Book presentation and review
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2024 – 1, n° 78. Montaigne en Asie de l'Est Hommage à Michiko Ishigami-Iagolnitzer - Authors: Mueggler (Nina), Roussel (François)
- Pages: 173 to 192
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
« Plaidoyer pour faire voyager Montaigne »
Quelques remarques sur le Journal de Voyage en Italie, par la Suisse et l’Allemagne, éd. Nina Mueggler et Laura Piccina, préf. Antoine Compagnon, Bouquins/Mollat, 2023, 336 p. EAN : 9782382924143.
Cette édition illustrée, préfacée par Antoine Compagnon, lequel allie pour l’occasion souvenirs personnels et mises au point contextuelles, présente une adaptation en français moderne du Journal de voyage de Montaigne. Afin de répondre à la demande croissante provenant de la Cité pour que l’Université s’attache à rendre plus accessibles les textes anciens, en particulier ceux de la Renaissance, elle vise donc un public élargi. Il s’agit du deuxième titre illustré édité par Bouquins, en l’occurrence en coédition avec Mollat, après Déjeunons sur l’herbe de Guillaume Durand, Prix Renaudot Essai 2022.
Cette demande une fois entendue, encore faut-il parvenir à cerner les contours de ce lectorat contemporain, entité hybride et labile, par définition insaisissable dans son entièreté. Pour réduire la marge de subjectivité, une enquête de terrain s’imposait alors auprès d’un panel de lectrices et lecteurs de différents horizons professionnels, géographiques et générationnels. L’expérience – reine de la connaissance chez Montaigne – a montré que l’apparente simplicité de la langue du Journal fourmille en réalité de pièges et d’ambiguïtés. De nombreux échanges, tant avec des personnes non averties qu’avec des seiziémistes aguerris, ont permis d’affiner le protocole éditorial qui se caractérise par des interventions de différente nature : modernisation systématique de l’orthographe, de l’accentuation et de la ponctuation ; modernisation des noms propres et des toponymes ; réagencements syntaxiques ; développement des antécédents flous ; adaptation de l’énonciation et des marques de régie, en particulier dans la partie rédigée par le secrétaire ; adaptation de la concordance des temps et de certains déictiques ; modifications lexicales. Ces dernières se manifestent de diverses manières : remplacement des termes ou expressions aujourd’hui disparus (« avec » au lieu de « à tout ») et 174des faux-amis (« moyen » au lieu de « médiocre ») ; modernisation des prépositions et du régime verbal ; ajout ou suppression de préverbes (« détenir », « contenir », « retenir » ou « soutenir » au lieu de « tenir »). Comme il ne s’agit pas d’une traduction systématique1, les substitutions ont été opérées au cas par cas, en fonction du contexte immédiat. La traduction de l’italien, réalisée par Laura Piccina, tient le même équilibre entre fidélité au texte et adaptation aux usages contemporain2. Précisons enfin que, selon l’habitude récente des éditeurs modernes, les éditions de Meusnier de Querlon (1774) et la « copie Leydet » (1771) servent de base pour l’établissement du texte.
Le projet de moderniser un texte ancien ne va pas de soi. La question, soulevée et traitée par Marc Fumaroli, Antoine Compagnon, André Tournon ou encore Alain Legros, reste ouverte3. Ce qui est certain, c’est que « transposer ou traduire, c’est toujours s’exposer4 ». Dans le même sens, on ajoutera qu’« adapter, c’est toujours interpréter ». La plus menue intervention suppose, par la force des choses, un écart avec le matériau premier. Il nous semble pourtant que la perte présente aussi des bénéfices. Au fond, c’est une question de pari ; faut-il rappeler que Pascal lisait curieusement Montaigne ? Car sacrifier quelque chose de l’exactitude philologique, laquelle perd en pertinence lorsqu’elle n’est plus comprise hors université, permet de gagner en extension et en compréhension. Un tel raisonnement mène à une conclusion d’ordre médical : il arrive qu’il faille s’amputer d’une partie – en seiziémiste, je n’ose pas dire « morte » – pour donner plus de vie et de vigueur à ce qui a encore des chances de survivre. Affaire de santé publique, pourrait-on dire…
En outre, il semble que la nécessaire altération du corps textuel est moins dommageable dans le cas du Journal de voyage en Italie, par la Suisse 175et l’Allemagne que dans les imprimés dûment revus et corrigés par leur auteur, dans la mesure où il s’agit déjà d’un matériau de seconde main, relayé par les copistes du xviiie siècles. Voilà donc une raison supplémentaire pour ne pas sacraliser à l’excès l’idée d’original. Il y a fort à parier que Montaigne n’aurait pas souhaité que son texte soit traité, coûte que coûte, comme une relique. Pour s’en convaincre, relisons notamment les pages du Journal de voyage consacrées à la dévotion trop ostentatoire de certains, souvent discrètement mise à distance.
Entre l’idéalisme5 et le pragmatisme, nous nous sommes efforcées de chercher une voie médiane, pour respecter au mieux la parole de Montaigne et de son secrétaire tout en la rendant accessible au plus grand nombre. Nous pensons qu’aller au contact immédiat des lecteurs et lectrices d’aujourd’hui, hors-les-murs académiques, c’est tout à la fois un hommage rendu à l’homme éminemment sociable et expert de la conciliation qu’était Montaigne, une façon saine de faire richement rimer Université et Cité, et une manière de trouver la bonne assiette entre le passé, le présent et l’avenir. Puisque le Journal est consubstantiel au voyage, autant continuer à le faire circuler, quitte à recourir à des « truchements » pour dialoguer, fût-ce dans son propre pays.
Nina Mueggler
Université de Fribourg /
Université de Bonn
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Olivier Guerrier, Visages singuliers du Plutarque humaniste, Paris, Les Belles-Lettres, 2023, 480 p. EAN : 9782251454344.
