Éditorial
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Tristan Corbière
2020, n° 3. « ce vertigineux livre » - Auteur : Houzé (Benoît)
- Pages : 13 à 16
- Revue : Cahiers Tristan Corbière
Éditorial
« ce vertigineux livre des Amours jaunes » : trouvé a posteriori comme ceux des numéros précédents, ce sous-titre tiré des Poètes maudits de Verlaine ne vise, une nouvelle fois, pas à annoncer strictement une thématique de recherche, mais à donner une tonalité d’ensemble au volume.
C’est tout d’abord bien le recueil de Corbière, et lui seul – l’édition Bertrand ayant fait le choix, que nous croyons judicieux, de n’adjoindre aucun texte périphérique – qui fut proposé à l’écoute et à l’étude, à la découverte ou à la redécouverte des candidats et des préparateurs aux agrégations de Lettres, en l’année universitaire particulièrement troublée que nous venons de vivre. Si la rencontre entre l’institution concurrentielle et le poète « paria » dut parfois être un vrai choc, gageons que le vertige – un vertige de sens, au carrefour du corps et de l’esprit – prit tout de même à cette occasion des lecteurs qui auraient pu, sans ce programme, ne pas trouver l’occasion d’une lecture poussée. La myriade d’études publiées en cette circonstance (voir notre veille bibliographique en fin de numéro), souvent d’excellente qualité, et montrant de plus, dans leur énergique diversité, une forme de structuration collective de la réflexion contemporaine sur le recueil de Corbière – de grands axes tels que l’historicité, le lieu du poème, la matérialité de l’édition originale, les articulations entre radicalité et lisibilité, la scripturalité et l’oralité, émergeant de part et d’autre – confirme le fort intérêt de lecture qu’a suscité le recueil. Presque 150 ans après leur parution, Les Amours jaunes ont montré qu’elles avaient du répondant, « du cœur au ventre quelque part » (« Matelots ») – pour bien longtemps encore.
Les études de ce numéro se consacrent donc largement au recueil : en dépliant l’un de ses textes, selon son rapport à l’intertextualité (Esther Pinon) ou à la pose lyrique (Adolphe Maillot) ; en y suivant le fil d’une singulière logique d’écriture qui à la fois défait et revitalise la tradition et la voix poétiques (Sylvie Thorel) ; en évaluant son esthétique à l’aune du décadentisme qui y a plus tard puisé (Yann Mortelette) ; en étudiant 14ses points de suspensions, ses « répliques » dans la première réception (Steve Murphy), dans l’une des deux dernières proses de Corbière (Julien Vignères) ou dans les manuscrits tracés par le poète dans son exemplaire d’auteur (Benoît Houzé) ; en s’intéressant, enfin, à la matérialité éditoriale de son écriture, par trois voies et de trois manières singulièrement différentes (Yann Bernal, Charlène Clonts, Laurent Lescane).
Vertigineux, le recueil le devient en effet en particulier par l’attention aux détails, qui redoublent l’inspiration d’ensemble – comme si l’œuvre confirmait sa grandeur, sujette à caution, dans le minuscule, offrant aux lecteurs voulant bien y revenir un supplément au voyage des premières lectures. Vertige de trouver encore aujourd’hui du nouveau éclatant, de l’opéré inaperçu, dans l’unique et assez court ouvrage d’un poète maintes fois commenté ; vertige du travail des meilleures lectures actuelles sur les lectures passées, qu’elles déplacent et confirment à la fois, dont elles reconfigurent la pertinence.
Revenons, à ce propos, à la citation de Verlaine en sous-titre. On pourra s’étonner qu’elle n’ait quasiment jamais été rappelée par la critique, ancienne ou présente. C’est que, si elle provient bien des célèbres Poètes maudits, elle est plus exactement tirée de l’article sur Mallarmé, où Verlaine fait un crochet, un saut de carpe vers Corbière. Il faut donner cette digression dans son contexte, pour l’intelligence de la profondeur primesautière du Verlaine journaliste. Après avoir cité quatre pièces inédites du maître de la rue de Rome, il écrit :
Ces poèmes absolument inédits nous conduisent à ce que nous appellerons l’ère de publicité de Mallarmé. De trop peu nombreuses pièces d’une couleur et d’une musique dès lors très essentielles parurent dans le premier et le second Parnasses contemporains où l’admiration peut les retrouver à son aise. Les Fenêtres, le Sonneur, Automne, le fragment assez long d’une Hérodiade, nous semblent être les suprêmes entre ces choses suprêmes, mais nous ne nous attarderons pas à citer de l’imprimé loin d’être obscur comme du manuscrit, ainsi qu’il est arrivé – comment ? sinon par la MALÉDICTION qu’il a méritée, mais pas plus héroïquement que les vers de Rimbaud et de Mallarmé – à ce vertigineux livre des Amours jaunes de ce stupéfiant Corbière : nous préférons vous procurer la joie de lire ce nouvel et précieux inédit […].
