Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: De Shylock à Cinoc. Essai sur les judaïsmes apocryphes
- Pages: 9 to 13
- Collection: Comparative Perspectives, n° 65
- Series: Modernités et avant-gardes, n° 11
Avant-propos
Cet essai ne se veut pas une étude de plus sur l’image du Juif en littérature. Il se compose de trois moments, dotés chacun de sa logique propre, placés toutefois dans un horizon commun : l’exploration des métamorphoses et anamorphoses de la question juive dans une Europe chrétienne et postchrétienne.
Entendons par « question juive » celle que pose le fait juif à la conscience et à la culture européennes, dans sa dimension tant symbolique qu’historique. Notre travail repose sur l’hypothèse que la littérature, autant que la théologie et la politique, a contribué à relancer et enrichir cette interrogation.
La première partie consistera à parcourir un peu plus de trois siècles, à travers la lecture de trois œuvres majeures : Le Marchand de Venise de Shakespeare (1596), Nathan le Sage de Lessing (1779) et Ulysse (1922) de Joyce. Pourquoi ces œuvres plutôt que d’autres ? Pourquoi Shylock, Nathan et Léopold Bloom parmi un personnel romanesque et dramatique innombrable – la Rébecca de Walter Scott, le Daniel Deronda de George Eliot, le Gobseck de Balzac, le Swann de Proust ? Au-delà de cette part incompressible de subjectivité que comporte toute sélection, au-delà même des liens démontrés entre l’œuvre de Shakespeare et les deux autres – Nathan le Sage est, dans une large mesure, une réponse au Marchand de Venise, que Joyce cite d’abondance – ces œuvres ont ceci de commun que, encore arrimées à la théologie, elles tentent de s’en affranchir pour appréhender en termes profanes une seule et même question : que faire du « Juif charnel », autrement dit de cette part du peuple juif non résorbée dans l’Église et restée « en souffrance » dans la construction séculière des sociétés modernes ? La notion d’Israël « selon la chair », empruntée à saint Paul (Épitre aux Romains, IX-13), et de manière générale la présence, implicite ou explicite, de la théologie paulinienne dans l’appréhension de la question juive en Europe, seront ici des repères cardinaux.
10Le Marchand de Venise, Nathan le Sage, Ulysse, conçues sur fond d’une chrétienté en crise, sont autant de tentatives de réponses à la question posée par la présence juive en Europe. Les trois auteurs travaillent à partir d’une perspective délimitée par le christianisme, dont ils s’attachent à renouveler les enjeux. « Juif charnel » doit s’entendre ici dans tous les sens : le sens paulinien – le Juif ethnique issu de la souche d’Abraham – mais aussi le Juif « en chair et en os », à qui la littérature donne un corps. La pièce de Shakespeare, en ce sens, se situe à un point nodal de l’imaginaire européen, en ce que, composite, elle s’édifie sur un mur porteur expressément chrétien – théologie des Pères de l’Église et antijudaïsme populaire – pour y inscrire une problématique éminemment séculière, en ouvrant une réflexion sur les mécanismes de la violence sociale et la possibilité d’une morale postchrétienne. Cette sortie du christianisme, c’est ce que poursuit la pièce de Lessing en faisant exister, dans une Jérusalem de composition, le sage Nathan, ce riche paria à qui il revient de formuler les conditions philosophiques d’un dépassement cosmopolitique des exclusivismes religieux – au risque, sans doute, d’une sublimation du corps juif, de celles qui font passer de la finitude humaine à l’éther des idéaux. Le Juif « selon la chair » recouvre pleinement son corps dans le Léopold Bloom de Joyce, au prix d’une audace copernicienne, ou d’un coup de force théologico-politique qui place ce citoyen de hasard au centre de Dublin, c’est-à-dire de l’Europe : la judéité en déshérence de Bloom, à égale distance des mythes identitaires et de la généralité allégorique, récupère toute sa force questionnante.
Cet Israël « selon la chair » de Shakespeare, Lessing et Joyce, était ce corps étranger, ce peuple dont l’histoire du Salut ou la marche du Progrès auraient dû précipiter l’extinction – et auquel il fallait bien, pourtant, donner une place dès lors qu’il avait inexplicablement persévéré. Que la perspective soit chrétienne ou, pour le dire rapidement, progressiste, le rôle du peuple juif avait historiquement pris fin à partir du moment où s’était accompli son legs prophétique ou achevée sa mission de « passeur ». C’est précisément de ce legs qu’il sera question dans la deuxième partie de cet essai, dans l’étude d’une notion aujourd’hui invoquée de manière si pavlovienne qu’on pourrait la croire très ancienne : celle d’une civilisation « judéo-chrétienne ». Or c’est dans les années trente, autrement dit en miroir inversé de la vision du monde national-socialiste, que cette notion se construit – significativement à un moment où 11l’incompatibilité entre le programme hitlérien et la doctrine de l’Église ne peut plus guère faire de doute, au point qu’en 1938, Pie XI jugera urgent de proclamer que « par le Christ, et dans le Christ, nous sommes de la descendance spirituelle d’Abraham. […] Nous sommes spirituellement des Sémites1 ». Quelle est part exacte de l’héritage judaïque dans la culture européenne, et quel est le lien entre le peuple de la Bible et les Juifs du présent ? C’est ce que certains intellectuels tentent justement de réévaluer dans la tourmente de la guerre.
