Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Charles Nodier. Biographie
- Pages : 7 à 16
- Collection : Biographies, n° 1
Chapitre d’ouvrage : 1/20 Suivant
Préface
La biographie serait « aussi impossible à définir qu’à pratiquer1 » ; Daniel Madelénat conclut ainsi un long essai consacré à ce type d’entreprise littéraire. Constat pessimiste, voire défaitiste qui tient, pour l’essentiel, au fait qu’elle ne soit pas reconnue comme genre littéraire par les doctes et qu’elle soit écartelée entre science et art.
Le biographe est, en tout premier lieu, historien. Il cherche à restituer une vérité qu’il fonde sur des témoignages pluriels dont il a pris soin de vérifier la véracité, forcé parfois de se contenter de la crédibilité. Face à ces témoignages, pléthoriques quelquefois, il a le devoir de faire un choix, un double choix même. Tout d’abord, il lui revient de retenir ou pas l’épisode sur lequel portent ces témoignages et de lui accorder une importance quantitative et qualitative ; puis, il lui appartient de choisir quelle couleur il donnera à l’événement en question et, pour ce faire, il privilégiera tel témoin à tel autre. Ces choix se font, tous deux, en fonction d’une ligne de conduite générale : le biographe connaît la fin de l’histoire qu’il entreprend de raconter. En cela, il fabrique du destin. Doit-on penser que c’est là qu’il abandonne la science pour faire œuvre d’art ? Cela n’est pas bien certain, tant il est vrai que l’historien lui aussi est soumis à cette loi. Comment faire le récit des conquêtes napoléoniennes, des victoires fulgurantes puis des échecs meurtriers, sans en rendre compte par rapport au mot de la fin, c’est-à-dire Saint-Hélène et la mort en exil ?
Mais le respect scrupuleux du fait vrai, l’accumulation des dates, l’observation rigoureuse de l’ordre des événements qui incombent à l’historien, risquent de conduire à la rédaction d’une chronologie, non d’une biographie. Ce n’est que dans la chronologie que l’effacement du biographe est effectif. Dès que l’on passe à la biographie, qui est peu ou prou un récit, l’identité du biographe se fait sentir. On pourrait 8croire également, que c’est ici que l’historien se fait romancier. Cela reste encore à prouver ; la lecture successive de deux ouvrages de deux historiens, reconnus comme tels, Pierre Gaxotte et Albert Soboul2, sur une même période de l’histoire, la Révolution française en l’occurrence, renseigne parfaitement cette question. Tous deux ont pour but la vérité de l’événement et cependant quelles différences entre leurs ouvrages, différences qui trouvent leur origine dans les appartenances politiques diamétralement opposées de ces deux hommes de science.
Où commence donc la tentation du romancier ? Elle se manifeste, croyons-nous, dans le désir légitime d’animer, de donner une âme à ce qui n’est qu’un amas de données objectives, semblables à des signes de vie, mais non à la vie elle-même. Il s’agit, dit encore Daniel Madelénat, de « métamorphoser l’absence en présence3 ». La tentation est grande alors de brosser des scènes, de décrire des paysages, de rédiger des dialogues, mieux encore et plus dangereux, d’analyser les sensations et émotions du personnage qui devient héros. Il y a bien là une question de mesure, de frontière à ne pas franchir. Le biographe doit faire montre de « la richesse humaine d’un vibrant résonateur, et [de] l’effacement d’une chambre d’échos4 ». De l’empathie lucide donc qui s’interdit la sympathie aveugle.
À ces difficultés inhérentes à l’écriture biographique s’en ajoute une nouvelle et non des moindres lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas dans ce volume, d’un écrivain. Biographe et biographé ont un mode d’expression commun et la tentation empathique pourrait aller jusqu’au mimétisme stylistique, car il appartient au biographe de rendre compte autant que faire se peut de l’œuvre de l’écrivain duquel il se propose de raconter la vie. On a longtemps pratiqué l’approche qui consistait à distinguer la vie de l’œuvre en juxtaposant les deux mots5 dans le titre même de l’ouvrage ; l’opération est périlleuse, voire contre-productive. La raison en est assez évidente. La production littéraire, même lorsqu’elle emprunte les filtres poétiques les plus retors et les plus secrets, est liée à un contexte événementiel, personnel, mais aussi historique au sens 9large du terme qui l’éclaire, la suscite. Et à l’inverse, on est mieux armé pour comprendre certains comportements lorsqu’on consulte l’œuvre de l’intéressé, fût-elle de fiction. La production d’une œuvre est donc à considérer comme un événement qui trouve sa place dans la chaîne du temps dont on cherche à scruter la cohérence, aussi relative soit-elle. L’en retirer, c’est la priver de ses racines, c’est faire de l’analyse in vitro.
