Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Tristan Corbière
2020, n° 3. « ce vertigineux livre » - Auteurs : Rannou (Pascal), Houzé (Benoît)
- Pages : 399 à 402
- Revue : Cahiers Tristan Corbière
Comptes rendus
Nota bene – L ’ année 2019-2020 fut, du fait de la présence de Corbière au programme des agrégations de Lettres, exceptionnelle du point de vue du nombre des publications. La compréhension académique de cette œuvre relativement peu étudiée a beaucoup progressé. Cet événement critique nécessite une véritable revue de littérature, qui articule les contributions d ’ agrégation aux travaux passés. C ’ est ce que nous n ’ avons pu faire pour le présent numéro, pressés par le temps du rendu annuel. Nous espérons proposer ce travail dans le n o 4 des Cahiers. On trouvera, à la fin de la présente section, une veille bibliographique que nous espérons complète.
Juhel, Fabienne, La Mâle-mort entre les dents, Paris, Éditions Bruno Doucey, coll. « Sur le fil », 2020, 285 p.
Fabienne Juhel a publié cette année La Mâle-mort entre les dents, récit-hommage à son poète favori, Tristan Corbière, dont le titre est un vers de « La pastorale de Conlie ». Dans ce poème bouleversant, Corbière exprime sa révolte et son indignation face au sacrifice de l’armée bretonne, engluée à Conlie en 1870, et dont des milliers de soldats moururent de froid ou de dysenterie. Gambetta se méfiait d’une armée de Chouans virtuels, et préféra laisser croupir les Bretons mobilisés dans la boue plutôt que de les faire combattre. Quand on les envoya au front avec de vieux fusils, ils se firent laminer par les Prussiens.
L’idée de départ est très originale. F. Juhel met en scène Jean Moulin, qui illustra Les Amours jaunes sous le pseudonyme de Romanin, en plein cauchemar : il se voit parcourir un lugubre champ de bataille qui débouche sur le charnier humain que Romanin dessinera, et qui semble préfigurer les charniers nazis. Une semaine plus tôt, Jean Moulin avait rencontré Max Jacob à Quimper, et le poète lui avait fait découvrir Les Amours jaunes, et donc « La pastorale de Conlie ». Le jeune sous-préfet de Châteaulin voit alors surgir en rêve Corbière lui-même, qui l’entraîne 400en 1870. Jean Moulin va alors être le témoin muet des événements de Conlie, guidé par Tristan, qui s’y est engagé.
Dans la réalité, Corbière n’est pas allé à Conlie, dont il a entendu son beau-frère Aimé Le Vacher et son ami Rodolphe de Battine décrire le piteux et tragique épisode. Fabienne Juhel choisit d’emblée le merveilleux et prend aussi des libertés avec la vérité, ce qui est le droit d’une créatrice, du moment que cela ne nuit pas à l’image des disparus dont on refait la vie.
Le récit est composé avec astuce : chaque chapitre est précédé d’un quatrain issu de « La pastorale de Conlie ». Ils sont successivement situés dans tous les lieux qu’a fréquentés Corbière : demeure familiale à Morlaix, auberge Le Gad à Roscoff, domicile de Vacher – et Conlie, où il n’est donc jamais allé. Entre les chapitres se glissent des lettres écrites au poète par son ami le peintre Dufour, demeuré à Paris, et qui lui narre avec allant la façon dont on y dévore chats, chiens, rats et animaux du zoo. F. Juhel met aussi en scène la mère et la sœur du poète, l’une fâchée que son fils se soit engagé sans la prévenir, l’autre inquiète car sa santé précaire ne devrait pas lui autoriser de telles frasques. Tristan à Conlie fait œuvre de journaliste en parcourant les lieux misérables où croupissent ses compatriotes, dont il recueille les confidences et gagne la sympathie. Curieusement, les soldats que rencontre Tristan n’ont pas de patronymes bretons (sauf Jégu, et l’abbé Goavec) : l’auteure les nomme Piedvache, Le Grand, La Combine… Elle fait même s’exprimer le dénommé Bellec, à l’auberge Le Gad, comme un paysan gallo (p. 263). Curieusement aussi, elle ne retient pas le plus tragique de la célèbre méprise, rapportée par Camille Le Mercier d’Erm, puis par Morvan Lebesque, du général Marivault (p. 236). Les pauvres soldats à bout se seraient écriés devant lui « D’ar gêr, mon général ! » (« À la maison, mon général ! »), ce à quoi Marivault aurait répondu : « Ah ! Ces braves Bretons ! Ils veulent aller à la guerre ! Eh bien, on les enverra à la guerre1 ! ». F. Juhel ne mentionne pas cette réplique. Elle ne dit mot non plus de la prostitution qui infestait le camp, et donc beaucoup de Bretons moururent. Léon Bloy dans « La boue », un des récits de Sueur de sang, a consacré à Conlie un texte atroce. Il y relate les accouplements pratiqués à même la boue entre soldats et prostituées, 401dont l’une d’entre elle a pour surnom… Épitaphe, car sa syphilis envoie au cimetière bon nombre de ses clients. « Épitaphe » est aussi le titre d’un célèbre poème des Amours jaunes : Bloy y a sûrement pensé, car il est très peu vraisemblable qu’une prostituée se soit vue désigner ainsi, surtout par des bretonnants non francisés qui appelaient leur camp Kerfank : village de la fange (et non de la boue, qui se dit pri).
