La colère de Montaigne Ingenium et mélancolie dans la rencontre avec Le Tasse (« Apologie de Raimond Sebond », II, 12)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne Montaigne outre-Manche
2022 – 1, n° 74. varia - Auteur : Garrod (Raphaële)
- Pages : 129 à 147
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
LA COLÈRE DE MONTAIGNE
Ingenium et mélancolie dans la rencontre avec Le Tasse (« Apologie de Raimond Sebond », II, 121)
INTRODUCTION :
COMPRENDRE LA COLÈRE DE MONTAIGNE
Platon dict les melancholiques plus disciplinables et excellans : aussi n’en est-il point qui ayent tant de propencion à la folie. Infinis esprits se treuvent ruinez par leur propre force et soupplesse. Quel saut vient de prendre, de sa propre agitation et allegresse, l’un des plus judicieux, ingenieux et plus formés à l’air de cette antique et pure poisie, qu’autre poete Italien aye de long temps esté ? N’a il pas dequoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? à cette exacte et tendue apprehension de la raison qui l’a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse queste des sciences qui l’a conduit à la bestise ? à cette rare aptitude aux exercices de l’ame, qui l’a rendu sans exercice et sans ame2.
Dans la lecture désespérante de l’« Apologie », ce texte sonne autrement. C’est une lamentation hautaine, véhémente, portée par l’amplification rythmique de son flot de questions – « sçavoir gré à ?… à ? » – et de leurs envois : pointes (« vivacité meurtrière »), parallèles antithétiques : « cette rare aptitude aux exercices de l’âme, qui l’a rendu sans exercice et sans âme ». Un texte dont la facture virtuose porte ses fruits. Il y a 130ici des épigrammes parfaitement taillées : « Infinis esprits se treuvent ruinés par leur propre force et soupplesse ».
L’éloge passionné d’un grand poète devenu fou – Le Tasse – proféré par son contemporain Montaigne nous émeut3. Pourtant, le couperet de la phrase finale sera sans appel : la compassion et l’admiration de Montaigne pour l’auteur déjà célèbre de Rinaldo (1562) et de la Jérusalem délivrée (première traduction française en 1581) s’éteindront dans une colère froide :
J’eus plus de despit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estat, survivant à soy-mesmes, mesconnoissant et soy et ses ouvrages, lesquels, sans son sçeu, et toutesfois à sa veue, on a mis en lumiere incorrigez et informes. (II, 12, 492)
Pourquoi cette colère nous frappe-t-elle comme une dissonance ? Première réponse possible : lecteurs modernes, nous sommes d’invétérés romantiques. Notre conception de la littérature – de la littérarité d’un texte, du talent de son auteur – doit beaucoup à des critères articulés par le Romantisme. Le Tasse, génie mélancolique, est une préfiguration du poète maudit ; la colère de Montaigne nous prend donc au dépourvu. Pour lui donner sens, il faut tenter d’adopter les habitudes critiques de Montaigne, informées entre autres, par ses lectures. Un tel travail conduit à souligner l’importance non pas du génie, mais de l’ingenium dans les discours critiques de la Renaissance traitant du rapport entre mélancolie et littérature4. En parallèle du furor néoplatonicien d’inspiration divine, 131les discours médico-poétiques à la Renaissance reconnaissent également le rôle de l’ingenium – du tempérament naturel, de l’esprit de chacun, malléable aux exercices de l’ars – dans les processus créatifs. La vignette romantique du génie mélancolique au style sublime ferait ainsi place au diagnostic d’un esprit vaincu par la maladie, en quête de remède.
LECTURE ROMANTIQUE :
LE TASSE DE LAMARTINE
Les Romantiques eux-mêmes enrôlèrent l’image du Tasse emprisonné et fou dans la fabrication du mythe romantique du poète maudit5. Sa rencontre avec Montaigne fait partie intégrante de cette fabrication, verbale et picturale, à laquelle contribuèrent des artistes tels que Delacroix et Lamartine6.
L’admiration de Lamartine pour le Tasse sature l’Entretien qu’il lui consacre dans son Cours familier de littérature7. Sa Vie du Tasse est une expression exemplaire du mythe du poète maudit. On y retrouve la rencontre Montaigne-Le Tasse ; le Montaigne de Lamartine a plus de compassion que de dépit :
le voyageur français Montaigne, en contemplant cette triste ruine, s’apitoya sur la dégradation du génie8.