À cette difficulté concernant l’identité du statut du biographe et de son sujet, s’en ajoute une autre, encore une devrait-on dire, à savoir que le biographé ait lui-même rédigé une autobiographie plus ou moins avouée. C’est le cas de l’écrivain à qui nous consacrons ces pages, Charles Nodier. En 1799-1800, il a à peine vingt ans, il écrit un texte relativement bref qu’il titre avec désinvolture et provocation assumée Moi-même. S’agit-il d’une autobiographie ? Oui, à condition que ce type d’écrit soit autorisé à emprunter les habits bariolés de la Fantaisie. En 1834 – il a donc cinquante-quatre ans – il poursuit chez le libraire Renduel, l’édition de ce qu’il appelle, bien faussement, ses « Œuvres complètes », par un dixième volume qui réunit plusieurs récits sous le titre de « Souvenirs de jeunesse ». Dans l’Avertissement du volume, il reconnaît entreprendre une « gracieuse récapitulation des années écoulées », mais il ajoute « tout le monde rêve avec enchantement de sa vie passée, moi, je l’écris6. » Le lecteur, mais encore plus le futur biographe, est ainsi prévenu : les récits qui vont suivre sont bien inspirés de la vie de l’auteur. Et cette inspiration laisse entendre que le réel du passé et le fictif du souvenir vont s’entremêler étroitement sans qu’aucune soudure ne soit visible, grâce au mystérieux travail du rêve, maître mot de l’univers nodiériste, nous aurons à y revenir très souvent. Impossible donc – Nodier prend la peine de nous l’interdire – de prendre ces deux types d’ouvrage pour argent comptant. Mais on aurait tort d’en détourner le regard et de les refuser catégoriquement comme source d’informations. L’autobiographie de fantaisie et les souvenirs plus ou moins rêvés, à défaut de livrer des faits strictement authentifiés, nous révèlent des vérités psychologiques non moins passionnantes à observer.
Enfin, ajoutons encore à cette litanie des « difficultés » une dernière et non des moindres. Nous disions que le biographe était avant tout historien et Nodier lui-même s’est exprimé à maintes reprises sur la validité de la démarche historique. Il la met régulièrement en doute. 10Citons, entre autres exemples, l’incipit de son œuvre la plus célèbre, La Fée aux Miettes, où le narrateur jette furieusement un volume de Tite-Live, dont le nom à lui seul est une sorte d’antonomase de la figure de l’historien, puis formule cette réflexion ouvertement critique : « L’histoire positive ! […] l’expression d’une aveugle partialité, le roman consacré d’un parti vainqueur, une fable classique devenue si indifférente à tout le monde que personne ne prend plus la peine de la contredire7 ! » Voilà qui est dit : Nodier semble récuser par avance l’entreprise biographique.
Pourtant les écrits de ce type, concernant Nodier, ne manquent pas. Au lendemain de sa mort, en 1844, l’un de ses proches disciples, Francis Wey compose une « Vie de Nodier » qui précèdera la Description raisonnée d’une jolie collection de livres, ouvrage posthume. Citons les derniers mots de ce texte, pour en apprécier la tonalité : « Charles Nodier ne laisse à ses enfants que l’éclat de son nom, l’héritage des amitiés vraies qu’il avait amassées, l’exemple d’une vie sans tache, les souvenirs d’un esprit adorable et d’un cœur parfait ; tout ce qu’il faut pour y songer sans cesse et ne se consoler jamais8. » Cette vie composée à chaud, si l’on ose dire, est trop proche de l’éloge funèbre pour apporter les garanties nécessaires à la lucidité du biographe. Puis c’est au tour de Jules Janin de se livrer au même exercice, la même année, pour introduire Franciscus Columna, autre œuvre posthume. Citons cette fois, les premiers mots de cette notice : « Il ne faut pas le laisser mourir ainsi, cet homme d’un si rare bon sens, qui, sans lui rendre les honneurs mérités, a été le plus charmant et le plus fécond des beaux esprits de ce temps-ci9 ». Ici, ce sont les superlatifs qui éveillent, d’entrée de texte, une certaine méfiance.
