Introduction La Boétie, actualité historique et mouvement
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : De manuscrit en bibliothèque. Actualité historique et mouvement chez La Boétie
- Pages : 13 à 16
- Collection : Études montaignistes, n° 72
- Série : La Boétie : études et textes, n° 2
INTRODUCTION
La Boétie, actualité historique et mouvement
Mais ne connaît-on pas déjà l’actualité de La Boétie au sens historique du terme ? N’est-elle pas Le Reveille-matin des Francois, ou les suites du massacre de la Saint-Barthélemy, ou Montaigne qui vole au secours de son ami dans le chapitre i, 28 de ses Essais et qui défend sa mémoire en le dissociant de « ceux qui cherchent à troubler et changer l’estat de nostre police » (VS, p. 194) ?
Le présent ouvrage prend le contre-pied de ces présupposés. Une de ses prémisses est qu’il existe un La Boétie sinon totalement inconnu aujourd’hui, du moins mal connu mais dont l’influence était pourtant fondamentale dans une large gamme de disciplines au xvie siècle. À la première modernité française, il y a un La Boétie qui a sa place dans la pensée constitutionnelle (chapitres vii et viii ici), dans la question de la parole libre et du vivre en liberté liée à une classe sociale et professionnelle (chapitres ix et x), dans l’exploitation de la philosophie « économique » et politique de Xénophon (chapitres v et xii) et dans le courant de la philologie humaniste (chapitre iv). Les exemples de l’« illustration » de la langue française que nous évoquerons dans les chapitres v et xvi feront la part belle à un La Boétie sensible au progrès du vernaculaire et contribuant à son enrichissement. L’actualité de l’écrivain sarladais est pensée ici en termes de son devenir historique plutôt qu’en termes du présentisme d’un concept dont la richesse n’est heureusement pas près d’être épuisée au xxie siècle.
Notre approche s’inspire en partie de celle de Quentin Skinner, historien des idées britannique, pour qui le principe « voir les choses comme eux1 » implique de cerner non seulement les enjeux d’un texte tels que les aurait compris un public historique, mais aussi la nature et la valeur 14de l’intervention de ce même texte dans les débats de son époque. Si ce premier critère vise à éviter tout anachronisme dans l’interprétation, le second met en valeur le statut de la parole en tant qu’acte de langage ; le texte est pourvu d’une intentionnalité langagière qui cherche à se réaliser dans la sphère publique et le sens de l’œuvre provient de l’usage qui en est fait. Dans le cas de La Boétie, la situation est compliquée du fait que La Servitude volontaire apparaissait, comme nous le savons, dans des contextes qui ne correspondaient pas à son intentionnalité d’origine et que son auteur ne pouvait pas connaître. Les divergences de compréhension et d’usage qu’a entraînées cette situation sont illustrées dans les chapitres vi-viii et xi, et la section « Traductions » est implicitement l’expression d’un écart analogue, entre La Boétie traducteur et La Boétie traduit. En ce sens, il faudrait sans doute parler moins de l’actualité historique de notre auteur que de ses actualités, tant elles sont multiples dans la première modernité française et européenne. Les thèmes énoncés par chacune de nos sections en sont le signe.
Dans l’exécution de notre tâche, nous avons, dans la mesure du possible, fait abstraction de l’influence de Montaigne2. Non que cette influence ait nécessairement été néfaste ; seulement, elle a créé un certain mythe de La Boétie en infléchissant l’interprétation du Sarladais et de son œuvre vers la célébration de l’amitié et la commémoration du défunt. Si l’amitié a certes une présence bien solide dans notre ouvrage (chapitres xi-xiii), elle n’est pas notre préoccupation prioritaire et elle est conçue comme un phénomène autant public que privé. Montaigne ne sera donc pas un sujet tabou pour nous, mais, dans les chapitres où il est convoqué (notamment iii, v, ix, xi-xii),nous nous attacherons à tracer le cheminement intellectuel allant de La Boétie à Montaigne en privilégiant la dette que le Bordelais doit au Sarladais, en imaginant comment Montaigne prolonge, développe ou modifie le legs de son collègue parlementaire.