Ce nouveau livre d’Olivier Guerrier ne porte pas principalement sur Montaigne, même si l’empreinte des Essais y est marquée de plusieurs manières – comme on le précisera ultérieurement. Il se présente d’abord comme la synthèse de nombreux travaux précédents auxquels l’auteur renvoie dans l’introduction, de même qu’il précise la dimension collective de ces travaux concernant les éditions, traductions, réceptions, interprétations et « usages » de Plutarque dans ce qu’on a coutume d’appeler la Première modernité. Le sous-titre du livre, Autour d’Amyot et de la réception des Moralia et des Vies à la Renaissance, indique d’emblée que même s’il est question chemin faisant de nombreuses traductions éparses de ces textes grecs à partir du xve siècle, en latin et dans des langues vernaculaires, la figure centrale est bien celle de Jacques Amyot, du fait de sa position de « sçavant translateur » en français des deux œuvres majeures de Plutarque. Par ailleurs et malgré l’amplitude de ses analyses, ce livreconstitue ce qu’on pourrait nommer, selon l’expression maintenant acclimatée, un « work in progress », dans la mesure où les cheminements de ces Visages singuliers du Plutarque humaniste se présentent aussi comme une sorte de bilan d’étape (très longue étape à vrai dire dans la distance et la durée), ouvrant sur des chantiers parallèles en voie de réalisation. En effet, comme cela est également rappelé dans les pages introductives, les développements du livre s’articulent plus particulièrement à un travail collectif au long cours concernant la publication critique des Œuvres morales et mêlées dans la traduction d’Amyot (et le livre est dédié à la mémoire de Françoise Frazier, l’une des spécialistes de la pensée plutarquienne et partie prenante de ce projet). De fait, on dispose de longue date, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », de sa traduction des Vies des hommes illustres, Grecs et Romains, comparées l’une avec l’autre ; mais l’édition de sa traduction de l’autre « massif » plutarquien n’est aujourd’hui facilement accessible que sous forme numérique, et sans un appareil critique minimal qui est pourtant requis pour une meilleure appréhension et compréhension des textes à différents niveaux : linguistiques, culturels et conceptuels.
Dans un livre récent dont il a été rendu compte dans le Bulletin (no 22-2, 2022), Marc Foglia rappelle à juste titre les obstacles qui, au-delà même des seules questions de langue, rendent aujourd’hui difficile 177sinon fastidieuse la lecture de Montaigne ; et les enseignant·e·s savent à quel point ces difficultés concernent une partie importante des auteurs et autrices de la période renaissante, notamment du fait des innombrables références textuelles, historiques et culturelles dans lesquelles ces œuvres puisent et dont elles se nourrissent (parfois en les métamorphosant) – et tel est bien le cas pour les œuvres de Plutarque. Même si ce n’est pas son propos central, le livre d’O. Guerrier amplifie ce constat en rappelant succinctement, dans son préambule et dans sa conclusion, quelle fut la constitution, la circulation initiale et la diffusion de ces textes (et au premier chef des Vies parallèles et de nombreux traités moraux), puis les éditions, traductions et regroupements divers leur assurant une grande fortune dans la culture classique, avant une progressive sinon brutale désaffection depuis le xviiiè siècle. En dépit de cette indéniable éclipse retracée par Jean Sirinelli dans sa biographie, Plutarque de Chéronée. Un philosophe dans le siècle (Fayard, 2000), les traductions et retraductions de textes de Plutarque n’ont pourtant pas cessé jusqu’à aujourd’hui, notamment en langue française où l’on peut trouver des éditions récentes et parfois très savantes de divers traités moraux, tel le regroupement de textes sous le titre, accoutumé de longue date, de Dialogues pythiques (Garnier-Flammarion, 2005) car ils concernent les oracles rendus par la Pythie, puis leur désaffection et disparition – ce qui rappelle à l’occasion que Plutarque fut, au ier siècle dans l’empire romain, l’un des prêtres du sanctuaire d’Apollon Pythien à Delphes.
Mais de fait, il faut bien reconnaître qu’en dehors des cercles de spécialistes de la philosophie hellénistique et de son renouveau dans les grands courants de l’humanisme à la Renaissance, celles et ceux qui lisent Plutarque aujourd’hui le font pour l’essentiel à partir de deux voies d’accès : soit du fait de la place éminente que, via la reconnaissance du travail d’Amyot, il tient dans les Essais de Montaigne (place sur laquelle ce dernier ne cesse d’insister et à laquelle O. Guerrier consacre évidemment une analyse attentive et critique) ; soit du fait que certains traités moraux récemment retraduits et plus facilement accessibles font écho, historiquement et culturellement, à des questions redevenues plus vivaces dans un contexte nouveau : ainsi l’importance des considérations sur la sensibilité, l’intelligence et l’ingéniosité des « bêtes », et conséquemment l’interrogation critique sur le fait de les manger sans autre forme de procès ni de réflexion morale – rappelant à l’inverse, si nécessaire, la 178très ancienne tradition du végétarisme à laquelle ces textes font écho. Il est d’ailleurs significatif que le substantiel dernier chapitre du livre porte sur les « Questions animales », retraçant aussi attentivement que possible la manière dont diverses relectures et interprétations marquantes des textes de Plutarque ont nourri et relancé, chez de nombreux auteurs et sur une longue période, les débats philosophiques, moraux et théologiques sur ces « questions ». Et il est également significatif qu’une philosophe comme Elisabeth de Fontenay, autrice d’un livre marquant, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (Fayard, 1998), ait naguère longuement préfacé et éclairé dans cette perspective plusieurs petits traités moraux de Plutarque édités sous le titre générique Trois traités pour les animaux (P.O.L, 1992), en justifiant par ailleurs, contre certaines objections fondées (difficultés de la langue, réécriture de passages, inexactitudes ou contresens), le choix de la traduction d’Amyot, transposée en français moderne mais préférée à d’autres plus récentes : « … nous avons avoué notre préférence pour le style, et le mélange qui fait sens, au détriment d’une meilleure exactitude : cherchant à tâtons, dans l’heureuse conjonction d’un Renaissant et d’un Ancien, des sentiments et des raisons qui pourraient nous orienter autrement dans un monde qui s’édifie pour nous, sans nous ».
