![Bulletin de la Société Paul Claudel. 2024 – 1, n° 242. Les Suppléments aux Œuvres complètes, une mine à explorer ? - En marge des livres](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/BclMS239b.png)
En marge des livres
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société Paul Claudel
2024 – 1, n° 242. Les Suppléments aux Œuvres complètes, une mine à explorer ? - Authors: Poisson-Gueffier (Jean-François), Bosco (Gabriella)
- Pages: 117 to 123
- Journal: Bulletin of the Paul Claudel Society
Didier Alexandre, Présences de Paul Claudel, Paris, Sorbonne Université Presses, « Lettres françaises », 2023, 384 p.
Didier Alexandre présente dans ce volume dix-neuf études rédigées entre 2006 et 2017, consacrées aux Présences de Claudel. Présences multiples dans les domaines de la diplomatie et de l’économie, de la littérature et de l’exégèse, car « Claudel est présent au monde et à la présence de l’Être » (p. 23). Figure protéenne, il se démultiplie mais trouve son unité dans l’Histoire, qu’il traverse et dont il saisit plus que nul autre le sens. L’introduction décline les formes que revêt cette unité supérieure de la pensée claudélienne à travers l’évocation du monde spirituel et du monde de la matière, et celle de « l’histoire humaine dans sa globalité » soumise à un « point de vue totalisant » (p. 14).
Le premier chapitre, « Devenir un écrivain catholique », a pour vertu d’interroger une fausse évidence et de replacer la démarche claudélienne de conversion – dont Tête d’Or et La Ville portent les traces – dans une perspective historique. Ainsi lorsque Didier Alexandre rappelle que le magistère spirituel s’est déplacé du prêtre à l’homme de lettres, ce qui a une incidence déterminante sur la définition de l’écrivain catholique. Car au-delà d’un « contrat de lecture » s’impose la « décision » de s’affirmer comme tel et « d’en assumer publiquement toutes les conséquences » : « il lui faut vaincre sa pudeur, triompher des conséquences sociales et littéraires que cette décision peut avoir, repenser la totalité de son art et les finalités de son écriture » (p. 41).
Les premiers chapitres abordent en ce sens la genèse du premier théâtre comme des premiers poèmes en multipliant les angles d’analyse pour construire une vue d’ensemble des jeunes années du poëte et restituer ses multiples présences. Le deuxième chapitre, « Tête d’Or, qui suis-je ? », complété par le quatrième, « La Bombe Tête d’Or », envisage cet acte de naissance du théâtre claudélien comme un drame spirituel dont la dimension catholique et autobiographique mérite d’être précisée. À partir de l’essai que Maurice Blondel consacre en 1893 à l’Action, Didier Alexandre conclut que le drame a « une signification collective : l’histoire racontée, la forme même qui questionne l’action, la volonté d’agir, le langage dramatique, tout concourt à questionner la signification du 118vouloir agir d’un sujet insatisfait des réponses que lui apportent certains systèmes de pensée contemporains » (p. 69). Une telle conclusion renouvelle, enrichit et envisage en des termes plus philosophiques et abstraits une œuvre jusqu’alors pensée comme la figuration du drame d’un homme.
C’est cette même prise en compte du contexte intellectuel qui préside à l’écriture du chapitre 3, tendu vers la saisie du « moment » particulier de l’écriture de Partage de Midi, et du chapitre 4, qui replace LaVille dans le contexte de l’anarchisme des années 1890, invitant à la découverte d’un corpus théâtral largement méconnu comme à une réflexion conjuguant politique et religion, car « réduire ce drame à la seule question de la conversion en fausserait le sens » (p. 121). C’est une même volonté de contextualisation – influence de la Chine mystique sur l’écriture de la deuxième version de La Jeune fille Violaine – et de mise en perspective des textes poétiques et dramatiques qui préside à l’écriture du chapitre 6. L’étude de l’infléchissement esthétique et religieux d’une version à l’autre de La Jeune fille Violaine introduit ce chapitre, qui emprunte son titre à un aphorisme présent dans une lettre à Maurice Pottecher : « en art, il n’y a rien de définitif ». Les chapitres 7 et 8, consacrés à la trilogie des Coûfontaine, montrent un double ancrage antique, balzacien et praguois. Prague accueille la conception de ces pièces, comme la Chine celle de LaJeune fille Violaine. La présence de Claudel en un lieu colore le devenir de son œuvre en un sens très subtil qui n’est pas celui de l’inspiration mais d’une « vision de l’histoire qui a ses grandeurs et ses faiblesses » (p. 200).