Selon Lamartine, Montaigne déplorerait la déchéance du génie dans la folie. À tort, d’ailleurs, puisque Lamartine est persuadé que la folie du Tasse n’affecte pas son génie poétique, voire le nourrit :
Cette ode, une des plus admirables que le Tasse ait jamais écrite […] prouve que le poëte conservait tout son génie en pleurant la perte de sa raison9.
132Si La Jérusalem du Tasse n’est pas, selon Lamartine, une épopée au sens strict, elle est en revanche un inoubliable chant, fantomatique, onirique. La Jérusalem est « des aventures » plutôt qu’un poème épique10 : mais on pardonne au Tasse sa faiblesse de composition au nom de la grâce mélancolique de certains détails11. C’est que l’épopée doit être pour Lamartine la distillation poétique d’une vérité historique nationale ; or la Jérusalem n’est pas le précipité d’une telle vérité, parce que ses personnages, musulmans ou chrétiens, parlent tous le même langage12. Mais quel langage ! Commun à ces fantômes dépourvus de la chair idéologique que l’épopée exige, c’est un miracle de style :
C’est ce style, c’est cette poésie, c’est ce vers jeune, étincelant, musical, trempé de soleil d’Orient, de sang héroïque, de larmes, de mélancolie, qui a fait vivre et qui fera vivre éternellement ce poème. Le Tasse, il est vrai, n’a donné la vie qu’à des fantômes, mais ces fantômes, qui n’ont point de corps, ont un cœur ; voilà pourquoi ils ne mourront pas13.
Ce style infus de mélancolie rend Le Tasse digne de figurer au panthéon des grands auteurs. La musicalité de son vers doit autant à l’héroïsme martial (« le sang ») qu’au lyrisme sentimental (« les larmes ») : ce lyrisme fantomatique constituerait la réussite stylistique du Tasse. Sa mélancolie est consubstantielle à son talent ; elle éclate dans les pouvoirs éblouissants d’une imagination que la folie a libérée de toute contrainte mimétique, et qui déploie un drame purement fantastique14. Cette fiction fantomatique qui fait les délices de son lecteur s’enracine dans une réalité folle pour son auteur, assailli d’apparitions :
Il en donne lui-même de tristes témoignages dans le récit des apparitions qui troublent ou consolent sa solitude, et dans ses prétendus entretiens avec un esprit céleste dont il est visité. Il écrit à ses médecins qu’il se croit ensorcelé15.
Le Tasse emprisonné, fou de mélancolie, est pour Lamartine un emblème tout personnel du génie poétique. Éparpillement brillant de gracieux détails, murmures lyriques de fantômes voyageant de l’esprit à la page, 133invraisemblance : ces traits de son style mélancolique font au final l’objet d’un éloge plutôt que d’une condamnation critique par un poète qui voit en eux la préfiguration d’une revendication majeure du Romantisme : libérer l’imagination onirique de l’artiste du carcan normatif des genres et d’une mimésis classique.
Le diagnostic de la mélancolie et l’évaluation de son expression poétique à la Renaissance offre bien une préhistoire de cette conception romantique du génie mélancolique. Cependant, médecine et poétique à la Renaissance proposent une lecture du style de la mélancolie qui n’est pas seulement symptomatique, mais également thérapeutique : l’écriture peut apprivoiser la pathologie mélancolique. Si la description de l’ingenium mélancolique par la médecine renaissante note la corrélation entre bile noire et capacités cognitives singulières, elle met aussi en garde contre son revers pathologique possible : l’aliénation, l’aphasie. Les poétiques de la Renaissance répètent cette distinction : certes, le style peut manifester les qualités remarquables de l’extraordinaire ingenium mélancolique ; mais il peut également trahir sa déchéance dans la folie. De plus, pour Montaigne, le travail du style permettrait d’enrayer cette déchéance. Sa propre bibliothèque a pu lui fournir, en médecine et en poétique, les outils discursifs qui informent son éloge virtuose de l’ingenium poétique du Tasse, et son diagnostic sévère de la folie de ce dernier.
LE DIAGNOSTIC MÉDICAL RENAISSANT : SYMPTOMATIQUES ET THÉRAPEUTIQUES DE L’INGENIUM MÉLACOLIQUE
La disposition mélancolique : nature et esprit
La mélancolie à la Renaissance est d’abord une disposition tempéramentale qui informe la singularité naturelle du sujet extraordinaire et se manifeste dans ses œuvres. La pathologie mélancolique, en revanche, menace une telle singularité : Montaigne est parfaitement conscient de cette tension.