Verlaine oppose la « publicité » des vers déjà imprimés de Mallarmé à l’obscurité de ses manuscrits inédits, qu’il préfère logiquement offrir au lecteur dans son article ; il ajoute cependant qu’un texte imprimé 15peut être « obscur comme du manuscrit », et donne alors l’exemple des Amours jaunes. Il ne s’explique pas, en apparence, l’ignorance générale de cette œuvre au moment où il écrit, et pourtant les volutes de sa phrase semblent y chercher, sinon une raison, du moins un sens. L’explication par la « MALÉDICTION » se heurte elle-même à la publicité, déjà plutôt bien établie à l’époque, de Mallarmé et de Rimbaud, tout aussi maudits que Corbière. La réponse au « comment ? » de l’obscurité corbiérienne reste donc, après les tirets d’aparté, en suspens, la phrase bifurquant vers la célébration du « vertigineux livre » du « stupéfiant Corbière ». Peut-être devrions-nous alors entendre que l’obscurité des Amours jaunes est partie liée à sa grandeur propre, au vertige qu’il génère, à une poétique spécifique qui aurait bizarrement donné à l’imprimé quelques caractères du manuscrit, y compris du point de vue de la réception du texte. L’obscurité évoquée par Verlaine n’est en tout cas nullement sémantique ; elle n’est, dans ce passage, même plus éthique – celle d’un « poète absolu » fatalement « incompris » – ; elle est poétique, elle participe implicitement à la signifiance vertigineuse du texte corbiérien. Elle semble solidaire d’une forme de réinvention de l’écriture.
On trouvera donc dans le présent numéro plusieurs pistes pour penser cette réinvention, en prenant notamment en compte le geste spécifique d’impression qu’a constitué la publication des Amours jaunes chez les frères Glady. Le distrait, l’insoucieux, le décourageux, le désabonné Corbière pourrait désormais être regardé comme le premier poète moderne de l’imprimé.
Notons enfin que nous étrennons dans ce numéro une section intitulée « Mémoire critique », qui doit recueillir d’importants textes aujourd’hui difficiles d’accès. Nous l’ouvrons avec une magnifique lecture de « Paysage mauvais » et « Nature morte » par Jean-Marie Gleize, qui avait déjà bien voulu figurer en tête de notre premier numéro. Ce texte est suivi de la première traduction française d’un important article d’Ezra Pound.
Nous avons eu la tristesse d’apprendre, durant la préparation de ce numéro, le décès de deux grands passeurs de Tristan Corbière. Christopher Pilling, poète, dramaturge et traducteur britannique, qui avait bien voulu donner l’une de ses récentes traductions de Corbière au premier numéro des Cahiers Tristan Corbière, s’est éteint en août 2019. Il avait publié deux importantes traductions de Corbière : celle, complète, des 16Amours jaunes (These Jaundiced Loves, Calstock, Peterloo Poets, 1995), et récemment un livre comprenant de nombreux textes non publiés dans le recueil, dont des extraits de l’album Louis Noir (Oysters, Nightingales and Cooking pots, Helsington, White Rose University Press, 2018). Bernard Meulien, qui faisait vivre par scènes et par vaux, mers et rivières, les textes de Corbière depuis les années 1980, pour le plus grand plaisir de publics qui découvraient souvent l’œuvre avec son spectacle, nous a, lui, quittés en juillet 2020. Nous dédions ce numéro à leur mémoire : ces deux artistes ont inspiré et inspirent encore nos lectures et recherches.
Trois articles figurant dans la section « Approches critiques » sont des actes de rencontres universitaires : les contributions d ’ Esther Pinon et de Yann Mortelette sont ainsi issues de la journée d ’ études « Les Amours jaunes de Corbière » (dir. Esther Pinon et Xavier Bourdenet), ayant eu lieu à l’Université Rennes 2 le 22 janvier 2020 ; l’entretien de Bernard Meulien avec Benoît Houzé provient quant à lui d’une demi-journée « Tristan Corbière » organisée par Jean-Luc Steinmetz et Benoît Houzé dans le cadre du Séminaire doctoral « Littérature du xixe siècle » dirigé par André Guyaux et Paolo Tortonese (Universités Paris-Sorbonne et Sorbonne Nouvelle) le 13 février 2015.
Benoît Houzé
Université Rennes 2, CELLAM Collège Gabriel Rosset, Lyon
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11248-8
- EAN : 9782406112488
- ISSN : 2608-5895
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11248-8.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/01/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français