Regards
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Considérant Revue du droit imaginé
2020, n° 2. varia - Auteurs : Bareït (Nicolas), Connil (Damien)
- Pages : 241 à 256
- Revue : Considérant – Revue du droit imaginé
REGARDS
Des lignes de fuite, des perspectives ouvertes, pour aller plus loin, faire reculer l’horizon. C’est la visée de ces regards. Ni rapports descriptifs, ni comptes-rendus académiques : des impressions mises en mot, toutes subjectives, pour attirer l’attention sur tel ou tel avatar du droit imaginé.
Nicolas Bareït & Damien Connil
242243On the basis of sex, 2018, réal. : Mimi Leder ; RBG, 2018, réal. : Betsy West et Julie Cohen
Ruth Bader Ginsburg est une star. « Une icône de la pop culture et des réseaux sociaux1 ». Née en 1933, connue pour parfois porter un « dissent collar », Ruth Bader Ginsburg est membre de la Cour suprême des États-Unis. Sa vie, ou une partie de sa vie, a récemment été portée à l’écran. Dans un film, d’abord, On the basis of sex (Une femme d’exception, en français) dans lequel Felicity Jones interprète celle qui, étudiante en droit à Harvard, rare femme dans un univers d’hommes, enseigne ensuite à Rutgers et se livre à un combat, celui de l’égalité des droits. Dans un documentaire, également, simplement intitulé RBG, qui retrace plus largement le parcours de cette juriste, nommée à la Cour suprême en 1993, par Bill Clinton, après avoir siégé en qualité de juge fédéral à la Cour d’appel du district de Columbia.
Ces deux films, que l’on peut regarder ensemble, et compléter par la biographie que Jane Sherron de Hart a consacrée à RGB2, parlent de discrimination, d’« equal rights » et de droits et libertés. Mais le sujet n’est plus le combat pour les droits civiques de Martin Luther King ou de la décision Brown v. Board of Education de 1954. L’enjeu, le biopic le dit comme cela, est celui de la « génération suivante ». L’enjeu est l’égalité des droits entre les hommes et les femmes. C’est sur cette question que le film de Mimi Leder insiste particulièrement. On y voit Ruth Bader Ginsburg argumenter et plaider. On y voit le droit devenir un problème et être interrogé pour imaginer des solutions. On y entend parler de questions constitutionnelles, de contrariété de la loi à la Constitution. On y cite le XIVe Amendement et des décisions de la Cour suprême : Hoyt v. Florida, Hawkins v. United States… On y observe surtout la mise en scène d’une question fondamentale : celle des droits et libertés. Cette question sur laquelle s’achevait déjà Le Majordome de Lee Daniels en 2013. Cette question qui suscitait chez Sam Seaborn, le directeur adjoint 244de la communication de la Maison Blanche du président Bartlet de la série d’Aaron Sorkin, The West Wing, au moment de la nomination d’un membre de la Cour suprême, la nécessité d’une défense : « Il ne s’agit pas seulement de l’avortement. Il s’agit des vingt prochaines années. Les années 20 et les années 30 ont été celles du rôle du Gouvernement. Les années 50 et 60 furent celles des droits civiques. Les vingt prochaines années seront celles du droit à la vie privée. Je parle d’internet. Je parle des téléphones portables. Je parle des données médicales et de qui est homosexuel ou de qui ne l’est pas. Et, dans un pays né sur la volonté d’être libre, que pourrait-il y avoir de plus fondamental que cela ? » (S01E09).
