Avant-propos
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Confiance, bonne foi, fidélité. La notion de fides dans la vie des sociétés médiévales (vie-xve siècles)
- Authors: Falkowski (Wojciech), Sassier (Yves)
- Pages: 7 to 11
- Collection: Encounters, n° 364
- Series: History, n° 4
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Avant-propos
Le mot fides vient de fort loin. Historiens et philologues qui se sont penchés sur sa signification lui assignent la même racine indo-européenne – beith – que le mot grec Πίστιϛ1. Fides contient lui-même l’étymon d’une foule de substantifs, adjectifs, verbes ou adverbes et d’antonymes de ces mots : fidus/infidus/perfidus, fidelis/infidelis/confidelis, fideliter/infideliter/perfide/perfidiose, fidelitas/infidelitas/perfidia, fiducia, fidentia, confidentia, fidere/diffidere/confidere etc. Les lettrés romains ou médiévaux lui attribuèrent enfin une commune racine avec le mot latin foedus, désignant le pacte ou le traité conclu sur le fondement de la fides2.
En latin classique, Fides signifie tout à la fois la promesse faite, le respect de la parole donnée, la bonne foi-sincérité-loyauté, « la qualité propre d’un être », écrivait E. Benveniste, « qui lui attire la confiance et s’exerce sous forme d’autorité protectrice sur qui se fie à lui », le crédit moral dont on est digne ; elle signifie en retour la confiance que l’on met entre les mains d’autrui et dont ce dernier dispose3. Omniprésente dans l’ancienne Rome, elle désignait de façon générale un état d’esprit – un état d’esprit stable, une vertu revendiquée par les Romains comme les différenciant de tous les autres peuples – qui devait guider l’ensemble des actions, des comportements, des engagements de l’être humain à l’égard d’autrui, ou d’une communauté d’hommes à l’égard d’une autre communauté : le peuple romain plaça 8Fides au rang des divinités et prétendit être par excellence, comme le souligna P. Boyancé en une remarquable contribution parue en 1964, le « peuple de la fides4 ». Quelques phrases de ce bel article évoquant le serment et le geste de la main droite qui accompagnaient nombre de ces engagements, ne sont pas inutiles à rappeler. L’étroit lien entre serment et fides tire son origine, écrit P. Boyancé, de « l’idée que le Romain se fait d’un ordre universel, où le dieu suprême intervient pour sanctionner les engagements qu’on a pris en l’invoquant ». Il ajoute un peu plus loin : « Ce qui donne à la main droite sa valeur, c’est qu’en elle passe la fides de la personne qui s’est elle-même, par le serment, enrichie de la fides de ce témoin, de ce garant par excellence qu’est la divinité invoquée. La fides, qui va du supérieur à l’inférieur, vient du Supérieur par excellence, du Stable et du Solide par excellence qui est la divinité, qui est l’ordre du monde ».
Mot polysémique sans doute, que fides, s’adaptant à divers contextes, auquel, bien sûr, il convient aussi de conférer le sens purement religieux que l’on connaît et qu’aborderont certaines des études présentées ici : il s’agit alors d’un engagement exclusif, personnel et durable de dépendance, d’une attitude de confiance et d’abandon envers la divinité. Quelques unes des contributions insisteront sur le fait que le mot fides n’est, dans certaines régions, à certaines époques ou chez certains auteurs, utilisé que dans ce sens religieux, d’autres mots dérivés tels que fidelitas venant alors occuper le terrain des relations sociales. Soulignons aussi que fides, même lorsqu’elle n’a pas ce sens exclusivement religieux et touche aux relations intracommunautaires ou intercommunautaires, n’en est pas moins profondément imprégnée de religiosité et de sacralité et le restera au Moyen Âge sous l’aspect – Dieu, témoin de l’engagement, le sanctionne – mentionné par P. Boyancé, autant que sous cet autre aspect exprimé au viie siècle par Isidore de Séville au livre VIII de ses Etymologies et liant étymologiquement fides au verbe fio : « Le nomen fidei peut être prononcé lorsqu’en toute chose est effectif (fiat) ce qui a été dit ou promis. Et la fides est appelée du fait qu’est accompli (fiat) ce qui a été décidé entre deux personnes, de même qu’entre Dieu et 9l’être humain5 ». Ainsi la relation de fides entre les hommes se doit-elle d’être calquée sur la fides liant le croyant à Dieu, la prolongeant en quelque sorte.