Malgré l’intérêt renouvelé pour les textes de cet « Ancien » à partir de questions contemporaines, c’est pourtant davantage la première voie (et même voix) d’accès, celle de Montaigne, qui constitue probablement le frayage ordinaire vers la lecture de Plutarque. E. de Fontenay faisait d’ailleurs elle-même le lien dans son texte-préface : « Sans la traduction par Amyot des Vies parallèles, en 1559, et des Œuvres morales, en 1572, les Essais de Montaigne ne seraient en effet pas ce qu’ils sont, comme si le Plutarque d’Amyot était l’analogue français de la traduction allemande de la Bible par Luther : glorieux, sensuel et balbutiant commencement de notre langue qui se cherche et se trouve à l’épreuve du grec ». Au-delà de ce parallèle qui appellerait une réflexion et une discussion plus poussées, la question de la « mise à l’épreuve » des langues est précisément l’un des fils conducteurs des Visages singuliers du Plutarque humaniste, notamment dans les chapitres i, ii et iii de la première partie, « Le temps d’Amyot », ainsi que dans les remarques récapitulatives de la conclusion du livre qui redisent les liens essentiels entre lectures, traductions des textes anciens et modalités particulières 179d’écriture dans le « moment Renaissance » (p. 429). Car à la différence d’autres approches tel le livre d’Isabelle Konstantinovic sur Montaigne et Plutarque, O. Guerrier n’a pas centré son travail sur les seules dimensions qu’on peut qualifier de « thématiques » et « conceptuelles », mais plus largement et dans une autre perspective sur les réceptions, « translations » et usages de Plutarque dans divers contextes historiques et culturels des pensées humanistes, et sur la place éminente qu’y tient la traduction par Amyot des Vies des hommes illustres et, plus spécifiquement encore, celle des Œuvres morales et mêlées.
Avant de rentrer de manière plus détaillée et forcément sélective dans certaines analyses du livre, on peut en restituer le mouvement d’ensemble et les orientations privilégiées. Une courte introduction rappelle l’importance de la reprise des pensées antiques à la Renaissance et la place qu’y occupent les textes de Plutarque tels qu’ils émergent progressivement dans les éditions imprimées du texte grec et dans diverses traductions, essentiellement latines mais aussi partiellement vernaculaires (en italien, espagnol, allemand, anglais, français …). D’où l’accent mis sur les effets de « transformation » et « d’acclimatation » de ces textes-source à travers le travail de traduction : « En substance, lors de l’examen des options du traducteur comme de celui de la réappropriation par tel ou tel écrivain des éléments de l’œuvre d’origine, le plus souvent à partir d’une version contemporaine, nous valoriserons pour notre part les “singularités”, quelles qu’elles soient […]. En pareille circonstance, le traducteur mue son texte en une sorte de “caisse de résonance” ou de palimpseste, où se superposent les cultures » (p. 17). Ce rappel et ce choix argumenté incitent O. Guerrier à préciser l’orientation globale des analyses proposées en fonction des spécificités d’élaboration des œuvres de la Renaissance, dès lors que des textes anciens sont traduits, transposés et réarticulés dans un tout autre paysage culturel marqué par la christianisation. Mais selon lui il ne s’agit pas pour autant de postuler une improbable harmonisation entre les œuvres de l’Antiquité et leurs relectures interprétatives par « translation » dans les langues dites « vulgaires », avec les bénéfices escomptés en termes d’appropriation et d’usages : « Notre enquête est donc régie par une certaine conception de la Renaissance. Plutôt que de voir en elle un temps où se digère de façon harmonieuse le patrimoine, selon une historiographie homogène, nous tendons à la considérer, comme Michel Foucault l’un des premiers dans 180Les mots et les choses, sous l’angle de la “rupture”, en tant que “moment” de l’histoire des formes et de l’esprit. Le choix prioritaire du xvie siècle français l’autorise d’autant mieux que la période fait une expérience critique d’elle-même, se concevant comme une “crise positive”, puis prenant une conscience de plus en plus aigüe de ce que se dramatisent et se fragilisent les régimes antérieurs de transmission » (p. 18).
Cette introduction de portée générale est suivie d’un préambule qui synthétise les quelques données biographiques concernant Plutarque, et qui restitue à grands traits la constitution et la diffusion progressive du corpus de ses textes dans l’Antiquité tardive, avant ses premières réceptions en Europe autour de 1370, suivie par les grands « chantiers humanistes » d’éditions plus savantes des textes grecs et de leurs traductions, notamment en latin ou parfois même dans des éditions bilingues. Ces indications délimitent le périmètre du propos du livre, avec comme déjà indiqué le centre de gravité constitué par la traduction d’Amyot des Vies des hommes illustres et des Œuvres morales et mêlées. Avant la mise à disposition de ces deux « massifs », les éditions et traductions des Vies parallèles et des traités moraux manifestent un certain éparpillement, avec des choix divers de regroupements selon les contextes et les attentes à la fois culturelles et politiques. Ainsi les Vies constituent un réservoir d’exemples historiques illustres à admirer sinon à imiter, en lien avec l’horizon politique d’un « humanisme civique ». Comme le rappelle l’auteur : « L’âge de l’imprimé va favoriser la fabrication d’œuvres complètes, et ce sont ici les Moralia qui inaugurent le mouvement, avec la première grande édition grecque des Moralia, les Plutarchi opuscula, publiée chez Alde Manuce à Venise en 1509 » (p. 31). En un sens il s’agit d’une « fiction » unifiant sous un titre générique des textes assez divers au-delà d’une thématique morale incluant dimensions philosophiques et religieuses ; et l’édition imprimée de ce corpus vient conférer une matérialité et une stabilité plus durable à la tradition antérieure de diffusion plus aléatoire des manuscrits. La particularité des textes de Plutarque, et notamment des traités moraux, est celle d’un savoir substantiel et même « encyclopédique » concernant l’héritage gréco-romain, mais qui se présente « à pièces décousues » – si l’on reprend la formule marquante de Montaigne qui y voit la légitimation du mode de lecture qu’il revendique pour lui-même. O. Guerrier indique cependant qu’on peut aborder de tels corpus de textes artificiellement unifiés 181d’une manière plus « dialectique » car engageant divers rapports entre le tout et les parties. D’où une remarque éclairante : « Il en résulte que ces corpus sont soumis à un double rythme temporel et intellectuel. D’un côté, celui de leur réunion en œuvres intégrales. De l’autre, celui de leur dissémination en parcelles autonomes. Et les deux lignes sont susceptibles de s’enchevêtrer, les concepteurs des premières pouvant tirer parti des secondes déjà traduites et éditées, et vice-versa. D’où il suit que l’histoire des Moralia est à la fois celle de leurs regroupements successifs, et celle des avatars de tel ou tel de leurs opuscules, d’un lettré à l’autre » (p. 34). En un sens, et même s’il l’auteur ne le dit pas ainsi, on peut percevoir la complexité du lien qui a fait de Montaigne un lecteur attentif et reconnaissant du travail de traduction d’Amyot, mais selon ses propres modalités de lecture interprétative qu’on peut alors confronter à d’autres.