Le documentaire consacré à Ruth Bader Ginsburg et le film On the basis of sex illustrent une culture et révèle la place du juge dans cette culture. À propos d’une bande-dessinée retraçant l’histoire de la Ve République, Olivier Beaud estimait qu’une « telle BD donne à voir ce que l’on pourrait appeler la représentation commune de ce qu’est devenue la Ve République » et soulignait que « le profit que [le lecteur constitutionnaliste] peut en tirer n’est ni mince ni anodin3 ». Certes l’intérêt pour les juristes ne réside pas alors (du moins, pas nécessairement) dans l’analyse même du droit. L’intérêt est souvent ailleurs : dans ce que ces mises en scène, quelles qu’en soient les formes, donnent à voir du droit et de sa représentation. Les films consacrés à Ruth Bader Ginsburg illustrent quelque chose de cet ordre. Au-delà du divertissement et de l’information, ils nous montrent du droit. Un droit vivant et incarné. Aussi bien contesté qu’utilisé, critiqué que défendu. Un droit, tout à la fois perçu comme une contrainte et comme une ressource. Un droit, surtout, dont on peut débattre et qu’il convient de discuter.
Damien Connil
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Paul Audi, Réclamer justice, Éditions Galilée, 2019, 153 p.
Il était marchand de chevaux. Abusé par un seigneur local, il exigea réparation devant un tribunal. Vaine requête. Son épouse tenta de lui apporter de l’aide dans sa lutte pour faire valoir ses droits ; elle le paya de sa vie. Elle s’appelait Lisbeth. Alors il n’eut de cesse de mener une guerre féroce contre cette société inique. Incendies, pillages, combats. Condamné à mort, il fut décapité. Il s’appelait Michael Kohlhaas. Il mourut satisfait cependant, ayant appris in extremis que le seigneur à l’origine de ses maux avait, à son tour, été châtié.
L’histoire de ce marchand de chevaux devenu criminel par sens de la justice a été racontée en 1810 par Heinrich von Kleist. Elle constitue aujourd’hui le noyau des réflexions philosophiques de Paul Audi. Selon lui, l’action de Kohlhaas peut être résumée par la formule « Fiat justitia, pereat mundus », c’est-à-dire : « Que la justice s’accomplisse, le monde dût-il s’effondrer » (p. 109). Devise implacable, terrible, qui traduit un état pathologique : la « folie du désir de justice » (p. 100). De cette folie, Paul Audi propose l’étiologie.
À cette fin, cinq « prises de paroles » (p. 150) sont mises en résonance. Celle de Jacques Derrida, penseur de la démocratie à-venir et celle d’Ernst Bloch, penseur de l’utopie. Celle du juriste allemand Rudof von Jhering, auteur de La lutte pour le droit. Celles de Kleist dans Michael Kohlhaas et de Zola dans J’accuse. Autour de ces cinq grandes voix, d’autres se font encore entendre : Aristote bien sûr, mais aussi Jean-Jacques Rousseau, Victor Hugo, William Shakespeare, Walter Benjamin ou encore l’historien de la Révolution française, Jean-Clément Martin. Sciences humaines, sciences juridiques et littérature se conjuguent ainsi au profit d’une réflexion essentielle autour de cette interrogation inépuisable : qu’est-ce que le juste ?
Paul Audi reprend le fil de la pensée de Derrida telle qu’exposée dans Force de loi4. « Le droit n’est pas la justice » (p. 26). Il faut se rendre à 246cette évidence. « La loi n’est jamais assez juste » (p. 27). Qu’est-ce à dire ? Que « si justice et droit vivent et meurent ensemble, c’est selon une inadéquation, une dissymétrie qui justifie – c’est le cas de le dire – le réajustement du juste et de l’injuste, du tien et du mien, des moins et des plus que prennent en charge les décisions de justice, et qui préside généralement à l’invention comme à l’intervention des règles de droit » (p. 29). Chacune des pages de ce chapitre admirable devrait être citée. Le propos glisse d’aporie en aporie, exhibant un hiatus, une béance, entre l’exigence de justice infinie (p. 53) et la finitude de l’être (p. 55). Or cet écart ouvre « tout l’espace de la politique » (p. 83). C’est en effet la « politisation des enjeux de justice » qui permet à la justice et au droit « de se replier l’un sur l’autre » (p. 68).
