Avant-propos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Louis Dumur
2016, n° 3. Les Russies de Louis Dumur - Auteur : Jacob (François)
- Pages : 9 à 12
- Revue : Cahiers Louis Dumur
Avant-propos
Le choix des « Russies de Louis Dumur » comme thème fédérateur de ce troisième des Cahiers Louis Dumur peut surprendre.
Certes, nous sommes sur le point de commémorer le centenaire des deux révolutions russes de 1917. Or si un tel centenaire n’a plus aujourd’hui l’importance politique que lui eût assurément attribuée la défunte Union Soviétique, il n’en reste pas moins lourd de sens à une époque où l’on s’interroge sur certains retours de l’histoire. Mais ne fallait-il pas plutôt réserver toute la place, dans ce numéro, aux trois expositions patrimoniales consacrées à Louis Dumur et présentées successivement à Lausanne dès le 24 janvier 2017 (Archives cantonales vaudoises), à Reims en octobre (Bibliothèque Carnegie) et enfin à Genève en mars 2018 (Archives d’État) ?
Qu’on se rassure : nous n’avons garde d’oublier ces trois événements d’importance. C’est ainsi que Gilbert Coutaz, directeur des Archives cantonales vaudoises, présente dans la « chronique » de ce numéro le fil rouge d’une exposition dont le titre à lui seul donne le ton : « Paris a enlevé un fils à sa famille. Louis Dumur (1863-1933), homme de lettres d’origine vaudoise et grand témoin de son époque ». Sabine Maffre, conservatrice de la Bibliothèque Carnegie de Reims et Pierre Fluckiger, archiviste d’État de la République et Canton de Genève, apporteront dans le numéro suivant les informations nécessaires au suivi des deux expositions rémoise et genevoise.
Or si nos trois expositions s’attachent à découvrir des aspects parfois mal connus de la vie et de l’œuvre de Louis Dumur (ainsi ses origines et ses relations familiales, aux Archives cantonales vaudoises, son engagement intellectuel et son lien à la ville de Reims, à la bibliothèque Carnegie, ou encore son dialogue avec la presse genevoise, aux Archives d’État de Genève), l’engagement russe de Louis Dumur mérite également d’être approfondi. En attendant qu’une manifestation pétersbourgeoise vienne clore le cycle d’expositions et de conférences ouvert dans le canton de 10Vaud le 24 janvier 2017, il nous a semblé important de faire le point, à l’orée d’une année riche d’échos historiques et mémoriels, sur le lien très particulier de Louis Dumur au monde russe.
Encore faut-il bien s’entendre sur le sens de ce terme. Qu’est-ce au juste que le « monde russe » pour Louis Dumur ? S’agit-il de cette société pétersbourgeoise que Dumur a fréquentée, cinq années durant, lorsqu’il était précepteur du jeune Martin Warpakhowsky et que d’autres que lui ont abondamment décrite1 ? S’agit-il de la société soviétique des premières années d’après la révolution de 1917 telle qu’elle est par exemple brossée dans deux des romans de la « tétralogie russe » rédigée par Dumur entre 1928 et 19322 ? S’agit-il enfin de cette Russie blanche que Dumur retrouve à Paris, du côté de la rue Daru, et qui apparaît disséminée dans certaines rubriques – trop politisées, selon Alfred Vallette – du Mercure de France ?
L’enjeu est d’autant plus important que les questions qui se posent, s’agissant d’une lecture contemporaine de Louis Dumur, sont encore plus évidentes dès lors qu’on touche au monde russe. C’est ainsi qu’Alexandre Sumpf, pourtant excellent connaisseur de l’histoire russe et soviétique, se méprend totalement sur le sens de la tétralogie russe de Dumur, dont il prévient, d’entrée de jeu, qu’elle « réalise l’exploit d’être à la fois antitsariste et antibolchevique, antiasiatique et antisémite » et qu’elle « épouse très clairement le point de vue de l’élite russe francophile en exil3. » Après quelques pages d’analyse où la qualité des informations produites tranche singulièrement avec la faiblesse du discours littéraire (ainsi apprend-on que Dumur « ne lésine pas sur les adjectifs et frise avec sa verve la parodie du roman d’aventures » ou qu’il se permet, « sous couvert de condamnation morale », une « écriture totalement voyeuriste4 »), la sentence tombe, inexorable : « dans une Suisse tentée par le repli et 11une Europe victime de la crise de 1929, nul doute que [les accusations gratuites auxquelles se livrent Dumur et quelques autres auteurs] plaisent à une partie du public : on écrit pour ceux qui nous lisent5. »
Le messe est dite. Il aurait été pourtant plus intéressant de s’interroger, de manière plus précise, sur l’évolution de la pensée et de l’écriture de Dumur, en relation avec le monde russe bien sûr, mais également dans une perspective avant tout littéraire : nous avons ainsi déjà avancé, dans les colonnes de ces Cahiers, que le voyeurisme de Dumur n’a guère d’origine idéologique ou « morale », mais est le produit d’une évolution de l’écriture dumurienne qui trouve ses racines chez Zola – entre autres – et applique au roman un « principe de réalité » tout à fait intéressant, à défaut d’être novateur, sur le plan stylistique6.