Le chapitre 11, consacré aux Feuilles de Saints, s’inscrit dans un principe d’alternance entre théâtre et poésie, qui trouvent leur unité en période de guerre (1914-1918). C’est ainsi que La Nuit de Noël 1914, L’Ours et la Lune et Le Père humilié sont abordés comme un « triptyque » vecteur d’une réflexion sur la guerre qui « porte haut les valeurs nationales de la France », mais apparaît surtout comme un « moment clé dans l’évolution de la dramaturgie claudélienne et dans ses positions face au modernisme, c’est-à-dire les transformations sociales et économiques provoquées par la Première Guerre mondiale » (p. 253).
Le panorama des amitiés, relations et dialogues indirects qui ancrent Claudel dans la vie intellectuelle de son temps est représenté par des pages restituant ses échanges avec André Suarès et Jean Paulhan, comme avec Pierre Lasserre, par publications interposées. Claudel se situe – comme incarnation de l’unité profonde de l’écriture et des Écritures – et il est 119situé – en tant que figure de la modernité dans la querelle des humanités modernes. Les présences de Claudel prennent sens en fonction de son œuvre, de ses réflexions, positions et propositions énoncées dans les textes en prose, de l’image que forgent admirateurs et détracteurs, comme des correspondances que trace la critique entre son œuvre et celle d’autres poètes, comme Apollinaire dans les chapitres 18 et 19.
Didier Alexandre s’applique de manière remarquable à saisir des « moments » particuliers de l’existence du diplomate et poëte Claudel, comme autant de jalons et de « présences » : la Chine, Prague, l’Allemagne, les États-Unis. Il recrée à partir de ce parcours discontinu une triple totalité : celle de l’œuvre et de la pensée religieuse, du temps historique et du temps biblique, de l’espace enfin sous le signe de la catholicité, dont l’importance est sensible dans l’évocation récurrente à la fin de nombreux chapitres.
Ces dix-neuf études, loin d’être marquées par un principe de discontinuité et de fragmentation, construisent une somme qui restitue admirablement l’inscription de Claudel dans un flux temporel qui, du symbolisme et de l’anarchisme de ses débuts, le mène à une définition en perpétuel mouvement de la « modernité » (p. 217-219). Les chapitres tissent entre eux des liens manifestes ou secrets qui leur confèrent une indéniable unité. Ce volume, qui s’applique à refléter les facettes innombrables de l’une des figures les plus fascinantes du premier xxe siècle, complète à sa manière la biographie de Claude Pérez, « Je suis le contradictoire » (2021). L’un et l’autre sont animés par le désir de conjurer la force centrifuge de l’ethos et de l’œuvre du poëte, par l’accomplissement exemplaire d’une coincidentia oppositorum. L’un et l’autre embrassent d’un seul et vaste regard l’unité de l’homme et de l’œuvre, sans araser ni consteller.
Jean-François Poisson-Gueffier
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JeanyvesGuérin, La constitution du répertoire théâtral en France du xviie au xxie siècle, Paris, Honoré Champion, 2022, 755 p.
Très utile pour quiconque s’occupe de théâtre, l’ouvrage de Jeanyves Guérin développe en bon nombre de facettes le sujet énoncé par le titre. Les onze chapitres dont il se compose répondent aux principales questions qui concernent la constitution d’un répertoire théâtral dans un pays donné. S’agissant de la France, le point de départ est représenté par la création de la Comédie-Française en 1680 sur décision de Louis XIV, institution hégémonique jusqu’en 1791. À partir de cette année, une loi de l’Assemblée Nationale établit la liberté des théâtres et la Comédie-Française perd le privilège de l’exclusivité du répertoire. La longue histoire racontée, depuis le dix-septième siècle et jusqu’à l’arrivée du théâtre à la télévision, comporte une série de constantes : les interventions du pouvoir, l’existence d’un national-classicisme, la suprématie de Molière, la longue résistance opposée au théâtre étranger, l’intégration progressive dans le répertoire de certains auteurs, parmi lesquels Marivaux, Musset et Feydeau.