Et parfois, cette politisation mène à la révolte, à la révolution, au Fiat justitia de Michael Kohlhaas. Aux occupations de ronds-points, aussi bien. Le philosophe y décèle une folie singulière, celle du « réclamer-justice », engendrée par « la passion du droit, une passion qui ne survient que quand le sujet de droit, le justiciable, s’est déjà convaincu que la justice se trouve entièrement déposée dans la lettre du droit et qu’en dehors du code, du canon, de la règle, de la norme, voire de la coutume, il n’y a pas le moindre salut parce qu’alors disparaîtrait la possibilité même que justice soit faite » (p. 107). C’est cette passion du droit qui transforme un marchand de chevaux en bandit et en meurtrier. C’est cette folie qui pousse un individu à se sentir « autorisé à prendre sur lui, et sur lui seul, de réaliser le salut de tous, le bonheur universel, pour aujourd’hui et surtout pour demain » (p. 120). Si le sommeil de la raison engendre des monstres, la passion du droit peut mettre la violence au monde (p. 138). Ce dont nul ne peut se réjouir.
Au Fiat justitia, il est donc impératif de trouver une alternative. Paul Audi suggère celle-ci : « Que la justice reste à venir afin que le monde demeure voué à la vie des hommes libres, soucieux de leur égalité » (p. 152). La promesse de justice est une belle promesse.
Nicolas Bareït
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Une intime conviction, 2019, réal. : Antoine Raimbault
« Inspiré d’une histoire vraie ». La formule fait souvent recette sur le marché du divertissement. Les bénéfices en sont multiples : légitimation de l’œuvre élevée au rang d’objet didactique, excitation des penchants voyeuristes du public, suspension accrue de l’incrédulité. Lecteurs ou spectateurs acceptent de croire à l’histoire qui leur est contée parce qu’elle est « vraie ». L’invraisemblable devient crédible. Regardez Fargo.
L’inconvénient de ce procédé est de provoquer la disparition de l’œuvre comme création artistique. Au cinéma en particulier, l’illusion réaliste peut être extrêmement puissante : le spectateur oublie la musique, il ne prête pas attention au montage ou au cadrage, les acteurs s’effacent derrière les personnages qu’ils incarnent. La qualité d’un film « inspiré d’une histoire vraie » est alors mesurée à l’aune de sa capacité à représenter la « réalité ». Seule compte la fidélité au référent. La liberté artistique devient synonyme de trahison.
Tout réalisateur qui cherche à porter à l’écran une « histoire vraie » doit affronter ce dilemme : comment faire du cinéma avec un tel matériau ? Dans son film Une intime conviction, inspiré de l’affaire Viguier, Antoine Raimbault propose une solution audacieuse, à savoir l’introduction d’un personnage fictif dans la narration du vrai.
Soit donc Nora, créature de fiction plongée dans l’histoire de la véritable famille Viguier : Suzanne a mystérieusement disparu ; Jacques, son époux, est accusé de l’avoir fait disparaître. Le 4 mai 2009, il est acquitté par la cour d’assises de la Haute-Garonne. Le film débute au moment où son procès en appel s’ouvre devant la cour d’assises du Tarn. Le cadre est posé, le décor est planté. Dans l’espace diégétique ainsi délimité, Nora remplit une double fonction.
D’une part, elle assume le rôle de personnage focal. En d’autres termes, la narration adopte son point de vue. Le spectateur voit par ses yeux, il entend par ses oreilles. Les exceptions sont rares et significatives. La caméra ne s’émancipe de sa perspective qu’à l’occasion de certains 248moments-clés, tels que l’interrogatoire de la baby-sitter, l’audition de Clémence, fille des époux Viguier, la plaidoirie de la partie civile ou le réquisitoire de l’avocat général. Ce sont des moments de vérité : le point de vue devient omniscient, le film se fait documentaire.
