu’un texte littéraire entretient avec son contexte historique1 ». J’ai suivi cette recommandation. Garnier fait ici référence à l’article de Balandier, « La situation coloniale : approche théorique2 », article publié en 1951 dans les Cahiers internationaux de sociologie et repris en 1955 dans Sociologie actuelle de l’Afrique noire. Cet article a été remis à l’honneur dans les années 1990 par l’historien Frederick Cooper et l’anthropologue Ann Stoler dans l’ouvrage collectif Tensions of Empire. Colonial Culture in a Bourgeois World dont ils sont les éditeurs3. Prenant appui sur ce texte, ces derniers ont trouvé une nouvelle voie d’approche pour étudier l’objet « colonial », une approche socio-historique qu’ils défendent contre l’histoire coloniale classique éprise de positivisme et contre les théorisations décontextualisantes des Postcolonial Studies4. Emmanuelle Saada (2001, p. 5-7), dans l’introduction au numéro Georges Balandier lecture et relecture des Cahiers Internationaux de Sociologie, précise que la relecture de l’article de Balandier a alimenté « [l]es nouvelles réflexions sur la situation coloniale » au sein des « nouvelles études coloniales » qui émergent dans les années 1990. À la publication de son article, Balandier était un des premiers à s’attaquer à l’anthropologie de son temps. En effet, il critique sa propre discipline pour n’avoir pas su prendre en considération le fait que la colonisation est créatrice de situations 56particulières et dénonce la posture anhistorique qui la caractérise. Au lieu d’abstraire les peuples étudiés du contexte social et historique immédiat dans lequel ils se trouvent, Balandier innove en se penchant sur une unité d’analyse plus large que le groupe ethnique, qu’il nomme la « situation coloniale ». Approchant cette notion du concept de « conjoncture sociale particulière » de Georges Gurvitch et du « phénomène social total » de Marcel Mauss, il propose d’analyser cette « situation » à la fois dans son ensemble et en tant que système (Balandier, 1951, p. 76-77). Dans son commentaire de l’article de Balandier, Isabelle Merle identifie les trois principes qui, dans la perspective de ce dernier, structurent le système colonial. Le premier, pour Balandier, est la « race » : « La situation coloniale recouvre une société dominée par une minorité agissante qui organise une hiérarchie des “groupes” sur le principe fondamental de la “race” ». Merle remarque toutefois que « Balandier voit dans la race un élément structurant essentiel puisqu’il s’appuie sur l’exemple de l’Afrique du Sud et plus largement les exemples de sociétés fortement marquées par la racialisation des rapports sociaux et l’existence de ce qu’on appelle la Colour Line ou Colour Bar qui trouve une réalité pratique dans les politiques publiques de ségrégation » (Merle, 2013, p. 225). Il s’agira de se demander si la situation est la même dans les colonies françaises. Le second critère de hiérarchisation des groupes dans les colonies est l’« état de civilisation ». Merle relève que, selon Balandier, « [l]a hiérarchisation à l’œuvre dans la situation coloniale repose aussi sur la civilisation selon la lecture évolutionniste classique : “Le primitif et le civilisé, le païen et le chrétien, les civilisations techniques et les civilisations ‘arriérées’”5 » (ibid., p. 226). Le troisième principe structurant le système est la nationalité. Merle le loue Balandier pour avoir pressenti qu’il est nécessaire d’être attentif aux nuances des hiérarchies coloniales dans la « situation coloniale », mais elle avance qu’il a manqué de perspicacité sur ce point. Elle explique, en effet, que « [d]ans l’empire français, c’est moins la nationalité qui ordonne les groupes que le clivage fondamental entre “citoyens” et “sujets”, auquel s’ajoute pour ces derniers la possibilité d’appliquer un régime d’exception : le régime de l’indigénat » (ibid., p. 227).
Dans le premier chapitre, je reviens sur une hypothèse qui oriente la compréhension de la négritude depuis la publication de Les écrivains noirs 57de langue française : naissance d’une littérature de Lilyan Kesteloot. Par la lecture des textes de Senghor, il s’agit de mettre en question la thèse selon laquelle elle est une idéologie qui a animé l’indépendantisme africain. Les chapitres deux et trois sont une présentation de la « situation coloniale » dans laquelle il a mené sa carrière de poète et d’homme politique. Dans le chapitre deux, je montre que la France, jusqu’aux indépendances, était un État plurinational et inégalitaire. Partant, la France sur laquelle Senghor portait ses réflexions comprenait la métropole et les colonies. Elle est la même que celle des « humanistes coloniaux » que je présente, hommes qui réformèrent profondément la politique coloniale de l’entre-deux-guerres et cherchaient à trouver une solution au problème de l’incompatibilité des principes républicains avec la pratique de l’autoritarisme dans les colonies. Le chapitre trois met l’accent sur le droit colonial et le statut juridique des ressortissants français. La présentation de cet horizon juridique permet de mettre en exergue l’interaction entre les trois principes structurants de la « situation coloniale ». Relevant le fait qu’il n’existait pas de Colour Line dans le Second empire colonial français et que la ségrégation française entre Français optimo jure et Français munito jure reposait sur le droit privé auquel le ressortissant est soumis, il s’agira de comprendre comment les juristes du droit colonial configuraient la relation entre la « race », l’« état de civilisation » et la « coutume ».
En somme, pour échapper au Senghor des études « francophones », je montre qu’il imagine un autre avenir pour l’Afrique française que les indépendances ; je rappelle que l’Outre-mer fait partie intégrante de la République dans laquelle il mène sa carrière ; je présente la ségrégation mise en œuvre par le droit et propose de comprendre son utilisation de la notion de « race » et de la catégorie « Français » à l’aune de cet horizon juridique. Cette présentation non exhaustive de la « situation coloniale » au sein de laquelle Senghor réfléchit et écrit permettra une meilleure compréhension de ses textes et poèmes, qui seront commentés dans la partie II et III de ce travail. Il m’importe avant tout de présenter le contexte dans lequel naît son projet de décolonisation de la France par sa fédéralisation, afin de montrer que la République Fédérale Française qu’il imaginait n’était pas un projet utopique, mais une solution possible de ce qu’il a nommé le « problème de la colonisation » (Senghor, 1964, p. 39) dans son essai Vues sur l’Afrique noire, ou assimiler, non être assimilés.
1 Garnier, Xavier, « Les littératures africaines sont-elles en mal de spécialistes ? », communication au colloque Littéraires : de quoi sommes-nous les spécialistes ?, organisé par le groupe Transitions, les 25-28 juin 2014, à l’université de la Sorbonne nouvelle – Paris 3 », https://www.academia.edu/38509518/Les_littératures_africaines_sont-elles_en_mal_de_spécialistes (consulté le 13/03/2019).
2 Cf. Balandier, Georges, « La situation coloniale : approche théorique. », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 11, 1951, p. 44-79.
3 Cf. Cooper, Frederick, Stoler, Ann (éd.), Tensions of Empire. Colonial Culture in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997.
4 Cf. Merle, Isabelle, « “La situation coloniale” chez Georges Balandier. Relecture historienne », Monde(s), vol. 4, no 2, 2013, p. 211-232.
5 Elle cite le cite ici dans Balandier, Georges, « La notion de “situation coloniale” », Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Paris, Presses Universitaires de France, 1963, p. 22.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12834-2
- EAN : 9782406128342
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12834-2.p.0055
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/05/2022
- Langue : Français