“Dernier quart d’heure” Arts, April 3, 1953
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société Paul Claudel
2024 – 1, n° 242. Les Suppléments aux Œuvres complètes, une mine à explorer ? - Authors: Claudel (Paul), Nantet (Marie-Victoire)
- Pages: 69 to 71
- Journal: Bulletin of the Paul Claudel Society
« Dernier quart d’heure »
Arts, 3 avril 1953
Daté de 1953, ce « Dernier quart d ’ heure » est habité par la pensée de la mort dont Claudel sait qu ’ elle s ’ approche. S ’ adressant aux vivants, il s ’ adresse en sous-main à lui-même, qui est entré dans ce temps du dernier quart d ’ heure. Le compte est à rebours. La perspective se renverse. Ce qui importe seul désormais est la fin. Une vie entière se réévalue à la lumière de cet instant où son âme lui sera « redemandée ». Aucune peur ne s ’ exprime, en vertu d ’ une foi qui la tient à distance. Jusque-là nous suivons sans surprise le Claudel que nous connaissons : celui qui déclare urbi et orbi : « je n’ai jamais douté ». Une autre note cependant se fait entendre, plus inquiète à mesure qu’on avance, qui donne à sa foi la dimension intime d’une expérience dont l’enjeu s’est déplacé. Il ne s’agit plus du salut du pécheur, fondé dans une Espérance en la résurrection plus forte que sa terreur. Il s’agit du salut d’une vie confrontée à un monde absurde, que la foi sauve du non-sens. De condition du salut qu’elle était, elle devient l’antidote d’un désespoir existentiel dont on devine que le poète l’a vécu dans sa chair. Ce qu’il réclame à la foi est le sens. Si la foi est grâce, au regard de l’enjeu qui est de ne pas sombrer, cette grâce appelle d’autant plus la collaboration de son bénéficiaire. La volonté de croire est ce sur quoi le poète insiste fortement. C’est un acte auto prophétique de la volonté qui lui permet de conclure « Je cois que l’amour aura le dernier mot ». La tonalité pascalienne du texte qui s’achève par une citation des Pensées s’exprime par l’accent mis sur le divertissement qui détourne l’homme de l’essentiel. Ce faisant Claudel s’inscrit dans le sillage d’un auteur qu’il a longtemps écarté1.
Marie-Victoire Nantet
70Ce que j’ai à dire aux hommes lorsque je suis prêt de quitter la terre, c’est « Éloignez-vous un peu, ne faites plus de bruit, laissez-moi seul enfin, devant cette éternité dont je détourne ma pensée depuis que je suis au monde ».
Voilà donc atteint le seul instant de ma vie dont j’étais sûr qu’il dût arriver, l’instant de ma mort. Mais même durant ce dernier quart d’heure, je dois faire un immense effort pour y arrêter ma pensée. La seule réalité dont nous ne puissions douter, notre mort, est aussi la seule que nous n’avons jamais pu un seul instant regarder en face.
Je sais bien quelle défense invoquer, je sais bien qu’un moraliste a écrit : « La pensée de la mort nous trompe car elle nous fait oublier de vivre ». Mais moi parvenu dans cette terrible lumière de l’éternité toute proche, c’est la vie que j’accuse. L’orgueil de la vie nous trompe parce qu’il nous fait oublier que nous mourrons un jour. Nous avons reculé devant l’enseignement que nous avons reçu et qui est ce jour-là, notre âme redemandée. Sur cette âme, sur cette cire vivante, les pensées mêmes, les intentions, les désirs qui ne sont pas assouvis sont enregistrés à jamais.
Le dernier quart d’heure est celui où les comptes de toute une vie sont épurés, où le total s’inscrit dans la pensée de Dieu et est arrêté pour toujours. Mais il s’agit d’une comptabilité en partie double, si j’ose dire.
Cette vie achevée, qui fait tableau pour les survivants, ne présente pas la même face au regard de l’Éternel amour. Goethe, Nietzsche ou Gide ont laissé aux hommes une image glorieuse d’eux-mêmes. Mais dans la perspective chrétienne, un autre Goethe, un autre Nietzsche, un autre Gide, ont à rendre compte de ce qui a fait leur gloire aux jours de leur vie.