D’autre part, le personnage de Nora est le vecteur du drame. Elle se bat pour la vérité et ce combat lui coûte de plus en plus. Elle néglige son fils Félix, lequel lui demande avec sa candeur d’enfant : « tu vas à ton procès demain ? ». Le pronom est possessif, mais c’est Nora qui est possédée. L’affaire envahit son existence. Affectant ses relations personnelles, menaçant sa vie professionnelle. Un jour, c’est l’accident fatidique : le corps renversé sur la chaussée, elle aurait pu perdre la vie.
Face à Nora, paradoxalement, le reste de la distribution, censée représenter des personnes réelles, paraît n’être constitué que de « types », de concepts animés. Jacques Viguier et Olivier Durandet n’existent que dans leur opposition : le mari et l’amant, le présent et l’absent, le silencieux et le bavard, voire l’innocent et le coupable, assis l’un en face de l’autre dans la salle d’audience, se regardant en chiens de faïence. Dans l’écriture chinoise, dixit Carbonnier, la notion de jugement est figurée par « un discours entre deux chiens5 ».
Le discours, justement, est incarné par l’avocat Éric Dupond-Moretti. Ogre bienveillant, à la présence écrasante et au verbe haut, il donne sa voix à la présomption d’innocence, au principe d’impartialité, à l’éthique du contradictoire. Il est la justice – bien plus que les jurés relégués à l’arrière-plan, bien plus que le président de la cour d’assises, Jacques Richiardi. Celui-ci représente, non l’idée de justice, mais l’institution judiciaire. Or, il semble souvent moins préoccupé par la mise au jour de la vérité que par la police de l’audience. Le ministère public, quant à lui, est étrangement en retrait. Il apparaît peu à l’écran – à l’inverse des trois avocats des parties civiles, inquisiteurs, accusateurs : une hydre, aux têtes plus ou moins autonomes, contre laquelle Maître Dupond-Moretti doit aussi ferrailler.
Les témoins se succèdent devant la cour et le réalisateur s’attache à filmer leurs mains : levées pour prêter serment de dire la vérité, tordues ou crispées sur la barre lorsque l’interrogatoire devient trop éprouvant. 249Les corps parlent dans une salle d’audience. Se détache Clémence, bouleversante victime. Elle est le point d’arrimage où la fiction s’accroche à la réalité.
Au début du long-métrage, le président demande à l’accusé :
« – Il n’y aurait pas, par hasard, un film de Hitchcock auquel votre affaire vous ferez penser ?
– Une femme disparaît.
– Oui, mais moi, je pensais à un autre. Vous ne voyez pas ? ».
Silence de Jacques Viguier.
« – Un Faux Coupable, sorti en 1957, année de votre naissance ».
Tout à coup, dans ce film inspiré de faits réels, le cinéma devient la référence de la réalité. L’art imite la vie, la vie imite l’art. Tout est représentation.
Nicolas Bareït
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Pablo Iglesias Turrión (dir.), Les leçons politiques de Game of Thrones, Post-éditions, 2019, 356 p.
Paru en Espagne en 2014, Ganar o morir. Lecciones politicas en Juego de tronos était déjà disponible en langue française depuis 2015 (Post-éditions). Il l’est désormais aussi en format de poche. Composé d’une dizaine d’articles écrits par des membres ou des proches de Podemos, l’ouvrage offre surtout une lecture originale de la série issue des ouvrages de Georges R. R. Martin : une lecture politique. À travers les différents thèmes abordés par les auteurs, l’ouvrage propose avant tout une réflexion sur le pouvoir et sa légitimité, sa conquête comme son exercice. Évoquant, tour à tour, l’Espagne contemporaine et les auteurs classiques, 250la philosophie politique et les relations internationales, les périodes de transition et les moments de rupture, les auteurs offrent une « relecture » croisée de la série et de leur propre action politique.
Trois grandes questions traversent l’ouvrage.
