Introduction
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Censure et Tabou
- Auteur : Mugnier (Vincent)
- Pages : 29 à 31
- Collection : Littérature et censure, n° 9
Introduction
Le religieux primitif domestique la violence, il la règle, il l’ordonne et il la canalise contre toute forme de violence proprement intolérable1.
Sigmund Freud considère dans son célèbre essai Totem et tabou de 1913 que la prohibition de l’inceste est le « grand événement par lequel la civilisation a débuté2 ». Ce sont les dimensions métaphysiques − fondatrices et universelles − d’un tel interdit que le premier chapitre de ce volume s’attachera principalement à analyser. Il s’agit en effet d’interroger le tabou, dont l’inceste est la manifestation la plus emblématique, dans son sens plein, quasi-hyperbolique, tel que le fondateur de la psychanalyse a pu le définir : « un interdit immémorial, imposé de l’extérieur par une autorité et dirigé contre les plus forts des désirs des hommes3 ». Le phénomène de l’inceste, en tant que motif présidant à l’instauration du tabou mais aussi matérialisation d’un tel principe nécessairement abstrait, sera, lui aussi, à envisager dans son acception la plus concrète, notamment tel que les récits religieux, cosmogoniques ou légendaires des diverses civilisations l’ont présenté. Quand bien même les écrivains ici évoqués se situent tous dans une forme de laïcité ou de laïcisation plus ou moins assumée, du siècle des Lumières au xxe siècle, c’est bien à la question du religieux au sens large du terme qu’ils se confrontent. La prohibition de l’inceste n’est-elle pas tenue, si l’on suit la leçon de René Girard dans La Violence et le sacré, comme l’invention du « religieux primitif », lequel « domestique la violence […] la règle […] l’ordonne et 30[…] la canalise contre toute forme de violence proprement intolérable » ? Cette remémoration de l’acte prohibitif a valeur heuristique : elle impose aux archéologues de la morale que sont les écrivains un positionnement éthique vis à vis de ces deux stades successifs de l’humanité, exclusifs l’un de l’autre, que sépare symboliquement la prohibition de l’inceste : l’état de nature et l’état de culture. Or, de manière très significative, indépendamment des disparités historiques et idéologiques, c’est une singulière ambivalence qui caractérise le regard que chacun des écrivains étudiés au sein de ce chapitre porte sur l’inceste, dialectique de l’attrait et de la répulsion qui est le principe même du tabou.
Traitant de l’inceste au siècle des Lumières, l’article de Guilhem Armand qui inaugure le volume analyse le traitement que les philosophes réservent à cette question, notamment celui de Denis Diderot. Si les « règles régissant la société doivent se fonder sur la Nature », l’inceste en tant que phénomène naturel abrogé par une loi civile semble a priori faire figure d’exception. Or, tout l’enjeu de l’article est de montrer qu’à travers les diverses fables forgées par un Diderot prétendument libertin, il ne se détache aucune ligne éthique absolument tranchée. Tandis que Le Neveu de Rameau fustige la barbarie de l’inceste fils-mère, l’utopie otaïtienne du Supplément au voyage de Bougainville présente à l’inverse un monde exotique où « la licence est poussée jusqu’à la possibilité de l’inceste ». L’auteur de l’article considère finalement que l’inceste a valeur heuristique en tant que cas-limite : ce phénomène met en abyme l’aporie d’une historicité téléologique, ou encore, plus généralement, « la vanité de l’entreprise des Lumières, et, en particulier de Diderot lui-même, qui vise à décoder les lois de la nature ». Vincent Mugnier, dans une perspective psychocritique, s’intéresse quant à lui au traitement réservé par le romantique Gérard de Nerval à une figure allégorique emblématique du mazdéisme persan : le ferouer, que les exégètes européens pouvaient rapprocher « tantôt de l’ange gardien » du christianisme « tantôt de l’idée platonicienne ». L’un des enjeux de l’article est de montrer que le détour par l’eschatologie dualiste mazdéenne permet à l’auteur de projeter sa propre ambivalence psychique, notamment ses fantasmes incestueux, sur une instance tierce, lesquels fantasmes sont donc réalisés par personnage interposé. En termes métagénériques, l’article interroge la pertinence du choix de la relation orientale, notamment la manière dont un territoire triplement étranger : un Levant décentré dans le passé 31et mythologique paraît autoriser une remontée fantasmatique à destination d’une époque antérieure à l’instauration de la Loi morale. Nulle apologie de l’inceste au demeurant mais une indépassable ambivalence dans la mesure où jamais les limites séparant l’auteur du personnage autofictionnel perpétrant le tabou ne sont franchies.
Vincent Mugnier
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15012-1
- EAN : 9782406150121
- ISSN : 2492-301X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15012-1.p.0029
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/10/2023
- Langue : Français
- Mots-clés : Mythologie, Nerval, Orient, psychanalyse, sosie