Après cette double mise en perspective, les développements du livre sont scindés en deux parties clairement délimitées dans leur orientation spécifique. Une première grande partie, « Le temps d’Amyot », analyse l’importance de son travail de traduction des textes de Plutarque et son rôle d’intercesseur savant auprès d’autres lecteurs non ou peu familiers du grec (c’est le cas de Montaigne, du moins selon ses propres dires). Dans les chapitres i à iii, O. Guerrier retrace les discussions nourries à propos de ce qui constitue à la Renaissance le travail de traduction (terme qui supplante progressivement celui de « translation ») ainsi que le statut du traducteur (est-il un « auteur en second » ?), avant de se focaliser sur l’éloge enthousiaste (à une réserve près) de Montaigne à l’égard d’Amyot, et l’usage démultiplié qui est fait de ses traductions dans les Essais (chap. iv). Une seconde grande partie, « Lectures humanistes de Plutarque : quelques parcours » (chap. v à ix), se focalise sur certains traités spécifiques de Plutarque (les règles matrimoniales, les recueils d’Apophtegmes, Dits notables ou Propos), et sur des thématiques transversales récurrentes dans divers textes : l’usage métaphorique du « jeu de paume » (référence “translatée” de certains jeux de balle antiques), les réflexions sur les « daimoneries » et « malins esprits », réinsérées dans un horizon théologique chrétien, et pour finir les discussion philosophiques déjà évoquées concernant les « questions animales ». Une courte conclusion récapitule le parcours de la diffusion des textes de Plutarque (traductions savantes, vulgarisation des idées et productivité 182littéraire), évoquant au passage leurs destinées après l’apogée humaniste et ses prolongements divers dans la formation de la culture classique jusqu’à Rousseau, suivis par une désaffection croissante malgré d’autres traductions entre 1798 et 1870.
Avant de se focaliser sur quelques développements spécifiques du livre, une dernière remarque générale s’impose : dans la progression et dans la distribution des analyses – et plus particulièrement celles de la seconde partie – on perçoit que la voix montaignienne reste très audible et insistante, au-delà même du substantiel chapitre de la première partie qui examine à nouveaux frais l’importance de Plutarque, via Amyot, tout au long des Essais. Pour autant, cette voix est loin d’oblitérer les autres dimensions de la réflexion d’O. Guerrier qui étudie nombre de sollicitations des Œuvres morales en amont et en aval des Essais. Et c’est incontestablement l’un des intérêts majeurs de ce travail qui reconnaît d’emblée se situer dans le prolongement d’études antérieures marquantes, tel le livre de Robert Aulotte, Amyot et Plutarque. La tradition des Moralia au xvie siècle, auquel il rend hommage et qui lui sert régulièrement de point d’appui, en précisant chemin faisant le cœur de son propos. De même, dès l’amorce du livre citant la célèbre lettre de Gargantua à Pantagruel – dont la formule emblématique, « Maintenant toutes disciplines sont restituées » est qualifiée de « chant de triomphe d’une Renaissance qui depuis plus d’un siècle n’en finit pas de revenir ad fontes » (p. 11) – O. Guerrier rappelle que le programme d’éducation ainsi tracé vise, par la fréquentation des auteurs anciens dont « les Moralia de Plutarque », à « bien profiter en estude et en vertu ». Et via cette référence, il renvoie aux travaux récents de Romain Menini sur Rabelais, et notamment à la place qu’occupe Plutarque dans Rabelais altérateur. “Graeciser en français” (Classiques Garnier, 2014), où est rappelée l’une des raisons majeures de l’importance particulière prise par les textes plutarquiens à la Renaissance : aussi bien les Vies des hommes illustres que les Œuvres morales et mêlées constituent « l’une des synthèses les plus complètes que l’Antiquité ait rendue disponible sur toutes matières éthiques, historiques, philosophiques ou religieuses ». Et même si cette dimension synthétique ou « encyclopédique » n’apparaît peut-être que rétrospectivement, l’importance des analyses de R. Menini justifie que dans ces Visages du Plutarque humaniste, il soit davantage question d’autres auteurs renaissants et post-renaissants, bien que le « chaînon » Rabelais revienne à diverses reprises dans tel ou tel développement.