La première est celle que Pablo Iglesias Turrión soulève dans son article introductif (p. 7-14) pour mettre en évidence l’intérêt et l’utilité d’observer, dans cette perspective, une série télévisée. Car l’un des enjeux, pour les auteurs, est d’analyser la « problématique du pouvoir tel qu’il est représenté » (p. 37). Il s’agit de montrer à travers la série, ses épisodes ou ses dialogues comme, par exemple, celui qu’évoque l’une des contributions entre Littlefinger et Varys (S03E06), « l’importance des mythes et des représentations dans la construction du pouvoir » (p. 210).
La deuxième est celle de la légitimité du pouvoir et, plus encore, des gouvernants. L’articulation entre légalité et légitimité est interrogée. La figure du « héros moral » que les auteurs identifient en Jon Snow est mise en avant avec des contradictions qui ne sont d’ailleurs pas sans rappeler celles que Jean-Baptiste Jeangène Vilmer évoquait, déjà, à propos de Jack Bauer dans 246. La question, à double sens, du pouvoir sans légitimité et de la légitimité sans le pouvoir sert un parallèle avancé par les auteurs entre la fiction et la réalité. Les fondements historiques et théoriques de la légitimité des gouvernants sont également questionnés. Mais c’est aussi bien à la légitimité du pouvoir qu’à celle de sa conquête et de son exercice qu’il est fait allusion dans les différentes contributions.
La troisième, enfin, est celle de la rupture et de la transition. Proposant une géopolitique des séries, Dominique Moïsi parlait de Game of Thrones en évoquant « la fascination du chaos7 ». Íñigo Errejón Galván s’en rapproche lorsqu’il écrit que la série « s’établit dans l’intervalle entre l’effondrement d’un ordre politique, et la constitution d’un autre » (p. 77). Pour l’auteur, le conflit est central au point d’apparaître comme « la clé de voûte de tout équilibre, permet[tant] de penser le changement politique de manière modulable, comme une dispute sans fin pour la construction du sens » (p. 104). Ce à 251quoi une autre contribution, celle de Tania Sánchez Meleiro, répond que « la réalité crue de la politique comme dispute du pouvoir a été bannie de l’imaginaire collectif et de la représentation de la normalité démocratique » (p. 197)… Winter is coming.
Damien Connil
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Nicolas Dissaux, Houellebecq, un monde de solitudes. L’individu et le droit, L’Herne, coll. Carnets, 2019, 81 p.
La mort facilite le travail du critique. Le regard, dès lors, peut embrasser la totalité de l’œuvre, close pour l’éternité – corpus immobile abandonné à toutes les autopsies. Du contemporain, il est moins aisé de discourir. Grâce soit donc rendue à Nicolas Dissaux pour avoir relevé le défi de porter son regard de juriste sur l’œuvre en cours d’un écrivain en vie : Michel Houellebecq.
Houellebecq et le droit ? Étrange attelage, à première lecture. À première lecture seulement, car l’écrivain est un moraliste, son but est de « fustiger les forces dissolvantes d’une société en déroute » (p. 12). Le droit n’est pas épargné par ce phénomène de désagrégation. Les juristes ont par conséquent tout intérêt à se familiariser avec l’œuvre du lauréat du prix Goncourt 2010. De façon plus générale, « la lecture et l’étude des romans contribuent utilement à l’apprentissage ainsi qu’à la pratique du droit » (p. 29).
Du territoire houellebecquien, Nicolas Dissaux propose une carte. Mieux : une carte fléchée. Deux pistes sont, à ses yeux, bonnes à suivre. L’œuvre de Houellebecq est celle d’un contestataire, d’un résistant : elle s’inscrit contre l’individu d’une part, contre la mort d’autre part. C’est 252très exactement l’inverse de la devise proposée par l’écrivain pour synthétiser le travail du solitaire de Providence, Howard Phillips Lovecraft8.