En 1867, paraît un texte capital pour qui cherche à mieux connaître Charles Nodier : Épisodes et souvenirs de sa vie, de la main de sa fille, auteure elle même, et qui livre au public, vingt-trois ans après la mort de son père, un livre très attachant. Dans l’avant-propos dudit livre, elle avoue en avoir eu l’idée vingt ans plus tôt, mais y avoir renoncé, trop consciente de son « insuffisance face à une tâche aussi imposante10 ». 11Mais « [a]ujourd’hui – ajoute-t-elle – je sais qu’il a vécu pour moi, et, depuis notre séparation, je me suis mise à vivre pour lui. Grâce à Dieu et aux tendres enseignements paternels, j’ai une foi assez sûre dans un avenir où nous serons de nouveau réunis, pour me dire qu’il n’est pas trop tard11. » Très prudemment, Marie Nodier ne parle à aucun moment de biographie ; les termes de « souvenirs » et d’« épisodes », choisis pour le titre, disent bien que l’ouvrage ne prétend pas délivrer une vérité absolue sur l’homme et l’écrivain. Elle raconte, pour l’essentiel, d’après ses propres souvenirs ; parfois ceux de ses parents pour la période qui précède sa naissance. Dès lors, le biographe lira ces pages souvent plaisantes, quelquefois émouvantes, avec grand intérêt, mais il se gardera de les prendre trop exclusivement comme source d’informations. L’écriture de Marie Nodier est inspirée, de son propre aveu, par l’amour qu’elle n’a cessé de porter à son père, et par un désir de défendre sa mémoire qu’elle voit attaquée sur plusieurs fronts12. Autant dire que l’orientation de l’ouvrage, dominée par les sentiments, interdit au biographe de lui accorder une confiance aveugle, à tout le moins sur la réalité des faits ; en revanche, il est une mine d’une grande richesse pour appréhender et rendre compte des liens entre père et fille.
Je voudrais également mentionner deux ouvrages consacrés à Nodier, du début du siècle dernier, en ce qu’ils représentent chacun à son tour, deux tendances bien marquées de l’approche biographique nodiériste.
En 1919, paraît La Jeunesse de Charles Nodier, Les Philadelphes, que l’auteur Léonce Pingaud qualifie d’« essai biographique13 ». Dès la préface, Pingaud cite Louis de Loménie, un quasi-contemporain de Nodier qui « l’accusa d’un penchant invétéré à travestir, à distance, ses rêves en réalités ; il le qualifia “celui qui s’est le moins embarrassé à fabriquer des histoires à propos de l’histoire14”. » Puis, le prétendu biographe ajoute pour son propre compte : « Nodier a toujours vécu, pensé, écrit au jour le jour, sans se souvenir de ce qu’il avait fait ou dit la veille ; de là de sa part beaucoup de contradictions et de mensonges à demi volontaires15 ». Le propos, à effet totalisant, est rude, on en conviendra, 12et laisse augurer que les pages qui vont suivre s’attacheront à vérifier très exactement la réalité de chaque événement et principalement ceux qui ont pour source principale les affirmations de Nodier lui-même. Et en effet, Pingaud consacre un chapitre entier aux « idées de Nodier sur l’histoire16 », puis à « L’histoire des sociétés secrètes de l’armée17 », et un troisième aux « Souvenirs de jeunesse, souvenirs de la Révolution18 ». On ne sera pas surpris qu’un professeur d’Histoire, comme Léonce Pingaud, s’attache si exclusivement à souligner les erreurs et inventions de Nodier et il convenait probablement de le faire, sans pour autant affirmer faire œuvre de biographe. Une telle biographie, ne fût-elle qu’un essai, est bien réductrice. Mais surtout, elle ressasse à l’envi, ce travers relevé chez Nodier et qui était, déjà chez ses contemporains, un lieu commun. On établirait aisément une liste impressionnante de citations qui soulignent le même trait, à commencer par le discours de réception à l’Académie française de Mérimée19.