La source par excellence concernant les rapports entre mélancolie et génie est le problème 30.1 d’Aristote, qui a fait l’objet de riches enquêtes dans le champ des études montaignistes. Aristote identifie la 134mélancolie comme la disposition d’individus extraordinaires, caractérisée par une dominance tempérée de la bile noire dans l’équilibre de leurs quatre humeurs (sang, bile jaune, bile noire, phlegme). La description médicale de la mélancolie comme disposition ou tempérament relève du lieu commun ; ainsi Montaigne enregistre-t-il sa propre disposition humorale dans l’« Apologie » – colérique (bile jaune) et mélancolique (bile noire) (II, 12, 566). La Renaissance envisage la disposition mélancolique non pas dans ses rapports au génie, mais à l’ingenium, c’est-à-dire au naturel et à l’esprit de chaque individu. Cette terminologie, dans ce contexte, était familière à Montaigne qui aurait pu la découvrir dans les œuvres complètes d’Ange Politien en sa possession. Le premier volume de celles-ci contient la correction polémique de la mauvaise traduction du problème 30.1 par Théodore Gaza16. Politien le résume ainsi :
cur homines, qui ingenio claverunt [sic], vel in studiis philosophiæ, vel in Rep. administranda, vel in carmine pangendo, vel in artibus excercendis, melancholicos omnes fuisse videamus.
« pourquoi observons-nous que ceux qui excellent par leur talent naturel en philosophie, en politique, en poésie et dans les arts sont tous mélancoliques17. »
Les médecins de la Renaissance conçoivent donc la disposition mélancolique comme un ingenium particulier : la mélancolie informe le tempérament de l’individu et ses manifestations cognitives. L’esprit, l’intelligence ou le talent innés s’ancrent ainsi dans le naturel de chacun18.
La première modernité a détaillé les manifestations cognitives de l’ingenium comme esprit. Être ingeniosus, avoir de l’esprit, implique ainsi une mémoire active (reminiscentia) distincte d’une mémoire passive (memoria) : la première est capable de retracer les étapes conduisant à un résultat donné – reformuler un argument, paraphraser un texte – la seconde se contente d’enregistrer ce résultat. Un bon apprentissage met 135donc en jeu la réminiscence plutôt que la mémoire : d’où la définition de l’ingenium comme capacité à apprendre et à se souvenir dès le Dictionarium de Calepino (1502) dans les dictionnaires de l’époque19. Avoir de l’esprit implique également une forme d’à-propos, de promptitude cognitive (ἀγχίνοια, le flair, la sagacité), en particulier lorsqu’il s’agit d’identifier une similitude entre deux objets distincts (εὐστοχία, la capacité à viser juste). Le terme sollertia (adresse, ingéniosité) traduit en latin ces deux traits cognitifs, qui légitiment la définition de l’ingenium comme pouvoir interne de découverte et d’invention depuis le Vocabularius breviloquus de Reuchlin (147820). Souvent associés à l’invention de formes brèves et percutantes en poétique (adages, épigrammes, jeux de mots), ces deux traits sont nécessaires à la fabrication de bonnes métaphores, voire de pointes, ainsi qu’à la découverte des causes en philosophie, comme le rappelle Pietro Vettori dans son commentaire sur la Rhétorique d’Aristote (1549) qui figure dans la bibliothèque de Montaigne :
ut in studio […] sapientiæ, quam philosophiam vocant, acuti solertisque hominis est, simile in rebus valde inter se distantibus cernere, & tamen hoc mirabiliter eruditi homines faciunt : ita qui ingenio valebit, apte transferre verba poterit. Si quid simile namque est in rebus dissimilibus, eum non latebit : imperiti autem, et rudes, similitudines in rebus, quæ parum aut nihil inter se distant, captare possunt. Subtilitate vero opus est, ut e disparibus eliciatur.
« Comme dans l’étude de la sagesse, que l’on nomme philosophie, il appartient à l’homme d’esprit de saisir la similitude entre des objets mêmes distants – et en effet, les érudits s’en acquittent à merveille – ainsi tout homme dont l’esprit vaut quelque chose sera capable de fabriquer convenablement des métaphores. Si la ressemblance existe entre deux choses différentes, mais ne traverse qu’une faible distance sémantique, même les ignorants et les hommes grossiers seront capables de saisir la comparaison entre deux choses presque identiques. En revanche, faire apparaître la similitude entre des choses disparates requiert de la subtilité21. »
L’éloge du Tasse par Montaigne souligne de telles capacités cognitives qu’exacerbe l’ingenium mélancolique. Le Tasse fait partie de la foule des 136excellents esprits disciplinables, qui savent apprendre et donc se souvenir. Il a mené une « curieuse […] queste des sciences », en penseur adroit des causes. Le Tasse, en effet, pense vite et bien : le texte est traversé de métaphores traduisant le dynamisme et la vitesse cognitive – « Quel saut », « sienne agitation », « vivacité ». La disposition mélancolique constitue donc l’identité du Tasse : son ingenium mélancolique se manifeste dans les pouvoirs extraordinaires de sa pensée.
