Tribute to Jacques Julliard
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société Paul Claudel
2024 – 1, n° 242. Les Suppléments aux Œuvres complètes, une mine à explorer ? - Author: Guérin (Jeanyves)
- Pages: 140 to 144
- Journal: Bulletin of the Paul Claudel Society
HOMMAGE À JACQUES JULLIARD
Avec Jacques Julliard, c’est à la fois un intellectuel de premier plan, un éminent historien et un grand journaliste qui vient de disparaître. C’est aussi une grande voix, un esprit aiguisé, une plume brillante, une immense culture. Il fut, comme Charles Péguy et Simone Weil, de ceux qui ne mâchent pas leurs mots quitte à heurter leurs amis et camarades. L’écrivant était aussi un écrivain. Son parler vrai est juste et clair. Il n’hésite pas à énoncer une vérité déplaisante : Barthes a écrit des « sottises » sur Le Soulier de satin. Son sens de la formule y éclate. Citons seulement celles-ci : « Claudel est un OVNI de la littérature qui ne se rattache à aucune tradition répertoriée » ; « Avec Claudel, rien n’est simple. Tout est évident, mais rien n’est jamais acquis ».
Julliard fut un universitaire et un militant. Sa biographie la plus détaillée se trouve dans le Maitron en ligne. Lui-même évoque longuement son parcours dans Le Choix de Pascal (Desclée de Brouwer, 2003). Comme Claudel, il a eu un père anticlérical et une mère catholique fervente. Normalien de la rue d’Ulm, l’opposition à la guerre d’Algérie l’amène à s’engager à l’UNEF d’abord puis au SGEN et à la CFDT. Il y exerce de hautes fonctions mais sans s’y incruster. Il a été le héraut d’une deuxième gauche qu’il voulait réformiste et pragmatique parce que soustraite à l’esprit d’orthodoxie. Il n’a pas voulu être son intellectuel organique. Il a dressé son acte de décès.
Sa carrière d’enseignant chercheur le mène à la Sorbonne, à Vincennes et à l’EHESS. Julliard a été un homme de revues. C’est à Esprit qu’il fait ses classes d’intellectuel embarqué alors qu’il est encore étudiant. À la revue personnaliste les littéraires apprécient le poète et le dramaturge mais les politiques prisent peu l’homme et le citoyen. Il fonde ensuite Intervention et les Cahiers Georges Sorel devenu Mil neuf cent. Infatigable, il a été encore le producteur du Grand Débat à France Culture. On le retrouve naturellement aux éditions du Seuil où il dirige la collection « Politique » et avec Michel Winock « L’univers historique ». L’on a surtout retenu que l’universitaire a aussi été un brillant journaliste, éditorialiste ou chroniqueur au Nouvel Observateur, à Marianne et, pour finir au Figaro.
Fernand Pelloutier et le syndicalisme d’action directe d’un côté, Claudel de l’autre, c’est le grand écart. D’un grand spécialiste d’histoire sociale et politique, l’alma mater n’attendait pas forcément qu’il s’intéressât 141à un poète dramaturge maudit par l’intelligentsia. De fait, ce dernier est absent des ouvrages de référence que sont Vie et mort de la Quatrième République (Calmann-Lévy, 1968), Les Gauches françaises (Flammarion, 2012) comme de ses essais roboratifs, La Faute à Rousseau (Seuil, 1985), Le Génie de la liberté (Seuil, 1990)… Il faut le chercher dans le jardin secret de Jacques Julliard. Celui-ci se souvient d’avoir assisté, jeune normalien, à l’inhumation du poète dans le parc de Brangues. C’était en 1955. Plus de trente ans passent. La mémorable représentation du Soulier de satin au festival d’Avignon a été un déclic en 1987 qu’il évoque dans L’Année des dupes. « Un éblouissement ». « Bouleversement absolu et sentiment de l’indépassable », écrit-il. Il parlera en 1999 à Brangues d’une « conversion » qui l’amène à répudier les idées toutes faites, nous dirions aujourd’hui la doxa. « Je suis devenu claudélien », déclarera-t-il à Communio en 2018. Ses proches le savaient : il avait toujours été un grand amateur de théâtre, qui se rendait souvent au festival d’Avignon. À la khâgne du lycée du Parc à Lyon, il avait été le condisciple et l’ami de Michel Autrand. Jacques et Suzanne Julliard, Michel et Françoise Autrand, devenus tous les quatre normaliens, étaient restés très liés. Deux couples : un historien et une littéraire, un littéraire et une historienne. Sur les mêmes bancs, siégeait un autre grand claudélien, Michel Lioure.