L’écriture, très dialoguée, est quasiment théâtrale. Le meilleur de ce livre réside dans le début et la fin, quand F. Juhel met en scène Jean Moulin. Le chapitre conclusif met en scène le héros de la Résistance dans sa galerie de Nice. Le fantôme de Corbière l’y retrouve et va lui inspirer l’eau-forte visionnaire qui évoque Conlie.
Le petit bijou éditorial qu’est La Mâle-mort entre les dents intéresse mais déçoit aussi un peu. Il ne s’y passe pas grand-chose, car la triste existence des réprouvés de Conlie est morne et répétitive. Surtout, l’auteure fait le choix de la truculence, alors que le poème inspirateur est tragique et révolté. On ne sent pas cette révolte, ici, et le « Corbière » mis en scène a une allure d’esthète dilettante – qu’il était dans la vie, mais pas quand il a écrit sa pastorale. Excepté au début, on ne savoure plus le style poétique habituel à F. Juhel, qui en adopte un autre, plus sémillant, voire allègre dans les lettres signées Dufour. Elle s’est très bien documentée, et peut-être la recherche historique nuit-elle à la spontanéité de son langage. Il reste que l’ouvrage se laisse lire et plaira aux amateurs de Tristan Corbière, dont il contribuera à augmenter le nombre.
Pascal Rannou
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Rannou, François, « Va vite, léger peigneur de comètes ». Sur Tristan Corbière, La Nerthe, 2019, 28 p.
Ce texte ne peut répondre à la cascade niagaresque de questions de sa quatrième de couverture (« Quel fut réellement l’apport de Tristan Corbière dans la poésie de la fin de son siècle ? En quoi est-il si singulier ? Quelle fut sa part dans les réinventions de l’art du vers si étonnamment 402riches alors ? Comment a-t-il travaillé le rythme et la sonorité en vue de rendre compte d’un rapport au monde inédit jusqu’à lui ? »). Plusieurs pistes indiquées sont cependant à saluer, ainsi que l’intéressant et rare dialogue ébauché avec Ezra Pound, et la brève mais intrigante comparaison avec le rapport à la poésie de George Bataille.
Le (beau) mythe du sauvetage verlainien d’un livre dont l’auteur n’aurait pas imaginé de postérité ouvre l’ouvrage. Après des considérations sur l’aspect « novateu[r] » de quelques poèmes, le propos se centre sur la question du chant / déchant : on semble devoir comprendre que Corbière, refusant le « diktat du chant » (p. 11) romantique, portant en lui une haine de la poésie comparable à celle de Bataille, préfère mettre le poème à nu (l’archétype de la présence corbiérienne n’est pas l’ankou, dit François Rannou, mais l’écorché qui montre ses nerfs et la mécanique poétique), et convoquer le regard de l’autre-du-poème, dont l’écriture est celle de la mort du poème, avant d’accéder, dans « Armor » et « Gens de mer », à une merveilleuse polyphonie opératique par laquelle le poète parvient à son but existentiel et poétique ultime, « se défaire de soi » (p. 19), dans une « présence » (p. 26) du réel qui compense son manque à être fondamental.
On épargnera au lecteur le relevé scolaire de quelques imprécisions, pour retenir plusieurs beaux passages : « Écrire pour Tristan est alors l’impensable en acte. Il maintient la mort mourante jusqu’au bout du vertige où tout se rompt et dans la respiration profonde qui, malgré soi, se hisse comme une lame de fond – parce qu’il écrit. » (Sur « Rondels pour après », p. 19). « Et qu’on cesse de préciser qu’il ne connaissait pas le breton – entouré qu’il était de gens qui le parlaient, de noms de lieux qui dans cette langue dont tous sens vers leur raison d’être et servent de repères, il ne pouvait pas ne pas le comprendre à défaut de le parler » (p. 22). Les tirets de Femme « ne correspondent pas à des prises de parole, ce sont des accentuations d’intensité, presque des gestes intérieurs de la parole qui sont visualisés afin que se manifeste la pensée » (p. 16).
Benoît Houzé
1 Voir l’anecdote complète notamment dans Morvan Lebesque, Comment peut-on être breton ?, Paris, Point-Seuil, 1983, p. 11.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11248-8
- EAN : 9782406112488
- ISSN : 2608-5895
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11248-8.p.0399
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/01/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français