Le second ouvrage est de Marguerite Henry-Rosier ; il paraît en 1931 chez Gallimard. L’auteure, cette fois, se laisse séduire par l’aspect éminemment romanesque et aventureux de la vie de Nodier qui la conduit jusqu’à esquisser des dialogues entre Nodier et son père entre autres. On reconnaîtra volontiers que la tentation est grande et que les événements, même parmi les plus vérifiés de cette vie, portent, de nature, le sceau de l’extraordinaire. Ajoutons encore que l’ouvrage paraît dans la collection : « Vie des hommes illustres » qui a la vocation, louable au demeurant, de rendre accessible à un large public, les épisodes d’une vie mouvementée à souhait. Citons les mots qui achèvent le bref avant-propos de l’ouvrage : « Et ceci dit, laissons vivre au cours de sa vie aventureuse, notre héros20 … ». Le ton est donné par ces quelques mots. Mais ce faisant, l’auteure ouvre la voie à une certain nombre d’autres biographies qui s’aventureront sans vergogne sur cette voie romanesque, séduisante certes, mais sujette à caution.
13Avec le désir vétilleux de vouloir examiner la véracité de chaque fait et de s’y tenir et celui de conférer un souffle romanesque aux moments d’une vie réellement fort agitée, se dessinent les deux tendances dominantes d’une certaine critique nodiériste. La biographie que nous proposons cherche à éviter ces deux attitudes. D’une part, il faut admettre que les mensonges ou les oublis sont susceptibles d’en dire beaucoup sur la psychologie de celui qui en est responsable et que le point de vue du censeur est ici bien infécond ; d’autre part, quel que soit le caractère aventureux des moments de la vie d’un créateur, c’est probablement dans les arcanes de sa création que se trouve le plus riche enseignement surtout pour celui qui n’a cessé d’affirmer que la vie rêvée était aussi importante en quantité et en qualité que la vie vécue21.
Nous avons souligné deux traditions biographiques concernant Nodier, diamétralement opposées, mais il faut nous empresser d’ajouter que d’autres travaux d’érudition, non biographiques cette fois, et particulièrement en ce qui concerne sa correspondance, ont éclairé bien des moments de la vie de Nodier avec une précision qui a permis de fixer beaucoup d’événements et de tordre le cou à nombre de péremptoires allégations. Jacques-Remi Dahan s’en félicite dans la préface de son ouvrage : « Bien des légendes s’effondrent définitivement : l’idée selon laquelle Charles Nodier aurait été un affabulateur de génie est si communément acceptée que la démonstration de la véracité de son témoignage apparaît plus extraordinaire que la mise en évidence des rares libertés qu’il a prises avec l’histoire ! […] Nous avons même acquis la conviction que le plus rocambolesque des récits de Nodier, celui des événements de 1805 relatés tant dans l’Histoire des sociétés secrètes (1815) que dans les Suites d’un mandat d’arrêt (1834), reposait sur des faits pour l’essentiel irréfragables22 ».
Si donc la biographie est « impossible à définir » ou peu s’en faut, nous venons de le vérifier brièvement, nous voulons croire qu’elle n’est pas « impossible à pratiquer » ; le lecteur des pages qui suivront en jugera.
14Reste cependant à tenter de répondre aux questions : mais pourquoi une biographie ? qu’est-ce qui justifie que l’on entreprenne ce type de récit ? et plus particulièrement dans le cas de Nodier ?
Toute biographie est une opération de séduction. Elle s’adresse à un lecteur qui a une vague connaissance de l’œuvre : il aura lu La Fée aux Miettes par exemple, ou alors il aura croisé le nom de l’auteur dans une histoire du romantisme qui mentionne l’importance du rôle joué par le bibliothécaire de l’Arsenal, dans cette histoire. On imagine mal en revanche un lecteur qui n’aurait jamais entendu parler de l’auteur en question, lire l’ouvrage qui lui est consacré. L’écriture de cette biographie vise donc à approfondir la connaissance que l’on commence à avoir de l’auteur ; le biographe cherche à convaincre son lecteur que, oui, la vie de Charles Nodier présente un réel intérêt et que bien des moments de cette vie réveillent en lui des émotions qu’il connaît, qu’il éprouve ou a éprouvées. La biographie est aussi l’occasion d’un partage, d’une découverte intime qui a valeur introspective ; elle doit faire que le lecteur se sente devenir le contemporain de cet autre, si semblable à lui dans certains moments, qu’il découvre au fil des pages.