183Pour qui n’est pas familier des discussions nourries concernant non pas l’importance (bien connue) mais les conceptions et pratiques de la traduction à la Renaissance, les analyses détaillées de la première partie retracent la progressive diffusion et la « translation » des textes grecs dans diverses langues, ainsi que l’affirmation d’une dimension « nationale », notamment dans la place que va occuper le français, à la fois institutionnellement et culturellement, même si le latin reste la langue savante commune. Les traductions successives de Plutarque, y compris celles d’Amyot, s’inscrivent donc dans un contexte global relatif aux enjeux politiques des rapports entre langues, ainsi que le souligne l’auteur : « À l’instar de nombre de discours et de pratiques lettrés, la traduction au xvie siècle doit être envisagée comme une activité très fortement contextualisée, qui répond à des demandes, obéit à des attentes, se soumet à des stratégies politiques, éditoriales, esthétiques… » (p. 51). Le premier chapitre précise ainsi les grandes lignes de ce qui constitue à la Renaissance le passage des langues anciennes, et notamment du grec, aux langues vernaculaires, entre strict « littéralisme » (assez peu mis en avant), et exigence réitérée de « fidélité » à l’auteur mais qui ne s’enferme pas pour autant dans un « mot à mot » trop contraignant dès lors qu’il s’agit bien de transpositions linguistiques, culturelles et conceptuelles. Il faut donc à la fois restituer le sens des textes tel qu’il est appréhendé par le traducteur, et être aussi réceptif que possible à « l’âme » de l’auteur, expression qu’on retrouve notamment chez Jean Bodin et chez Montaigne qui, évoquant la traduction de Plutarque par Amyot et admirant la « constance d’un si long travail » et « la profondeur de son savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et ferré [difficile] », caractérise ainsi la disposition d’esprit de ce dernier : « …car on m’en dira ce qu’on voudra : je n’entends rien au Grec, mais je vois un sens si beau, si bien joint et entretenu partout en sa traduction que, ou il a certainement entendu l’imagination vraie de l’auteur, ou, ayant par longue conversation planté vivement dans son âme une générale Idée de celle de Plutarque, il ne lui a au moins rien prêté qui le démente ou qui le dédie » (Essais, II, chap. 4). Et c’est d’ailleurs Amyot lui-même qui, dans l’avis « Aux lecteurs » ouvrant sa traduction des Vies des hommes illustres, donne une précision concernant l’attention spécifique et l’ouverture d’esprit nécessaire pour ce travail de « translation » d’une langue à l’autre : « L’ofice d’un propre traducteur 184ne gist pas seulement à rendre fidelement la sentence de son auteur, mais aussi à représenter aucunement et à adombrer la forme du style et manière d’icelui ». Le verbe « adombrer » vient souligner la difficulté de ce passage, s’il s’agit avant tout de restituer le contenu d’une pensée tout en désirant « rendre la chose à nostre air » comme le dira ultérieurement un traducteur de Lucien.
Ce premier chapitre s’attarde également, entre connaissances établies et hypothèses plausibles, sur la bibliothèque dont pouvait disposer Amyot comme humaniste et comme homme d’Église (évêque d’Auxerre et grand aumônier de France). Il est rappelé qu’outre son « grand œuvre » consacré à Plutarque, il a traduit d’autres auteurs tels Longus et Héliodore. Ses nombreuses annotations en marge de l’édition du texte grec permettent, comme c’est également le cas de Rabelais, de suivre les spécificités de son travail de vérification des sources (y compris par confrontation avec des traductions latines), d’indications sur l’état plus ou moins fiable, fragmenté, lacunaire ou « corrompu » du texte transmis, de recoupements entre les Vies et les traités moraux, de gloses et précisions terminologiques diverses sur le sens d’un terme ou sur un contexte historique. C’est un tel travail d’explicitation et d’appropriation du texte que Françoise Frazier a pu nommer « traduction augmentée » (citation p. 58). Dans le même sens, R. Menini précise : « …il est à peu près certain que, comme tous les érudits de son temps, Amyot ajoutait à la lecture directe des auctores celle, indirecte et de seconde main, des plus importants recueils de commentarii variés et autres ‘miscellanées’ humanistes (telles celles de Budé, Érasme, Ravisius Textor, Cœlius Rhodiginus, Alessandro d’Alessandri, etc. » (citation p. 60). Concernant plus particulièrement les Œuvres morales et mêlées, l’édition comporte, outre les précisions déjà indiquées sur l’état du texte et les choix de traduction, un certain nombre d’éléments ajoutés par le « translateur » : jugement éventuellement critique sur le propos ou la construction de tel traité moral, références historiques diverses, et une « Table finale » des noms et des matières qui permet de s’y retrouver plus facilement dans une lecture suivie ou plus morcelée.
Pour ne pas alourdir outre mesure ce compte-rendu, on va passer plus rapidement, malgré leur indéniable intérêt, sur les chapitres ii : « Dans la pâte du texte : fidélité et écarts », et III : « Une œuvre complète dans tous ses états », en ne restituant que quelques grandes lignes qui donneront envie 185d’aller y suivre le détail très fouillé des analyses proposées. Concernant le travail d’Amyot sur des points significatifs, O. Guerrier met l’accent non sur le « souci du beau langage », souvent invoqué par tel ou tel traducteur et repris par des commentateurs récents, mais bien davantage sur ce qu’il nomme des « enjeux sémantiques », s’appuyant notamment sur une indication incisive d’Amyot lui-même dans sa dédicace des Vies des hommes illustres au roi Henri II : « …je confesse avoir plus estudié à rendre fidelement ce que l’autheur a voulu dire, que non pas à orner ou polir le langage, ainsi que luy mesme a mieulx escrire doctement et gravement en sa langue, que non doucement et facilement » (citation p. 86). Sont ainsi analysés divers traits marquants de cet incessant travail de traduction : la place et les significations des « binômes synonymiques » ; l’attention portée aux transpositions des termes « phronèsis » et « synésis » selon l’usage parfois flottant qu’en fait Plutarque dans un certain héritage aristotélicien plus ouvert ; la polysémie de la « phantasia », entre image et faculté (analyse qui fait écho à un précédent livre de l’auteur sur Montaigne : Quand « les poètes feignent » : “fantasie” et fiction dans les Essais de Montaigne) ; enfin l’étude de la manière dont fonctionnent les récits plutarquiens, entre actions d’éclat, anecdotes révélatrices, « dits mémorables ». Rappelant à cet égard l’importance des analyses de Bérengère Basset sur les apophtegmes et sur l’usage « anomal » qui peut être fait des « micro-récits » plutarquiens par divers auteurs (dont Montaigne tout particulièrement), cette dernière étude soulève plusieurs questions liées : l’exemplarité de l’histoire, le caractère admirable ou aléatoire des actions et, de manière plus problématique, la difficile conciliation entre invocation d’une « providence » divine et références à des évènements « fortuits » renvoyant à la « fortune » (cf. les expressions « d’avanture », « par cas d’avanture » – dont on trouve l’écho dans la fréquence de « à l’advanture » dans les Essais). Cette tension est présente dans le texte grec, et la traduction d’Amyot ne l’atténue pas, en dépit du contexte de forte « christianisation » qui marque la lecture et l’interprétation des textes anciens par les humanistes de la Renaissance. Plus largement cette tension autorise voire suscite d’autres lectures et usages moins édifiants, plus ouverts ou plus « hétérodoxes » des anecdotes et récits contenus dans les Vies comme dans les Œuvres morales.