Dans un style enlevé, Nicolas Dissaux montre que Houellebecq brosse le portrait grisâtre de l’individu libéral : déboussolé, esseulé, celui-ci traîne son mal-être dans l’ère du vide. Amoral, il est balloté entre sentiment d’inutilité et dilution des valeurs. À cette vision pessimiste de la société correspond une vision guère plus enchantée du monde. Car il faut bien mourir. Entendez cette phrase de l’oreille qui vous chante. Corporelle ou spirituelle, la mort est dans le monde et Michel Houellebecq y oppose le désir d’éternité. Lutte inégale, qui en appelle aux progrès de la science et aux forces de la littérature. Aux promesses de la religion, aussi. Le roman Soumission, « espèce de nouveau discours de la servitude volontaire » (p. 61), en porte un témoignage grinçant.
Une première version de l’essai de Nicolas Dissaux avait été publiée dans la Revue Droit & Littérature qu’il anime9. La présente édition dans la collection des Carnets de L’Herne en facilite l’accès au plus grand nombre, au-delà du cercle restreint des spécialistes. L’initiative est heureuse : la connaissance des relations tissées entre littérature et droit participe de la culture dite générale.
Nicolas Bareït
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Xavier Daverat (dir.), La représentation du contrat dans le cinéma anglophone, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. Cinéma(s), 2019, 402 p.
« Spondesne ? » – « Promets-tu ? ». « Spondeo » – « Je promets ». Par ce dialogue, par cet échange réglé de paroles précises, le contrat, en droit romain, était formé. Formules archaïques énoncées dans une langue morte ? Sans doute : le droit romain n’est plus. Mais il traduisait à merveille l’idée que paroles et engagement ont partie liée, qu’il existe une affinité primitive entre voix et contrat.
Cette affinité se lit aujourd’hui dans le filigrane des pages de l’ouvrage collectif dirigé par Xavier Daverat et consacré aux représentations du contrat dans le cinéma anglophone. Anglophone : qui parle anglais, dont la voix sonne dans cette langue. Les variations sont d’accent – britannique ou américain, non de culture juridique. La plupart des contributions montrent en effet à quel point la figure contractuelle constitue une clé de lecture pertinente du droit anglophone : dans la réalité du système américain (p. 40 ou 42) comme dans le mythe de son rêve (p. 218 ou 255), dans la structure de la common law (p. 60 ou 73) comme dans la législation anglaise récente (p. 93 et s.).
Le support de cette lecture, c’est le cinéma – pour l’essentiel et en tous genres (films historiques, westerns, comédies, films de guerre, films fantastiques…). Quelques séries télévisées, comme Dexter (p. 161) ou Les Soprano (p. 285), sont également intégrées dans l’étude. Celle-ci, comme de coutume, se déploie en diptyque.
Premier temps, premier plan : le « contrat diégétique », c’est-à-dire la représentation à l’écran des relations contractuelles. Le spectre balayé est fort large. Les contributions s’attachent non seulement aux contrats familiers constituant le tissu juridique du quotidien, à l’image du contrat de travail (p. 91), du contrat de bail (p. 109) ou du contrat de mariage (p. 65), mais elles décortiquent également des contrats « monstrueux », tels le commerce d’esclaves (p. 31) ou le contrat d’assassinat (p. 131 et p. 145). À chaque fois, la figure contractuelle formalise un rapport à 254l’autre et presque toujours, ce rapport à l’autre est un rapport de domination. Qui dit contrat ne dit pas forcément liberté. La leçon est salutaire.
Entre les lignes, les auteurs semblent partager la même conception implicite des relations contractuelles, celle du synallagma d’Aristote, du contrat conçu comme un échange. Il n’aurait pas été sans intérêt d’envisager – et de comparer – les représentations à l’écran d’autres modèles contractuels, par exemple le contrat conçu comme mise en commun de biens ou de services10.
Changement de plan, second temps : le « contrat spectatoriel ». L’expression, inhabituelle, essaie de rendre compte de la « relation du spectateur au film » (p. 21). Dans cette deuxième partie plus hétérogène, le contrat ne désigne plus une technique juridique, mais assume une fonction métaphorique.