Le premier article paraît en 1987 dans Le Nouvel Observateur. La mise en scène du Soulier de satin par Antoine Vitez est « l’événement de l’été », « le coup d’éclat qu’on attendait depuis Vilar ». Les remarques sont d’un littéraire, non d’un historien du politique. Les formules claquent : « une formidable géomachie », « une somme théologico-politique », « un manifeste de licence poétique ». Deux ans plus tard, une représentation de L’Échange en Avignon lui inspire une chronique titrée « Plus que jamais Claudel ». Julliard situe celui-ci entre Eschyle et Shakespeare. Suit en 1994 un long compte rendu de l’édition qu’a donnée Gérald Antoine de Partage de midi dans la collection « Folio Théâtre ». Il a lu « avec passion » la pièce. Se servant d’un qualificatif souvent utilisé pour qualifier Le Soulier de satin, il déclare son auteur « l’un des personnages les plus baroques du siècle ». Il estime que la question de la femme est essentielle dans son œuvre théâtrale. En 2017, il reviendra sur le sujet dans sa préface aux Lettres à Ysé qui est plus qu’une préface. Il voit dans ces lettres un passage entre Partage de midi et Le Soulier de satin. Il y a « les années Ysé et les années Prouhèze ». La conception claudélienne d’Éros est celle de l’amour courtois voire du catharisme si celle du mariage est catholique. « Le mariage est du côté de l’ordre, l’amour du 142côté du désordre ». Le « génie poétique », écrit-il encore, est lié à une « immaturité affective ».
En 1996, paraît le Dictionnaire des intellectuels français dont Michel Winock et lui ont été les maîtres d’œuvre. Il a tenu à rédiger lui-même l’entrée Paul Claudel. Dans deux pages denses et incisives, on trouve les idées qu’il développera ensuite dans des articles. « Claudel intellectuel ? Non assurément ». Ses fonctions lui ont longtemps interdit de prendre des positions. C’est dans son théâtre et sa poésie qu’il s’exprime. Mais, note l’historien, le diplomate appliquait la politique de Briand. L’homme de droite fut un ambassadeur de gauche. Julliard déjà entend défendre Claudel contre ceux qui, des surréalistes aux maurrassiens, l’ont injurié et calomnié. À ceux qui invoquent inlassablement « Paroles au maréchal », qu’il n’ont pas lues évidemment, il rappelle, longtemps ignorée, la lettre de 1941 au grand rabbin Isaïe Schwartz. L’anti-boches préconisa après 1945 la réconciliation franco-allemande. Il fut « un signe de contradiction pour lui-même et pour les autres. » Et Julliard de conclure : s’il n’aimait pas les intellectuels, il en fut un. « À sa manière ».
En 1999, Julliard se rend une première fois à Brangues pour des Journées. Il y retournera en 2009, en 2010 et en 2018. Son village natal est de l’autre côté du Rhône, dans le Haut Bugey. Les « deux ou trois choses / qu’il sait / de Paul Claudel », il les développera dans des écrits ultérieurs. Il est adopté par les claudéliens. Il devient un compagnon de route. En 2018, il figurera au comité d’honneur pour le cent cinquantième anniversaire de la naissance du poète. C’est à lui que Pascal Lécroart demande de préfacer les actes du colloque Claudel politique qui s’était tenu à Besançon en 2003. Il y a, écrit-il après Gérald Antoine, en Claudel un Turelure et un Coûfontaine. Le premier qu’il a surjoué non sans provocations a occulté le second. C’est un chrétien antitotalitaire comme l’ont été Bernanos, Mauriac, Maritain, auteurs avec lesquels ses relations n’ont pas été des meilleures. Dans ce texte, l’historien montre sa connaissance non seulement de l’itinéraire de l’écrivain tel que l’a retracé Gérald Antoine mais aussi de ses pièces, comme en témoignent des remarques fines au sujet de La Ville et de L’Échange. On remarquera qu’il n’évoque ici aucun des spectacles qui ont fait date comme s’il laissait ce sujet aux théâtrologues. C’est dans ses Carnets et son Journal qu’on en trouve la trace.
En 2008, Julliard réunit les deux études qu’il avait antérieurement consacrées à Claudel, avec d’autres qui portent sur Péguy et Bernanos, deux écrivains catholiques également « embarqués » dans L’Argent, Dieu et 143le diable, ouvrage dont Alain Beretta a rendu compte ici-même. Ces trois auteurs, lit-on dans sa préface, ont fait le choix de la marginalité et ont été ostracisés en tant que catholiques. Ces « trois génies à l’état sauvage », ces « flamboyants » sont, pour lui, des « recours ». « Antimodernes », parce qu’hostiles à un monde matérialiste, mercantiliste et déchristianisé, ils sont devenus des « postmodernes ». Et de préciser : « Les grandes œuvres peuvent bien exprimer leur époque, elles n’en sont pas moins bâties sur la solitude volontaire et la résistance à la contrainte extérieure ». C’est sa foi chrétienne qui a conduit Claudel à rejeter fermement le nazisme et le communisme, « les deux bêtes de l’apocalypse ». Idealpolitik et Realpolitik, anima et animus coexistent chez lui. Plus que contradictoire, bien que Julliard rappelle plusieurs fois que Furius, dans Conversations dans le Loir-et-Cher, se réserve le droit de se contredire, il est ambivalent parce que le monde l’est. Il cache surtout « son anticonformisme foncier sous les dehors d’un conformisme provocateur ». C’est la question de l’argent qui le sépare de ses deux coreligionnaires.