Il faudrait bien entendu plusieurs numéros comme celui-ci pour venir à bout de la problématique « russe » de Louis Dumur. Du moins avons-nous tenté, en produisant notamment une première édition de La Néva, prélude à l’édition critique par Philippe Martin-Horie de l’ensemble des poésies de Louis Dumur dans un prochain hors-série, de tracer quelques pistes, d’offrir, autant que faire se pouvait, quelques orientations de lecture. Le programme de médiation offert par les Archives cantonales vaudoises durant l’année 2017 nous offre par ailleurs l’occasion d’une table ronde, le mercredi 8 novembre, sur ce sujet, en compagnie de Sophie Cœuré et de Marc Élie.
L’actualité est donc à la relecture des œuvres russes de Dumur en même temps qu’à un premier pélerinage, du côté des Archives cantonales vaudoises dès janvier 2017 puis à la Bibliothèque Carnegie de Reims, en octobre. On ne peut que se féliciter de cette conjonction des plus heureuses qui veut qu’à une prise de conscience familiale de la richesse d’un fonds d’archives corresponde ou réponde une implication aussi massive des deux responsables des institutions patrimoniales concernées par le fonds Louis Dumur.
12Il nous faut donc remercier – et nous le faisons de la manière la plus chaleureuse – Sabine Maffre, conservatrice de la Bibliothèque Carnegie de Reims, Gilbert Coutaz, directeur des Archives cantonales vaudoises, et Cédric Dumur qui, fidèle à l’esprit impulsé par Maurice et Gustave, respectivement frère et filleul de Louis Dumur, a permis que fussent sauvergardées et offertes au public les traces de la genèse d’une œuvre dont il est grand temps – et nous nous y emploierons, comme bien l’on pense – de relever l’importance.
François Jacob
1 On lira en particulier avec un grand intérêt les Souvenirs de R. Aloys Mooser édités chez Georg il y a une vingtaine d’années et pourvus d’une éclairante préface de Jean-Jacques Langendorf (R. Aloys Mooser, Souvenirs. Saint-Pétersbourg 1896-1909, préface de Jean-Jacques Langendorf, Genève, éditions Georg, 1994).
2 On consultera à ce sujet l’article très suggestif de Martina Stemberger, « Des orgies de Raspoutine aux ravages des “loups rouges” : la mise en fiction de l’histoire dans la tétralogie des “romans russes” de Louis Dumur », Cahiers Louis Dumur 1, éditions Classiques Garnier, 2014, p. 59-86.
3 Alexandre Sumpf, Raspoutine, Paris, éditions Perrin, 2016, p. 237. Nous remercions Mme Françoise Dubosson d’avoir attiré notre attention sur l’ouvrage d’Alexandre Sumpf.
4 Ibid., p. 240.
5 Ibid., p. 244.
6 La lecture de la biographie de Raspoutine d’Alexandre Sumpf réserve d’autres surprises : on y apprend ainsi qu’Harry Baur a compulsé le Raspoutine et les femmes de Dumur (p. 267) ou, pour rester dans le cinéma, que Georges Combret s’intéresse aux « orgies khlyst » de Dumur (p. 282). Mais précisons-le : le livre de M. Sumpf, en dépit de ces quelques imprécisions, est tout à fait passionnant et a le mérite de faire le point, de manière quasi exhaustive, sur la construction du « mythe » Raspoutine. Nous y reviendrons de manière plus détaillée dans les éditions critiques des quatre romans « russes » de Dumur, en cours d’écriture et destinés à former quatre numéros hors-série des Cahiers Louis Dumur.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06924-9
- EAN : 9782406069249
- ISSN : 2427-8084
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06924-9.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/05/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français