Dans les « Remarques préliminaires » (p. 11-26), Guérin définit l’essence de la doxa : c’est par la génération suivante, quand l’horizon d’attente a changé, que se joue l’épreuve de vérité pour le devenir canonique des œuvres. Ce même principe avait déjà été formulé par Boileau dans ses Réflexions critiques sur quelques passages de Longin (1692-1694) et a évolué au cours des siècles sans changer de nature. Des ouvrages modernes deviennent des classiques ou bien ce qui était à l’avant-garde cesse de l’être, mais il ne s’agit là que de fluctuations qui n’altèrent pas le principe général. Guérin précise aussi dans son avant-propos la signification de termes souvent employés de façon imprécise, par exemple « canon » et « classicisme ».
Le parcours proposé commence par la distinction établie entre théâtre imprimé et théâtre joué (p. 27-82) : le premier chapitre s’ouvre sur la naissance de la culture de l’imprimerie, aux alentours de 1590, traverse les dix-septième et dix-huitième siècles et l’époque révolutionnaire pour arriver aux premières décennies du dix-neuvième siècle. Le deuxième chapitre est entièrement consacré au Répertoire au xixe siècle (p. 95-143). Le troisième chapitre par contre traite de la différence entre Le canon académique et le spectacle vivant (p. 169-204), et Guérin nous rappelle que, en contexte académique, le théâtre jusqu’à une date assez récente a été considéré comme un genre au même titre que la poésie et le 121roman, représenté par les textes publiés, et qu’on y employait souvent la notion périmée de littérature dramatique, tandis que la représentation intéressait en réalité assez peu. Le chapitre suivant, le quatrième, évoque l’idée de conservatisme : Le théâtre français au Théâtre-Français. Conserver, découvrir (ch. 4, p. 221-267), chapitre dans lequel le parcours historique déjà traversé est répété, mais du point de vue du répertoire de la Comédie-Française et de son classico-centrisme dès l’époque de sa naissance (1680 : 127 pièces), jusqu’au retour des Italiens, à la réforme de Riccoboni et au schisme comique au cours du dix-huitième siècle, au catalogue de 1775 qui comporte 386 pièces avec la répartition entre tragédies et comédies en cinq actes, trois actes ou acte unique. La rupture du modèle de Molière se produit avec Marivaux, mais à la Comédie Italienne. L’époque révolutionnaire, qui suit, est celle où l’hégémonie du Théâtre-Français prend fin au nom de la liberté prêchée par Chénier. Alors que, sous l’Empire et la Restauration, la troupe retrouve sa prééminence et un répertoire – en 1818 – qui reprend celui de 1775, bien que partiellement réduit (360 pièces).
Le cinquième chapitre, Être ou ne pas être un musée au dix-neuvième siècle (p. 271-315), traite du moment où la Comédie-Française se trouva dans la nécessité de renouveler son répertoire, à laquelle elle répondit en se définissant comme le seul rempart du théâtre classique, en raison du fait qu’elle dut partager le statut de théâtre officiel avec l’Odéon, théâtre qui mettait en scène des comédies et des drames nouveaux et qui se caractérisait comme théâtre d’essai. Avec le Second Empire et la transformation haussmannienne du paysage urbain de la capitale, naît le théâtre privé dont la seule règle est la loi de la demande, et la mission celle d’offrir l’utile et l’agréable au public des nouveaux riches aussi. D’un côté la comédie sérieuse, de l’autre le vaudeville et l’opérette. C’est le moment où le spectacle théâtral, comme le livre, entre dans le marché. Cela oblige la Comédie-Française à se réorganiser. Guérin trace la naissance du théâtre d’art – naturaliste d’un côté, symboliste de l’autre – dans les années 1890, caractérisé par une grande recherche et beaucoup d’expérimentations. Le chapitre se termine par l’illustration du répertoire au début du vingtième siècle, et le retour triomphal de Molière du point de vue du nombre de représentations.
La longue marche de la rénovation au vingtième siècle (p. 317-352), sixième chapitre, documente – par le passage en revue des différents directeurs qui se sont succédé – la volonté d’opposer le pouvoir absolu du metteur en scène et la tentative d’une collaboration intelligente avec les interprètes. 122La mission de la Comédie-Française devient celle de représenter les classiques-classiques ainsi que les classiques-modernes, comme le dit à l’époque Antoine Vitez. Le chapitre se termine par la présentation des pièces du théâtre contemporain créées à la Comédie, compte tenu du fait que souvent les auteurs n’ont pas voulu y être joués en raison de l’idée d’institution que la maison a toujours comportée. La conclusion de Guérin est qu’aujourd’hui les contemporains sont peu présents dans le répertoire, mais aussi – qu’on le veuille ou non – qu’il faut se résigner au constat d’une crise générale de la création théâtrale.