Les analyses du chap. iii prolongent autrement ce fil des rapports complexes entre « providence » et « fortune », en évoquant les avatars des 186traductions françaises de Plutarque et surtout les reprises et “réaménagements” de celles d’Amyot, jusqu’à parler de « contrefaçons » lorsque ces rééditions sont accompagnées de longues précisions explicatives et surtout interprétatives accentuant encore davantage la « christianisation » de Plutarque, comme c’est le cas du calviniste Simon Goulart. L’effet ainsi produit est celui d’une plus grande compacité et homogénéité de la réception des œuvres impliquant des orientations et usages moins “déliés”, moins audacieux, ce qui peut par ailleurs faire comprendre leur succès dans l’atmosphère morale plus soucieuse d’édification qui suivra la période renaissante. En contraste avec cela, O. Guerrier esquisse une confrontation avec des traductions anglaises de Plutarque à la fin du xviè siècle qui procèdent souvent du texte français d’Amyot et lui confèrent ainsi une marque significative de reconnaissance. Ces traductions filtrées par une traduction préalable aménagent des recompositions diverses des textes de Plutarque et offrent un riche matériau historique dans lequel puiseront tant Shakespeare pour certaines de ses pièces que Francis Bacon dans plusieurs de ses Essais.
En dépit de son caractère de « figure imposée » puisqu’il est consacré à la manière dont Montaigne, via les traductions d’Amyot, se réfère à Plutarque et le sollicite très souvent (plus de 500 emprunts, sans forcément de référence indiquée), le substantiel chapitre iv, « “Cuisse ou aile” : les Essais de Montaigne » propose un parcours original à plusieurs titres. Tout en se référant à nombre d’analyses d’autres commentateurs, il reprend à nouveaux frais le fil des réflexions précédentes sur l’exemplarité hypothétique des innombrables récits, « histoires » et anecdotes rapportées par Plutarque. Ce matériau très riche est diversement dépecé (« cuisse ou aile »), détissé, recomposé ou, comme le dit encore Montaigne, « accommodé » ou « difformé » à nouveau service. O. Guerrier choisit ainsi de partir de la référence philosophique au « schème » du miroir, image liée de très longue date à l’exigence de la connaissance de soi autant que du monde, pour en tirer quelques fils moins attendus. L’étude de son écho chez Montaigne : « mirer ma vie en celle d’autrui » (Essais, III, 13) propose une interprétation singulière, renvoyant par « essai » (au sens d’exercice et de mise à l’épreuve) vers le sujet qui cherche à s’évaluer le plus justement possible dans cette confrontation. En rappelant les ressources offertes par divers textes de Plutarque (Vies et Œuvres morales mêlées), mais sans se tenir à une stricte référence à l’objet « miroir », l’analyse 187proposée précise le lien qui peut être fait avec l’écriture des Essais telle qu’elle se constitue progressivement : « Voilà très exactement comment un programme portant sur la “vie” et les mœurs des hommes du passé s’est mué en une herméneutique de soi, des “profondeurs opaques de ses replis internes” (II, 6), dans le mouvement scriptural qui lui donne forme » (p. 175). Et l’analyse proposée insiste à juste titre sur le constat par Montaigne de ses efforts parfois entravés, de ses difficultés voire de ses échecs à se saisir soi-même, de même que l’interrogation sur le risque de se masquer en s’écrivant : « je me pare sans cesse, car je me décris sans cesse » (Essais, II, 6).
Ce chapitre analyse également la défense par Montaigne de Plutarque historien, contre les critiques de Jean Bodin évoquant des récits qui rapportent « des choses incroyables et entièrement fabuleuses », négligeant ainsi ce qui serait la droite « méthode de l’histoire ». La question du distinguo entre récit crédible ou « fabuleux » (relevant de la « fantaisie » imaginaire) est élargie à la réflexion sur ce que veut dire « témoigner », y compris de choses possibles sinon advenues. Comme le souligne l’auteur à la suite d’autres travaux sur cette question (Bernard Sève notamment), Montaigne élargit ainsi fortement ce champ du « possible », en insistant du même geste sur les limites de toute connaissance humaine et la nécessité de ne pas faire de notre ignorance la pierre de touche de ce qui est « croyable » ou non. Plus largement, l’analyse se rend attentive à la transplantation revendiquée et au “montage” d’un certain nombre de passages de Plutarque pris dans différents textes et réarticulés autrement, comme c’est le cas de la référence à la vivacité reconnue des paroles d’Homère (vivacité reliée dans les Essais à celles d’autres paroles poétiques dont celles d’Horace et de Lucrèce). O. Guerrier suit attentivement la manière dont cette thématique plutarquienne (via Aristote) est évoquée et réagencée différemment par Rabelais et par Montaigne. De même, à propos d’une formule de Plutarque qui évoque (sans y croire vraiment) la raison avancée de l’état de servitude de certains peuples, il est possible d’en percevoir la trace dans l’inspiration du discours De la servitude volontaire, sachant que La Boétie fut également le traducteur de certains textes de Plutarque – traduction éditée ultérieurement par Montaigne. C’est en tout cas ce que ce dernier suggère dans les Essais : « Il y a dans Plutarque beaucoup de discours étendus, très dignes d’être sus, car à mon gré c’est le maître ouvrier de telle besogne ; mais 188il y en a mille qu’il n’a que touchés simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plait, et se contente quelquefois de ne donner qu’une atteinte dans le plus vif d’un propos. Il les faut arracher de là et mettre en place marchande. Comme ce sien mot, que les habitans d’Asie servaient à un seul, pour ne savoir prononcer une seule sillabe, qui est Non, donna peut-être la matière et l’occasion à la Boétie de sa Servitude Volontaire » (I, 26). C’est là une hypothèse plausible, que l’on peut même prolonger par une autre ; car si l’on se réfère à une remarque d’Amyot dans sa présentation du traité S’il est loysible de manger chair : « Ce sont lambeaux de déclamations qu’il avoit escrites jeune pour son exercice » (remarque citée plusieurs fois dans le livre à propos d’autre chose), on pourrait également entendre en écho l’appréciation révisée que Montaigne porte sur le texte de la Boétie, ayant finalement renoncé, du fait de l’usage dévoyé qu’en firent à ses yeux les Huguenots, à le publier au cœur du livre I des Essais : « C’est un discours auquel il donna nom La Servitude Volontaire : mais ceux qui l’ont ignoré, l’ont bien proprement depuis rebaptisé Le Contre Un. Il l’écrivit par manière d’essai, en sa première jeunesse, à l’honneur de la liberté contre les tyrans » (I, 28). En ce cas, l’intercession d’une formule d’Amyot, mais comme annotateur, viendrait renforcer la référence ou l’empreinte plutarquienne – du moins telle que Montaigne l’entend dans son appréciation plus distanciée du « discours » de La Boétie.