Mais plus encore que ce rapprochement espéré, la biographie vise à persuader que la lecture de l’œuvre réserve des surprises et des enchantements insoupçonnés. Dans le meilleur des cas, la biographie est le premier pas qui mène à sa lecture. C’est tout particulièrement le cas pour Nodier.
En effet, une autre tradition critique tenace voudrait que Nodier n’ait écrit aucune œuvre majeure. Sainte-Beuve le premier a cherché à suggérer cette improbable image d’un auteur qui, certes, a beaucoup écrit, et dont rien ne peut être retenu. Dans des pages brillantes, il le qualifie de littérateur, « riche, aimable et presque insaisissable polygraphe […] Ce qui caractérise précisément son personnage littéraire, c’est de n’avoir eu aucun parti spécial, de s’être essayé dans tout […] et d’avoir été vu presqu’aussitôt ailleurs23. » Après cette présentation bien réductrice, l’illustre critique aura l’occasion de citer assez longuement des œuvres mineures, ne fera que mentionner Smarra ou La Fée aux Miettes et oubliera L’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux. Un autre critique contemporain, Gustave Planche, avait déjà, quatre ans avant Sainte-Beuve, 15dressé un portrait de l’auteur Nodier assez proche du littérateur : « Au lieu d’éparpiller sa puissance, de toucher à tout sans rien manier avec résolution […] si Charles Nodier avait voulu réunir toutes ses forces dans une idée unique et constante, si, avec la chaleur de tête de Diderot et l’imagination capricieuse et maladive d’Hoffmann, il avait pris parti entre l’encyclopédie et le violon de Crémone, il aurait eu la destinée retentissante qu’il méritait. Voilà pourquoi ceux qui le connaissent le trouvent supérieur à toutes les œuvres qu’il a laissées24 ». S’il est permis d’accepter que pour des critiques contemporains de Nodier, il n’était peut-être pas aisé de prendre la mesure de l’originalité de son talent, il est plus regrettable que cette attitude face à l’œuvre de Nodier ait perduré. En 1890, Alexandre Estignard, dresse le portrait de l’auteur et l’ouvre par une reprise de l’expression inaugurée par Sainte-Beuve : « Il restera dans la mémoire de tous comme le littérateur par excellence […] c’est là son titre, c’est là sa gloire25 », puis il aura cette formule brillante quoiqu’un peu absconse « Ce qui fait la gloire de Nodier, ce ne sont pas ses créations, c’est son talent d’écrivain26 », avant de conclure « [o]n peut dire de Nodier qu’il a fait bien des livres, mais qu’il n’a pas fait un livre, ou du moins qu’il aurait pu produire un livre attestant d’une manière plus éclatante ses brillantes, ses admirables qualités27. »
C’est cette autre tradition que la biographie qui suit voudrait démentir. Nodier a beaucoup écrit, c’est incontestable. Écrire est pour lui un métier dont le produit lui permet de faire vivre sa famille ; mais n’est-ce pas le lot de bien des écrivains de l’époque moderne, à partir du moment où le mécénat n’existe plus. En revanche, on veut affirmer avec force que des œuvres comme certains de ses contes et particulièrement La Fée aux Miettes, au titre volontairement bien trompeur, inaugure une veine très novatrice en se fondant sur les phénomènes du sommeil et ceux de la folie ; ou que L’Histoire du roi de Bohême, au titre non moins trompeur, est à n’en pas douter un essai en action sur des questions de narratologie qui ont agité la critique de la fin du xxe siècle. Ce ne sont là que deux exemples parmi bien d’autres que les pages qui vont suivre auront l’occasion de développer.