La fides, comme l’aequitas ou la justitia avec lesquelles elle voisine fréquemment dans les sources, exprimait à Rome une exigence forte de perfection éthique ; elle l’exprime toujours au Moyen Âge et demeure, elle-même comme certains de ses dérivés (le mot fidelitas, notamment, qui, soulignons-le de nouveau, semble bien, notamment au delà du xe siècle, être plus fréquemment utilisé que fides), omniprésente dans les relations humaines et dans les dynamiques des sociétés du temps. Pour ne donner ici qu’un seul exemple peu développé, sauf une ou deux exceptions, par les études publiées dans ce recueil, celui des vertus requises du gouvernant, l’on évoquera tour à tour Cicéron et Richer de Reims : Le premier a consacré quelques passages de son De Officiis à fides, soulignant sa valeur morale, soulignant aussi que le fondement de la justice est la fides impliquant constantia et véracité dans les paroles et les conventions6. Le gouvernant, écrit-il au livre I, doit se souvenir que c’est à sa fides que sont confiés le soin de représenter sa cité (personam civitatis se gerere) et de soutenir sa dignité, celui de conserver les lois, de délimiter les droits de chacun7. Richer de Reims8, dix siècles après Cicéron, est lui aussi, comme le souligne l’une des contributions présentes dans ce recueil, un grand utilisateur du mot 10fides. Lui aussi en fait l’une des trois grandes vertus que se doit de posséder le gouvernant : « […] ne doit être promu à la royauté que celui qui s’illustre, non seulement par la noblesse du corps, mais par la sagesse de l’esprit, celui que sa fides protège, que sa magnanimité fortifie » ([…] quem non solum corporis nobilitas, sed et animi sapientia illustrat, fides munit, magnanimitas firmat). Voilà ce que Richer fait dire, en juin 987, à l’archevêque Adalbéron de Reims dans le discours qu’il prête à ce dernier lors de l’ouverture de l’assemblée dont la tâche sera d’élire le successeur du roi Louis V. Et l’archevêque, pour disqualifier Charles de Lorraine au profit d’Hugues Capet, de souligner que « la fides ne régit pas » le prétendant carolingien9. Animi sapientia, fides, magnanimitas : nous sommes ici dans le droit fil de la tradition éthico-politique romaine10 et la fides dont il s’agit est le comportement sincère et droit, notamment le respect de l’engagement pris, vertu essentielle, chez le gouvernant à la fides duquel, dans l’esprit de Richer aussi, est confiée la res publica.
Les deux journées d’études (octobre 2011 et octobre 2012) consacrées à la fides médiévale qui se sont tenues dans le cadre de l’Institut Catholique d’Études Supérieures de La Roche-sur-Yon ont permis d’approfondir la notion et d’évoquer, à travers diverses époques de ce long Moyen Âge et dans un cadre géographique très large – royaume franc, mais aussi Angleterre et Écosse, Germanie, Irlande, Islande et Espagne chrétienne –, l’un ou l’autre des multiples domaines de la vie politique et sociale dans lesquels la fides entre en jeu comme fondement de la relation à autrui : engagements contractuels ; procédures de solution des conflits au sein du monde nobiliaire ; gouvernement par conseil ; relations de sujets à prince, de prince à titulaires d’honores laïques ou de dignités ecclésiastiques, de vassal à seigneur ; relations de voisinage au sein des communautés d’habitants, grandes et petites, vie des métiers et des communautés universitaires. Quant à la fides au sens religieux, celle-ci, outre qu’elle détermine un système achevé de comportements sociaux et vient valider le statut juridique de la personne au sein du monde des croyants, peut s’avérer être source d’attitudes d’incompréhension entre 11groupes humains, ainsi que le suggère la dernière des contributions proposées dans ce volume.
Yves Sassier
Université Paris-Sorbonne et ICES
Wojciech Falkowski
Université de Varsovie
1 Voir en particulier É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, 2 tomes.
2 Servius, Aen. VIII, 64 : Cicero foedera a fide putat dicta ; Isidore de Séville, Etym. : Foedus est pax quae fit inter dimicantes vel a fide, vel a fetialibus id est sacerdotibus dictum. Paul Diacre, Sexti Pompei Festi de verborum significatu, éd. Lindsay, 1913, p. 74. Foedus appellatum […] vel quia in foedere interponabitur fides.
3 Sur les différents sens de fides, voir aussi G. Freyburger, Fides. Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne. Paris, 1986.
4 P. Boyancé, « les Romains, peuple de la fides », Bulletin de l’association Guillaume Budé, Lettres d’humanité, 1964, 23, no 4, p. 419-435. Voir aussi P. Grimal, « Fides et le secret », Revue de l’histoire des religions, 1974, 185-2, p. 141-155.
5 Étymologie, VIII, 2-4 : Nomen fidei inde est dictum si omnino fiat quod dictum est aut promissum. Et inde fides vocata, ab eo quod fit illud quod inter utrosque placitum est, quasi inter deum et hominem. La première partie de cette formule peut être comparée à Cicéron, De re publica, IV, 7 : Fides enim nomen ipsum mihi videtur habere, cum fit, quod dicitur, ou à ce que Cicéron écrit au De officiis, I, 23 : Credamus quia fiat quod dictum est appellatam fidem.
6 De officiis I, 23 : Fundamentum autem est iustitiae fides, id est dictorum conventorumque constantia et veritas.
7 De officiis I, 124 : Est igitur proprium munus magistratus intelligere personam civitatis se gerere debereque ejus dignitatem et decus sustinere, servare leges, iura describere, ea fidei suae commissa meminisse. Sur la fides chez Cicéron, voir aussi De officiis, IX, 33 ; De republica, II, 2.
8 Richeri historiarum libri IIII, éd. H. Hoffman, MGH Scriptores, Hanovre, 2000, p. 237-239 (IV-11). Voir aussi l’édition de R. Latouche, aux Belles Lettres, Paris, 1930, avec traduction en français. Sur Richer, voir en particulier, outre les présentations de ces deux éditeurs, H. H. Kortüm, Richer von Saint-Remi : Studien zu einem Geschichtsschreiber des 10. Jahrhunderts, Stuttgart, 1985 ; J. Glenn, Politics and History in the tenth Century. The World and Work of Richer of Reims, Cambridge university press, 2004.
9 Richerii Historiarum…, éd. Hoffman, p. 238.
10 Sur les vertus du gouvernant au temps de l’empire, voir A. Wallace-Hadrill, « The emperor and his virtues », Historia, 30, 1981, p. 298-323. Sur fides, voir p. 323.
- CLIL theme: 3386 -- HISTOIRE -- Moyen Age
- ISBN: 978-2-406-07902-6
- EAN: 9782406079026
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07902-6.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-27-2018
- Language: French