Sans pouvoir restituer le détail des analyses précises concernant tel ou tel élément, on peut en retenir à titre indicatif une leçon de lecture ainsi synthétisée : « On constate en tout cas que si le texte de Plutarque a une fonction matricielle, cela ne signifie pas nécessairement qu’il est suivi à la lettre. Bien plutôt, ses composantes sont conçues comme des points d’appui pour une méditation neuve, qui les superposera à ses propres préoccupations, au risque parfois d’en délaisser le sens primitif » (p. 205). Ce chapitre-charnière du livre, central dès lors qu’il est question de l’importance accordée à Plutarque par un auteur comme Montaigne, se conclut par une interrogation sur la place indéniablement reconnue par celui-ci au travail de “translation” d’Amyot : « Plutarque, depuis qu’il est français » (Essais, II, 10). Car cette reconnaissance ne va cependant pas jusqu’à en faire un auctor au sens plein mais, au mieux, un « auteur en second ». C’est pourtant le texte d’Amyot (y compris dans ses marges) qui est constamment sollicité pour être « difformé » et 189« accommodé » à divers usages ; et O. Guerrier suggère in fine, en lien avec d’autres travaux tels ceux de Bérengère Basset sur les usages des récits et apophtegmes, que dans les Essais, ce livre singulier au dire de leur auteur, « le seul livre au monde de son espèce, d’un dessein farouche et extravagant » (II, 8), les « infractions » ou infidélités partielles d’Amyot au texte-source de Plutarque, les « traits insolites et téméraires » de ses traductions, ont pu susciter certains cheminements imprémédités.
Comme déjà indiqué, la seconde grande partie du livre, « Lectures humanistes de Plutarque : quelques parcours », change partiellement de perspective en se focalisant de manière plus expressément thématique sur les références, usages et transformations de textes et « motifs » plutarquiens spécifiques. Mais là encore il s’agit de suivre le devenir de diverses traductions de ces textes en latin et dans les langues vernaculaires en les confrontant à celle d’Amyot, et de suivre diverses lectures et réinterprétations que ces traductions ont pu susciter. O. Guerrier concentre ses analyses successives soit sur certains traités des Œuvres morales : les Règles matrimoniales (chap. v) et les recueils de Dits notables ou Apophtegmes (chap. vii), soit sur des motifs ou sujets récurrents qui circulent et se font écho dans divers textes : l’usage métaphorique du « jeu de paume » – translation culturelle en référence à des jeux de balle antiques (chap. vi) ; les réflexions insistantes sur les « daimorenies » et « malins esprits » liées à la fonction sacerdotale de Plutarque comme prêtre de l’oracle de Delphes, mais relancées dans un tout autre contexte de christianisation et d’accusations de sorcellerie (chap. viii) ; et pour finir, comme déjà indiqué, les discussion philosophiques très nourries depuis l’Antiquité concernant les « questions animales » (chap. ix). Le choix de ces sujets, motifs et thématiques tient évidemment au fait qu’on en trouve la relance, les réinvestissements et les infléchissements parfois conséquents chez nombre d’auteurs marquants de la Renaissance et de l’âge classique : non seulement Montaigne qui reste un fil rouge du livre, mais également Érasme, Rabelais, Jean Bodin, Béroalde de Verville, Charron, Gabriel Naudé, Pascal, La Fontaine, Bayle… Chacun des chapitres de cette seconde grande partie du livre entrecroise ainsi diverses traductions des textes de Plutarque avec leurs reprises, accommodations, transpositions et usages à nouveaux frais, en fonction d’objectifs et de contextes historiques et culturels que l’auteur s’essaie à restituer aussi attentivement que possible. La démarche suivie est analogue mais la 190« matière » est à chaque fois différente et offre l’occasion de cheminements singuliers qui ouvrent des perspectives stimulantes, même si cet entrecroisement de textes, de langues, de références littéraires et philosophiques n’est pas toujours facile à suivre dans toutes ses méandres qui donnent parfois le sentiment de se retrouver dans un labyrinthe – assez caractéristique à vrai dire d’une certaine écriture de la Renaissance.
Ne pouvant restituer la diversité et la profusion des parcours ainsi proposés, on peut au moins en donner une idée plus ajustée en s’arrêtant pour finir sur le chapitre consacré au « Jeu de paume ». Celui-ci s’attache à suivre quelques fils de cette métaphore ludique dans divers textes de Plutarque – le terme de « paume » étant choisi par Amyot (à la différence d’Érasme, plus « littéraliste » sur ce point) afin de moderniser la référence à des jeux antiques de balle (« phindère » ou « sphère »). Un tel choix de traduction privilégie donc le souci du sens (ad sensum) plutôt que la stricte transposition « terme à terme » (ad verbum) ; et ceci en résonance avec le grand attrait de l’époque pour ce jeu de paume dont les règles sont progressivement codifiées (et dont certaines formules sont passées depuis dans le langage courant : « tomber à pic » notamment, ou « attraper la balle au bond »). L’analyse d’O. Guerrier suit le cheminement de ces références au jeu de paume qui passe non pas de mains en mains mais de textes en textes, depuis ceux de Plutarque (dont diverses allusions à des jeux de balle sont ainsi traduites par Amyot), jusqu’à leurs reprises à différents niveaux de sens par Rabelais, Montaigne, Béroalde de Verville et Pascal, en passant par des traités médicaux qui vantent l’utilité de cette activité pour le corps, les yeux et l’esprit. Certains traités élargissent la perspective à une réflexion sur les formes de sociabilité ou de « civilité » réglées, mais également aux activités de chasse et de guerre, dès lors qu’il s’agit d’apprendre à affronter diverses situations conflictuelles hasardeuses ou du moins plus difficiles à anticiper ou à « préméditer » dans leur déroulement soumis aux aléas de la « fortune » autant qu’à la sagacité des acteurs. Sans pouvoir entrer dans tout le détail des analyses proposées, on peut en retenir la profusion d’un réservoir métaphorique qui croise également l’interrogation morale sur ce qu’implique ou peut receler un tel « passetemps » ludique, au-delà de sa légèreté ou oisiveté apparente en regard d’une visée soucieuse du salut de l’âme – comme cela se trouve thématisé chez Rabelais.