Tel est le sens en tout cas du projet d’Armin Robinson, lecteur d’Hermann Rauschning, lorsqu’il entreprend, en 1942, de mobiliser dix écrivains antinazis sur la base d’une défense et illustration du Décalogue. Qu’Adolf Hitler se soit vanté, selon Rauschning, de mettre fin à la « malédiction du mont Sinaï », conduit à lire tout le projet nazi comme la guerre métaphysique du néopaganisme contre le « code moral » de l’humanité. Occasion pour des écrivains de renom de proclamer l’actualité brûlante des Tables de la Loi et de réhabiliter l’œuvre éthique ou spirituelle du peuple juif persécuté. Pari gagné ? À première vue, peut-être. Mais à celui qui découvre, soixante ans après sa publication, ce singulier recueil de nouvelles, ce sont peut-être tout autant les zones d’ombre, les angles morts, les détours casuistiques ou les contorsions exégétiques qui apparaissent : car seule la sainte alliance face à la barbarie hitlérienne pouvait masquer, pour un temps, les lignes de faille qui traversent la modernité européenne et les à-peu-près sur lesquels se construit cet œcuménisme laïque. Les contributions de Louis Bromfield, Sigrid Undset, Bruno Frank, mais surtout de Thomas Mann ne se plient que malaisément au cahier des charges d’une littérature apologétique et militante. Dans le sillage de Rauschning, les textes de George Steiner ou d’Albert Cohen – le premier, dans sa fiction polémique sur la survie d’Adolf Hitler, le second à travers les infléchissements idéologiques de son engagement sioniste – permettront de prendre la mesure de ce « grand jeu » qui déplace constamment les frontières de l’héritage biblique. L’expérience du nazisme a définitivement transformé notre regard sur la « loi de Moïse ».
Que de grands écrivains s’interrogent sur l’énigme de l’existence juive en Europe (« Avatars du Juif charnel ») ou qu’ils reviennent, à l’heure du nazisme et de l’extermination, sur le sens de la Loi biblique 12(« l’invention du judéo-christianisme »), le judaïsme demeurait un objet d’enquête anthropologique plus qu’un tourment subjectif. La perspective change dans notre troisième et dernière partie. Il y sera traité de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’identité » juive – en oubliant trop souvent que, comme Levinas a su le comprendre, « s’interroger sur son identité, c’est déjà l’avoir perdue ». Il est vrai qu’il ajoutait aussitôt : « Mais c’est encore s’y tenir, sans quoi on éviterait l’interrogatoire. Entre ce déjà et cet encore, se dessine la limite, tendue comme une corde raide sur laquelle s’aventure et se risque le judaïsme des juifs occidentaux2 ».
« Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le, afin de le posséder3 » déclarait le Faust de Goethe. Mais que faire quand cet héritage n’a pas été transmis ? S’en détourner ? En entretenir la nostalgie ? Le réinventer, peut-être ? Les cinq auteurs étudiés sont tous, à un titre ou à un autre, exilés du judaïsme – les uns orphelins, les autres enfants prodigues. Sur fond d’une déjudaïsation aux multiples causes –épuisement de la tradition, rupture ou acculturation, persécutions – prolifèrent les judéités de contrebande. L’écriture est, pour ces auteurs, le lieu critique où s’opère cette mutation : la littérature y est à la fois le signe d’une distance infranchissable avec l’origine et le lieu où celle-ci réapparaît sous des guises nouvelles, qui vont de l’ostentation histrionique à des encodages autobiographiques, en passant par toutes les formes de l’hybridation, de la traduction, de la transposition ou de la conversion. Mille et une manières non spécifiquement religieuses de judaïser se trahissent dans des textes de Kafka, Walter Benjamin, Joseph Roth, Georges Perec ou Patrick Modiano. L’expression de « néo-marranisme4 » – qui donne son titre à cette section – traduit un changement de régime historique, puisqu’elle ne désigne plus tant la préservation d’un dangereux secret 13(comme dans le cas des marranes historiques) que la libre affiliation à une tradition imaginée, ou l’une des expressions possibles d’une quête de soi déboussolée.
Mise en scène du « Juif charnel » dans une Europe chrétienne en voie de sécularisation, réévaluation de l’héritage spirituel et éthique du judaïsme sous la poussée agonistique de l’anti-humanisme moderne, réinscriptions subjectives de la judéité dans l’écriture par des écrivains en rupture de ban : tels sont les trois moments que se propose ce travail.
1 Sylvie Bernay, L’Église de France face à la persécution des juifs : 1940-1944, CNRS Éditions, 2012, p. 93.
2 Emmanuel Levinas, Difficile liberté, Albin Michel, Paris, 1963, rééd. Le Livre de poche, p. 78.
3 Goethe, Faust I. « Was du ererbt von deinen Vätern hast, / erwirb es, um es zu besitzen. »
4 Le terme de « néo-marranisme » n’est pas de notre invention. Edgar Morin est sans doute celui qui en a fait l’usage le plus copieux ces dernières années (par exemple dans Le Monde moderne et la question juive, Seuil, 2002, Mes démons, Stock, 1994…), en lui donnant il est vrai une acception encore plus extensive. Edgar Morin s’applique à lui-même le terme de « judéo-gentil ». Nous n’ignorons pas non plus ce que peut avoir d’irritant, aux yeux d’historiens du marranisme, l’usage laxiste de ce terme de « marrane », devenu « concept à tout faire » dans l’essayisme contemporain (Henry Méchoulan, « Quelques remarques à propos du marranisme : un concept à tout faire », in Ethnopsychologie, no 13, Le Havre, janvier-mars 1978, p. 83-88). Mais les inconvénients nous ont semblé mineurs au regard de ce qu’eût représenté l’emploi d’un néologisme.
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-406-06831-0
- EAN: 9782406068310
- ISSN: 2261-5709
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06831-0.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-15-2018
- Language: French