Ô vous qui m’écoutez, peut-être me plaignez-vous de m’attacher ainsi à une croyance toute pénétrée de terreur. Mais non, je n’ai pas peur, si misérable et si pécheur que j’ai été. Si je souhaite beaucoup de paix, de silence, de recueillement durant mon dernier quart d’heure, c’est parce que, selon notre foi, toute cette vie, si lourde, si chargée, toutes ces lâchetés, toutes ces souillures connues de nous seuls, elles ont été assumées par un autre pour que nous nous endormions la tête sur sa poitrine, pour que nous y trouvions la place où reposa le front de l’apôtre bien-aimé, durant la nuit de l’Agonie. Il est écrit « Malheur à l’homme seul. » Mais le sens profond n’est pas « Malheur à l’homme séparé de la femme » mais « Malheur à l’homme séparé de l’Être infini, malheur à l’homme qui croit qu’il est seul, qui ne sait pas que sa vie a un témoin éternel. »
Que je l’aime, cette prière de sainte Gertrude, que j’ai lue sur l’image mortuaire de Francis Jammes. « Ô mon amour, amour du soir de ma 71vie, réjouissez-moi de votre vue à l’heure de mon départ. Ô mon Jésus du soir, faites-moi m’endormir en vous d’un sommeil tranquille. »
Mais quoi, ce n’est pas cela que vous demandiez, ce n’est pas ce retour sur moi-même, ce retranchement volontaire d’avec les hommes avant de les quitter à jamais. « Mais quoi, insisterez-vous, ne nous direz-vous pas un mot, pas une recommandation à ceux qui restent, rien qui leur livre le secret de ce qui vous a donné la force et le courage de supporter cette longue vie ? » Que vous répondre ? Il va falloir revenir au même point ? Ce qui m’a aidé à ne pas perdre cœur au long de mon existence, dont on peut dire qu’aux yeux des hommes elle apparut heureuse – mais il n’y a pas de vie heureuse – ce qui m’a aidé à ne pas perdre cœur, c’est la foi, la foi qui n’est pas seulement une grâce, comme on le croit, mais qui est une vertu. Je veux dire qu’il faut vouloir croire, qu’il y a un acte de volonté libre dans notre parti pris de nier que le monde est absurde, et c’est pourquoi ce ne sera peut-être pas une excuse devant la justice de Dieu, que de dire « Ce n’est pas ma faute, si je n’ai pas cru. » Le secret de tout tient dans cette supplique de l‘Apôtre : « Je crois Seigneur, mais venez au secours de mon incrédulité. »
Oui, j’ai résisté toute ma vie à la tentation de croire à l’absurdité du monde. J’ai prié pour ne pas y croire, j’ai adhéré passionnément, plus passionnément que raisonnablement, peut-être, à cette conception que la vie a une direction, qu’elle a un but, une source d’où elle vient et où elle retournera, et qui est l’éternel amour. J’y ai adhéré, à cette foi, contre vents et marées parce que le désespoir est une tentation de tous les instants, même dans les destinées en apparence les plus comblées. Parce que le mal est dans le monde et qu’il suffit d’un seul enfant torturé dans un endroit du monde pour que le doute entre en nous.
J’ai constaté, sans jamais pouvoir m’y résigner, cette loi de l’Univers qui, du végétal à l’homme en passant par toutes les espèces animales, se ramène à la sélection naturelle, à la loi du plus fort, cette loi qui est l’entre dévorement, si j’ose employer ce barbarisme. Et pourtant j’ai cru que la grâce, c’est-à-dire l’amour du Père qui est au ciel pour sa créature, pénétrait ce monde féroce. J’ai cru, je crois, je croirai jusqu’à mon dernier souffle qu’au centre de cette matière aveugle et sourde, vit et souffre le Dieu des cœurs, celui dont Pascal a écrit « qu’il sera à l’agonie jusqu’à la fin du monde, mais qu’alors il attirera tout à lui comme il nous l’a promis ».
Je crois que le secret de la création est un secret d’amour, et que l’amour aura le dernier mot.
1 Voir dans le Bulletin de la Société Paul Claudel no 184 de décembre 2006, p. 13-30, l’article d’Anne Mantero paru sous le titre : « Les xvie, xviie et xviiie siècles dans la bibliothèque de Claudel ».
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- ISBN: 978-2-406-16968-0
- EAN: 9782406169680
- ISSN: 2262-3108
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16968-0.p.0069
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-30-2024
- Periodicity: Four-monthly
- Language: French