16Tout travail sur un auteur, qu’il soit biographique ou non, est nécessairement celui d’une équipe. Le biographe est soutenu, encouragé par ceux qui mettent à sa disposition les précieux documents dont il a besoin, dont son écriture se nourrit. Et en ce qui concerne Nodier, le biographe a le plaisir d’exprimer sa profonde reconnaissance à la famille Mennessier-Nodier qui a eu la générosité de l’accueillir, avec bienveillance tout d’abord, puis amitié très vite, pour qu’il puisse disposer du fonds qui est en sa possession. Reconnaissance aussi à l’égard de la bibliothèque de Besançon et de ses deux conservateurs dont le dévouement à la cause nodiériste n’a jamais faibli. Pour que ces manifestations de gratitude soient complètes, je ne saurais oublier mes compagnons en Nodiérie, Virginie Tellier, Caroline Raulet-Marcel, Jacques Geoffroy et Sébastien Vacelet qui ont créé avec moi, les Cahiers d’études nodiéristes, prolongement indispensable de cette biographie, pour aller plus loin dans la connaissance de Charles Nodier et de son œuvre.
1 Daniel Madelénat, La Biographie, Littératures modernes, Paris, Puf, 1984, p. 204.
2 Pierre Gaxotte, La Révolution française, Paris, Fayard, 1928 ; Albert Soboul, Histoire de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1962.
3 Daniel Madelénat, La Biographie, op. cit., p. 143.
4 Ibidem, p. 94.
5 Ainsi s’est tenu un colloque à Lausanne les 8 et 9 novembre 2007 : La vie et l’œuvre ? recherches sur le biographique, publié à Lausanne, UNIL, 2008.
6 Charles Nodier, Souvenirs de jeunesse, in Œuvres Complètes, X, Paris, Renduel, 1834, p. vi.
7 Charles Nodier, La Fée aux Miettes, in Trilogie écossaise (éd. S. Vacelet et G. Zaragoza), Paris, Champion classiques, 2013, p. 356.
8 Charles Nodier, Description raisonnée d’une jolie collection de livres, Paris, Techener, 1844, p. 36.
9 Charles Nodier, Franciscus Columna, Paris, Techener, 1844, p. 5.
10 Mme Mennessier-Nodier, Charles Nodier, épisodes et souvenirs de sa vie, Paris, Didier, 1867, p. 2.
11 Ibidem, p. 2-3.
12 Voir page 26.
13 Léonce Pingaud, La Jeunesse de Charles Nodier, Les Philadelphes, Paris, Champion, 1919, p. 9.
14 Ibidem, p. 6.
15 Ibidem, p. 10.
16 Notons au passage que Léonce Pingaud cite un passage de La Fée aux Miettes en l’attribuant faussement à Trilby, p. 154.
17 C’est le titre d’un ouvrage que Nodier publie anonymement en 1815, où il tente de faire la preuve que les Philadelphes (voir p. 188) ont joué un rôle important dans « la destruction du gouvernement de Bonaparte ».
18 Référence aux ouvrages de Nodier : Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l’histoire de la Révolution et de l’Empire, Paris, Levavasseur, 1831 et Souvenirs de jeunesse, Paris Renduel, 1834.
19 Voir p. 24.
20 Marguerite Henry-Rosier, La Vie de Charles Nodier, Paris, Vie des hommes illustres, Gallimard, 1932, p. 7.
21 « La vie d’un homme organisé poétiquement se divise en deux séries de sensations à peu près égales, même en valeur, l’une qui résulte des illusions de la vie éveillée, l’autre qui se forme des illusions du sommeil. » Charles Nodier, Smarra, in Œuvres de Charles Nodier, III, Paris, Renduel, 1832, p. 11.
22 Charles Nodier, Correspondance de jeunesse (éd. Jacques-Remi Dahan), Genève, Droz, 1995, p. 16-17.
23 Article écrit en 1840, Sainte-Beuve, Portraits littéraires, in Œuvres, tome II, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 298.
24 Gustave Planche, Portraits littéraires, Paris, Werdet, 1836, p. 147.
25 Alexandre Estignard, Portraits Franc-Comtois, Tome 3e, Paris, Champion, 1890, p. 37.
26 Ibidem, p. 87.
27 Ibidem, p. 141.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10747-7
- EAN : 9782406107477
- ISSN : 2781-274X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10747-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/05/2021
- Langue : Français