Cette trajectoire reliant La Boétie et Montaigne annonce déjà une deuxième idée, élaborée parallèlement à celle de l’actualité : le mouvement. En 2019, nous avons été le co-auteur et coéditeur de La Première Circulation de la « Servitude volontaire » en France et au-delà. Nous y 15renverrons souvent au cours des pages à suivre. Ce volume enquêtait sur la notion de circulation – la circulation et non pas la transmission, processus proprement codicologique qui fait le tri des manuscrits, sélectionne le meilleur et veille à sa conservation au fil du temps en affirmant une hiérarchie des manuscrits (tous ne sont pas égaux ou pareils) et en subordonnant les uns aux autres. S’agissant surtout des manuscrits de La Boétie, la circulation ne relève pas d’une science ni d’un formalisme ; fluide, souple, elle est faite d’épisodes individuels. L’idée centrale de la circulation a ses compléments dans ce que nous appellerons dans notre premier chapitre le nomadisme, la mouvance et la variance, variétés d’un mouvement plus libre, moins réglé, et qui génère, à chaque occasion un renouveau, une vitalité. Creusant ce même sillon, les chapitres ii-iv de notre ouvrage seront consacrés à trois découvertes que nous avons faites, un manuscrit, un poème et un livre ; toutes seront emblématiques de la disparité des formes et de la diversité des localisations (la France, l’Angleterre) que connaîtra l’auteur sarladais dans son cheminement européen ; la Savoie et l’Allemagne (chapitres xvii et xviii) sont d’autres exemples de ce cheminement. L’image du nomadisme réapparaîtra dans les chapitres xi et xvi, tandis que dans les chapitres v et vi, le mouvement prendra la forme de la traduction, vers le français ou vers le latin.
Notre livre se présente comme une série d’études organisées par thème plutôt que comme une monographie. Ce format est un choix exprès. Il souligne combien aucun exposé définitif de l’œuvre de La Boétie ne peut être avancé tant que les découvertes affluent et transforment notre compréhension de son rôle et de sa valeur. L’intention de la gamme intellectuelle que nous avons construite, allant des manuscrits aux bibliothèques, est plutôt de donner une vue prismatique de notre auteur, perçu comme un objet saturé de sens. Chaque partie déclinera un aspect de La Boétie ou de son traité de La Servitude volontaire et composera l’un de leurs « visages ». En dépit de cette répartition en sections, ces différents « visages » « se regardent […] d’une veuë oblique » (VS, p. 994) et nous avons volontairement resserré les liens, par rappel ou par anticipation, entre les différents thèmes rencontrés lors de nos analyses. Dans un même souci de continuité, on constatera au fil des chapitres la récurrence de certaines figures tutélaires, Érasme et Cicéron, en tant qu’influences déterminantes sur la pensée de La Boétie ; Simon Goulart et la part qu’il a prise dans la fortune de notre Sarladais, outre 16son rôle d’éditeur scientifique des Memoires de l’estat de France ; et la contribution capitale de lecteurs étrangers (l’Anglais Daniel Rogers, le Savoyard Jehan Piochet) à la conservation de textes de La Boétie.
Cet ouvrage n’aspire pas à l’exhaustivité. Il espère, plus simplement, contribuer à faire découvrir ou redécouvrir certains domaines clés de son auteur et de son traité le plus célèbre au prisme de l’actualité historique et du mouvement textuel, géographique, ou autre.
1 Quentin Skinner, Visions politiques, trad. Christophe Hamel, Genève, Droz, 2018, t. I, « Sur la méthode », p. 1-9.
2 Anne-Marie Cocula nous a devancé dans cette initiative. Voir Étienne de La Boétie, Bordeaux, Éditions Sud-Ouest, 1995 et notamment Étienne de La Boétie et le destin du « Discours de la servitude volontaire », Paris, Classiques Garnier, 2018.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-16050-2
- EAN : 9782406160502
- ISSN : 1775-349X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16050-2.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/03/2024
- Langue : Français