Comment décrire le rapport qui se noue ou qui pourrait se nouer entre celui qui réalise le film et celui qui le reçoit ? Le concept de « contrat de lecture » est-il opératoire ? Le sémiologue François Jost en doute (p. 233) et propose de raisonner à partir du « modèle de la promesse » (p. 243). Le juriste ergotera peut-être : contrat, promesse, est-ce si éloigné ? La réponse de l’auteur de L’Œil-Caméra se situe sur le terrain de la théorie des actes de langage, laquelle n’est pas sans connexion avec la théorie de l’acte juridique. Avis aux amateurs.
Le « contrat spectatoriel » peut encore être lu du point de vue du spectateur. Non pas du côté de la promesse de celui qui réalise le film, mais du côté de l’attente de celui qui le reçoit. L’horizon d’attente du spectateur d’une œuvre policière (p. 259 et s.) n’est en effet pas le même que celui du spectateur d’un film documentaire (p. 351 et s.). La théorie des genres narratifs croise ici les analyses juridiques relatives aux attentes légitimes du créancier. Simple rencontre de fortune ? Sans doute pas. Il faut plutôt y voir le fruit de la démarche interdisciplinaire, qui valorise le dialogue et favorise les échanges.
Nicolas Bareït
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Valère Ndior et Nicolas Rousseau (dir.), Le droit dans la saga Harry Potter, Enrick B. Éditions, 2019, 230 p.
Transformer un site internet en ouvrage papier. Telle est la magie d’une initiative, celle de Valère Ndior et Nicolas Rousseau, qui après avoir créé le site internet Harry Potter et le droit en 2015, nous en propose désormais une version remaniée et enrichie, accompagnée de contributions inédites, sous forme d’ouvrage collectif. Dans le prolongement d’études ou de manifestations ayant associé l’univers d’Harry Potter au monde des juristes et inversement, en langue anglaise ou en langue française11, Le droit dans la saga Harry Potter est une nouvelle occasion de se (re)plonger dans les aventures du jeune sorcier.
Trois parties structurent l’ouvrage. La première s’intéresse aux institutions magiques pour évoquer la constitution non écrite du monde des sorciers (W. Goliasse), l’organisation administrative du ministère de la magie (N. Rousseau), les relations internationales dans le monde des sorciers (V. Ndior), les finances publiques magiques (N. Rousseau), la justice et la police magiques (A. Jamet), la surveillance et le renseignement dans le monde magique (S. Rossignol et G. Sampietro), le statut juridique de Poudlard (C. du Couëdic de Kerérant), les enseignants dans le monde des sorciers (A. Casado) ou les compétitions sportives et, naturellement, le Quidditch (R. Maurel). La deuxième partie est consacrée à la criminalité magique et l’ordre public. Les sortilèges impardonnables (S. Cinar), les conditions d’incarcération dans la prison d’Azkaban (A. Brejon), le terrorisme (J. Bourguignon), l’état d’urgence (B. Taxil), le conflit armé (A. Lobry) sont alors abordés. La troisième partie porte, quant à elle, sur les activités des sorciers et des créatures magiques. La distinction des personnes et des choses dans Harry Potter (A. Touzain), le statut juridique des créatures et animaux magiques (N. Guegherouni), l’égalité dans le monde des sorciers (M. Peyronnet) sont examinés aux côtés d’autres questions comme 256le contrat en droit sorcier (J. Picon) ou la succession de la famille Black (Q. Le Pluard) ainsi qu’une initiation au droit pénal des affaires magiques (L. Moirignot), une étude de la liberté de circulation des sorciers (O. Gerriet) ou des réflexions sur Harry Potter et l’environnement (J. Reeves).
L’ambition de l’ouvrage ? Un plaisir assumé et partagé (p. 15).