À partir du septième chapitre, l’attention est portée au « second » théâtre français, l’Odéon (Infortunes et fortunes du second théâtre français, p. 363-410), théâtre officiel qui dès le départ – 1797 – dut se créer une identité spécifique et se donner une tradition autre par rapport à celle de la toute-puissante Comédie-Française. Un paragraphe est consacré à la direction d’André Antoine sur l’initiative d’Aristide Briand – ministre de l’Instruction publique, des Culteset des Beaux-artsà l’époque – et le paragraphe suivant aux années de direction de Jean-Louis Barrault (Paul Claudel, pierre angulaire de son répertoire, lui écrivit en 1944 : « Quel malheur de nous être rencontrés si tard »). Le chapitre se termine avec des réflexions sur Barrault après l’Odéon et sur l’Odéon après Barrault.
Le huitième chapitre pose la question Quel répertoire pour un théâtre populaire ? (p. 421-464). La réponse passe par « la révolution brechtienne » (définition de Roland Barthes, Théâtre populaire 11, janvier-février 1955), Chaillot, le festival d’Avignon, le TNP, pour se conclure sur le présent avec des considérations pessimistes.
L ’ ouverture des scènes françaises au théâtre étranger est analysée ensuite dans le neuvième chapitre (p. 469-534), à partir des textes anciens jusqu’au retour du théâtre italien après l’éclipse de l’époque des Lumières et à l’ouverture véritable aux différents théâtres européens à la fin du dix-huitième siècle, aux apports à l’Odéon de Gémier – qui accentua après 1922 le mouvement entamé par Antoine – et à ceux du Cartel, qui comportèrent une grande quantité d’éditions et de traductions, chez Gallimard surtout. La Comédie-Française par contre tarda beaucoup à s’internationaliser, sa priorité ayant été longtemps de défendre et illustrer le théâtre national – comme il est démontré dans le dixième chapitre, qui traite longuement des Résistances culturelles et politiques à l’internationalisation du répertoire (p. 459-609). Le chapitre onze conduit le parcours à sa conclusion en abordant la question du public de la télévision – Éduquer et/ou distraire à la paléo-télévision. Deux répertoires 123de théâtre dans un fauteuil (p. 611-649) – de l’absence d’un répertoire spécifique à sa constitution au début du vingtième siècle, d’abord classique (Molière, Regnard, Marivaux, Beaumarchais, Musset), puis plus ouvert, successivement en trois directions : les reprises diffusées en direct de pièces représentées au théâtre ; l’adaptation de spectacles théâtraux pour la télévision ; les films télévisés transposant des pièces théâtrales. L’espace réservé au théâtre étranger devient progressivement important. Selon Jean-Louis Barrault, le théâtre à la télévision avait trois missions : être pour le théâtre ce qu’est le livre de poche pour l’édition ; faire connaître les spectacles principaux de chaque époque ; et servir l’art dramatique télévisé proprement dit. C’est l’époque qu’Umberto Eco appela Paléo-Télévision, jusqu’aux années soixante du vingtième siècle, à laquelle succéda l’ère de la Néo-Télévision, où le service public se plia aux normes de l’ordre techno-bureaucratique de l’industrie culturelle, c’est-à-dire l’époque des administrateurs après celle des aventuriers. Ce qui signifie l’époque du deuxième répertoire, fondé sur le goût du public et l’hégémonie du théâtre boulevardier. Guérin termine sur la chaîne franco-allemande Arte qu’il considère comme l’organe principal de diffusion d’un théâtre de qualité.
Très riche est la bibliographie, établie de manière chronologique. De même, sont très efficaces, à la fin de chaque chapitre, les listes de titres conçues à la lumière de l’argument du chapitre en question.
Guérin, pour finir, en remerciant celles et ceux qui l’ont aidé à collecter une quantité si impressionnante de données – premièrement le personnel de la BnF, de l’Arsenal, de la Comédie-Française et de la Théâtrothèque Gaston Baty – rend hommage à deux instruments précieux à ses yeux : le site « Les Archives du Spectacle », créé en 2007 et mis à jour continuellement (lesarchivesduspectacle.net) et le site de l’OBVIL (Observatoire de la vie littéraire).
Gabriella Bosco
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-16968-0
- EAN: 9782406169680
- ISSN: 2262-3108
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16968-0.p.0117
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-30-2024
- Periodicity: Four-monthly
- Language: French