C’est une autre ressource imagée qui préside à la reprise par Montaigne (après Érasme et d’autres tel Stefano Guazzo, auteur de 191La civile conversation), de ce motif plutarquien comparant l’échange de paroles à un jeu de balle : « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute. Celui-ci se doit préparer à la recevoir selon le branle qu’elle prend : Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche et s’apprête selon qu’il voit remuer celui qui lui jette le coup : et selon la forme du coup » (III, 13). Cette comparaison très connue et souvent commentée (tout récemment encore par Alain Legros et Dominique Brancher), renvoie notamment au traité de Plutarque, Comment il fault ouir, et l’idée essentielle réside dans l’attention portée à la façon de recevoir une parole “lancée”, avant sa relance qui engage le jeu de la circulation réciproque. À cet égard, la reprise de l’image plutarquienne ainsi translatée par Amyot signifie pour Montaigne que la réception de la parole « envoyée » est bien une attitude d’attente dynamique et non pas statique – ce qui permet par ailleurs d’entendre autrement l’expression « je soutiens, je ne bouge », l’équivalent dans les Essais (II, 12) de la « suspension » du jugement. Dans cet horizon métaphorique du verbe « soutenir », il ne s’agit justement pas d’une pure et simple immobilité mais bien plutôt d’une disposition d’attente active qui essaie d’anticiper, autant que faire se peut, un mouvement à venir dépendant d’un précédent envoi de parole comme « balle » à relancer. Ce qui est signifié là, c’est notamment une certaine conception de ce que peut et doit être une conversation réglée et profitable, l’un des sens que Montaigne donne à ce qu’il nomme « l’art de conférer » (III, 8) en concevant cette pratique ou « exercice » non sur le mode d’une conversation civile trop convenue ou « cérémonielle », mais bien plutôt comme une joute verbale, une discussion éventuellement vive entre égaux, sur le modèle de l’escrime – même si l’on reste sur le registre ludique. O. Guerrier prolonge et conclut le mouvement de cette analyse par une stimulante proposition concernant la reprise de la métaphore du jeu de paume dans l’une des Pensées de Pascal : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux ». Plutôt qu’à un passage des Entretiens d’Épictète, souvent cité par les commentateurs et où le jeu de balle offre l’image possible des activités humaines dans leurs mouvements incessants de « divertissement », on peut tout aussi bien y entendre, comme l’auteur le suggère, un écho de la réflexion de Montaigne sur l’importance de 192« la forme du coup », autrement dit l’attention portée à la « manière » de dire – et en l’occurrence à la manière d’écrire. Et cette suggestion relance encore autrement la force de l’image dans une direction sinon entièrement imprévisible, en tous cas renouvelée par rapport à des reprises antérieures de ce thème plutarquien acclimaté, grâce à la traduction d’Amyot, à de tout autres contextes historiques, culturels et conceptuels.
Au terme de ce compte-rendu déjà trop étendu et pourtant très partiel, on ne peut éluder une remarque qui, sans être une réserve ou une mise en garde, pourrait susciter une réticence à se plonger dans le livre dès lors qu’on préfère un mode de lecture plus « aéré » ou moins « concentré » que celui qui est proposé. Car c’est un livre incontestablement érudit et « savant » au meilleur sens du terme ; et cette dimension, contrepartie inévitable de toute approche précise des textes de la Renaissance, prend le risque d’une possible désorientation devant ses exigences de lecture parfois labyrinthiques. Sans vouloir gommer les difficultés inhérentes au suivi d’analyses aussi fouillées car entrant dans la « pâte » des textes, avec leur épaisseur de langue et de significations qui se transposent et se transforment au fil du temps et des époques, on peut alors suggérer un mode de lecture alternatif, ou plus exactement complémentaire : même si ce n’est pas son protocole d’écriture relié à un parcours et à un projet d’ensemble, un tel livre peut aussi se lire « à pièces décousues », au moins pour sa seconde grande partie, plus évidemment thématique que la première et autorisant par là-même des choix ciblés et des respirations. Ce qui n’empêche en rien de reconnaître au fil des chapitres de ces Visages singuliers du Plutarque humaniste nombre d’échos, de renvois, de reprises, d’inflexions qui restituent la richesse de leurs « translations » et de leurs devenirs parfois imprévus et inventifs, voire infidèles ou « hétérodoxes », entre Renaissance et âge classique.
François Roussel
Paris
1 C’est aussi le problème des « glossaires » en fin de texte qui, au-delà d’interrompre la lecture, donnent en vrac les différents sens possibles, laissant la responsabilité du choix à la personne qui venait y chercher une réponse précise.
2 Pour plus de précisions et d’exemples, voir la notice de l’édition p. 19-23.
3 Voir par exemple : Antoine Compagnon, « Rajeunir Montaigne », Michel Zink éd., Livres anciens, lectures vivantes. Odile Jacob, 2010, p. 209-227 ; Marc Fumaroli, « Montaigne, retour aux sources », Le Monde, Vendredi 15 juin 2007, p. 3 ; Alain Legros, « De l’édition des manuscrits de Montaigne : transcrire, régulariser, traduire, moderniser. Réponse à André Tournon et questions », Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, 2012 – 1, no 55. Varia, p. 295-302.
4 Alain Legros, art. cit., p. 297.
5 Je l’entends au sens noble du terme. André Lanly, qui avait naguère adapté les Essais, parlait quant à lui de « snobisme » universitaire.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-16694-8
- EAN: 9782406166948
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16694-8.p.0173
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-06-2024
- Periodicity: Biannual
- Language: French