Dans De Gaulle et les siens qui paraît en 2020, Claudel est associé à Péguy et Bernanos encore et à Mauriac. Julliard rappelle que le premier partage les valeurs chrétiennes du Général pour lequel il est un monument du patrimoine français. L’un et l’autre appartiennent, regrette-t-il, à une époque révolue. L’on pourra se reporter à la recension que Catherine Mayaux donne du livre dans le no 233 du BSPC.
« Pourquoi ne retient-on de Claudel que ce qui est à sa charge, jamais à sa décharge ? », écrit Julliard dans ses Carnets. Dans son dernier article paru dans le BSPC en 2021, il entend une nouvelle fois démonter les calomnies que la haine a accumulées contre Claudel. Il est « celui qu’on aime détester » : le bourgeois, le notable, le dévot. Quand « l’ignorance et la mauvaise foi » s’allient, tout est bon : la soi-disant ode à Pétain, Gnôme et Rhône, des boutades malheureuses, des diatribes rageuses… L’article est la lecture minutieuse par un historien du Journal. L’attitude de l’écrivain, montre-t-il, fut « honorable » sous l’Occupation. C’est d’abord celle d’un patriote et d’un chrétien. Il ajoute : « En France, un écrivain agnostique est d’abord un écrivain. Un écrivain catholique est d’abord un catholique ».
C’est surtout chez Pascal et Péguy, au bout du compte, que Julliard citoyen a pris des leçons. Claudel est d’abord un des plus grands écrivains français pour lui. Sa contribution aux études claudéliennes la plus marquante a été la démolition argumentée d’une légende noire. Il est des contre-vérités qu’on ne peut plus asséner aujourd’hui. Ses remarques 144fines et justes sur Partage de midi et le Soulier de satin montrent une bonne connaissance de l’œuvre, mais il laisse le commentaire aux littéraires.
Un mot pour conclure. Il est regrettable que les recherches universitaires soient cloisonnées et qu’il n’existe pas plus de lieux pour un dialogue fructueux entre littéraires et historiens. Brangues en a été un à diverses reprises.
Jeanyves Guérin
Bibliographie
« Dieu est humour », Le Nouvel Observateur, 24-30 juillet 1987.
« Plus que jamais Claudel », Le Nouvel Observateur, 27 juillet 1989.
« L’affaire Rosalie », Le Nouvel Observateur, 22 septembre 1994.
« Paul Claudel » in Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Seuil, 1996, p. 268-270.
L ’ Année des dupes, Seuil, 1996, p. 152-153 et 285-286.
« Deux ou trois choses que je sais de Paul Claudel », L’Infini, no 69, printemps 2000, p. 67-79 et Bulletin de la société Paul Claudel, no 158, 2000, p. 6-18.
Introduction à Jean-François Durand (dir.), Mauriac-Claudel : le désir d’infini, L’Harmattan, 2003, p. 11-16.
L ’ Argent, Dieu et le Diable. Face au monde moderne avec Péguy, Claudel et Bernanos, Flammarion, 2008, p. 63-85, p. 125-153.
Préface à Pascal Lécroart (dir.), Claudel politique, Aréopage, 2009, p. 9-25.
Préface à Lettres à Ysé, Gallimard, 2017, p. 9-19.
« Je ferai de toi une étoile », Communio, no 259, septembre-octobre 2018, p. 111-121.
« Brangues 30 juin – 2 juillet. Du côté de chez Paul », Le Figaro, 6 août 2018.
« Les termes de l’échange », Marianne, 24 novembre 2018.
De Gaulle et les siens, Bernanos, Claudel, Mauriac, Péguy, Le Cerf, 2020, p. 29-38.
« Un grand méconnu, le journal de guerre de Paul Claudel », Bulletin de la société Paul Claudel, no 234, 2021, p. 47-61.
Carnets inédits 1987-2020, Bouquins, 2021, passim.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-16968-0
- EAN: 9782406169680
- ISSN: 2262-3108
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16968-0.p.0140
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-30-2024
- Periodicity: Four-monthly
- Language: French