Le plaisir, bien sûr, d’aborder des questions juridiques par le prisme de l’œuvre de J. K. Rowling. Mais le plaisir, également, de lire ou de relire, de voir ou de revoir, Harry Potter et d’y découvrir, alors, au détour d’un couloir, dans l’embrasure d’une porte, sur la piste d’une créature magique : là, une question de droit ; ici, une incohérence juridique ; là-bas encore, une notion inédite ou détournée. Mêlant, avec légèreté mais non sans sérieux, droit moldu et droit sorcier, droit fictif et droit positif, droit réel et droit imaginé, les auteurs passent de l’un à l’autre. Les contributions oscillent entre analyse juridique de la fiction et examen de ce droit – tantôt proche, tantôt lointain – que l’on aperçoit au fil des aventures.
Le plaisir, bien sûr, mais pas seulement. Le propos a de quoi amuser et intriguer. Mais il est aussi de nature à susciter la curiosité. Le droit dans la saga Harry Potter invite à l’interrogation. À un pas de côté. Après les contes de fées (M. Ranouil et N. Dissaux [dir.], Il était une fois… Analyse juridique des contes de fées, Dalloz, 201812), les juristes poursuivent ainsi leur exploration de l’imaginaire fantastique. Celui du monde des sorciers. « Cette communauté surnaturelle, organisée comme (presque) n’importe quelle autre société, a développé ses propres codes, pratiques, us et coutumes, mais aussi, plus formellement, ses propres sources et règles de droit, institutions et organes, mode de règlement des différends, sanctions, etc. » (p. 15). L’important est dans ce « presque ». Car, là, réside l’essentiel : dans la possibilité d’y voir d’autres choses, d’autres règles, d’autres principes. « Autant de sorts qui font du monde des sorciers, non un monde anormal, mais un monde autrement normal, avec ses propres règles », nous dit Jean-Baptiste Thierry dans ses propos conclusifs (p. 218).
L’ouvrage invite alors au détour. Un détour par ce « monde autrement normal ». Pour y explorer un autre droit. Pour y explorer son propre droit.
Damien Connil
1 Gélie, Philippe, « RBG, la juge américaine devenue star », Le Figaro, 10 octobre 2018.
2 de Hart, Jane Sherron, Ruth Bader Ginsburg, A Life, New York, Alfred A. Knopf, 2018.
3 Beaud, Olivier, « La Vème République en bande dessinée : un miroir grossissant mais intéressant, Blog Jus Politicum, 2019, [en ligne] http://blog.juspoliticum.com/2019/01/04/la-ve-republique-en-bande-dessinee-un-miroir-grossissant-mais-interessant-par-olivier-beaud/.
4 V. le compte-rendu de Marie-Anne Frison-Roche dans la Revue trimestrielle de droit civil, no 1, 1995, p. 215.
5 Carbonnier, Jean, Sociologie juridique. Partie spéciale : le procès et le jugement, Paris, Association corporative des étudiants en droit, cours sténotypé, 1961-1962, p. 153.
6 Jeangène Vilmer, Jean-Baptiste, 24 heures chrono, Le choix du mal, Paris, PUF, 2012.
7 Moïsi, Dominique, La géopolitique des séries ou le triomphe de la peur, Paris, Flammarion, 2017.
8 Houellebecq, Michel, H. P. Lovecraft : contre le monde, contre la vie, Monaco, Éditions du Rocher, coll. Les infréquentables, 1991.
9 Dissaux, Nicolas, « Michel Houellebecq. Contre l’individu, contre la mort », Revue Droit & Littérature, no 1, 2017, p. 147-176.
10 V. Hamelin, Jean-François, Le contrat-alliance, Paris, Économica, coll. Recherches juridiques, 2012, no 22 et s.
11 V. sur ce point les propos introductifs de Jean-Christophe Roda et la présentation de l’ouvrage par Valère Ndior et Nicolas Rousseau.
12 V. cette chronique, Considérant, 2019, no 1, p. 188-189.
- Thème CLIL : 3260 -- DROIT -- Droit général
- ISBN : 978-2-406-10146-8
- EAN : 9782406101468
- ISSN : 2729-2177
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10146-8.p.0241
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2020
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français