La pathologie mélancolique : aphasie et aliénation
Cette disposition peut cependant devenir une pathologie. Dans le Problème 30.1, Aristote attribue cette évolution pathologique au déséquilibre des humeurs. L’excès de bile noire a des conséquences graves sur les processus imaginants de la phantasia, matériellement localisée dans le cerveau. Pour la médecine de l’époque, tout processus cérébral implique une coction – une combustion ou digestion – dans le cerveau. La matière concoctée est un mélange d’humeurs et d’esprit animaux (une substance très subtile issue du sang et de l’air). La qualité de la coction dépend de la finesse de cette matière : la pensée est d’autant meilleure – claire, rapide, sans résidu – que la matière est fine. Que la mélancolie vienne à l’épaissir, et la coction cérébrale sera plus lente, la clarté de ses résultats voilée de lourdes vapeurs noires : l’esprit mélancolique ne pense plus vite, ni bien. Pierre Pichot, médecin à Bordeaux, résume ce diagnostic galénique classique de la pathologie mélancolique dans son ouvrage Sur la Nature des Âmes, leurs Maladies, leurs Vices, leurs Blessures et leurs Traitements imprimé par Simon Millanges, dont Montaigne possédait un exemplaire :
Melancholici, in quibus spiritus obtenebrantur & vapore tetro, fuliginoso mens ingeniumque offuscantur.
« Les mélancoliques, dont les esprits animaux sont obscurcis, et dont l’esprit et l’ingenium sont enténébrés par une vapeur répugnante et suiffée22. »
La lésion des processus mentaux du sujet mélancolique se manifeste également verbalement. Dans un autre traité, Sur le Rhume, le Catharre, et Autres Distillations du Cerveau, Pichot consacre un chapitre aux troubles 137de la parole et indique que la mélancolie peut déclencher l’aphasie pure et simple :
Melancholiæ ἔκτασις, quæ σιγώσα et silens dicitur Hippocrati in qua æger non loquitur, & tamen loqui potest. Fit enim non vitio organorum vocis aut sermonis, sed potius a malicia animi. Nam in melancholica illa taciturnitate : non est meo judicio, obstructio nervorum a succo crasso melancholico ut vult Galenus. sed vox & sermo velut ligantur, a maligna qualitate humoris melancholici. Huc pertinet etiam aphorismus ille, Si lingua repente incontinens fiat.
« Hippocrate nomme σιγώσα, silence, la tension mentale de la mélancolie qui rend le patient muet bien qu’il soit capable de parler. Ce phénomène ne résulte pas d’un défaut des organes de la parole, mais plutôt d’une mauvaise qualité de l’âme. Car, à mon avis, ce silence taciturne de la mélancolie n’a pas sa cause, comme Galien le veut, dans l’engorgement des nerfs par l’épaisseur de la bile noire ; davantage la voix et la parole même sont comme liées par quelque mauvaise qualité de l’humeur mélancolique. L’Aphorisme Si la langue devient soudain impuissante a trait à cette situation23. »
Pichot oppose à Galien un aphorisme hippocratique afin de souligner l’emprise de la mélancolie non sur les nerfs, mais sur l’âme même du patient aphasique24. Aucune forme ne contient ni ne définit la langue incontinens et les « infinis esprits » mélancoliques, qui affichent par leur mutisme et leur folie une tendance aliénante vers la déréliction formelle. Le Tasse « méconnait soi et ses œuvres », elles-mêmes devenues « informes ».
À l’opposé d’une lecture selon laquelle « la justification traditionnelle de cette relation entre génie et folie provient de la croyance des Anciens selon laquelle l’âme, chez les fous et les génies, est moins fermement liée au corps que chez les autres hommes25 », la notion d’ingenium mélancolique souligne au contraire les liens étroits de l’âme et du corps : l’ingenium 138mélancolique est une disposition tempéramentale au fondement des prouesses cognitives d’individus hors du commun, une âme bien incarnée. Montaigne capture parfaitement le corps de cette âme dans son éloge des prouesses mélancoliques du Tasse : son tonus (« force et soupplesse »), ses exercices (« exacte et tendue apprehension », « rare aptitude aux exercices de l’ame26 »). Cette préhistoire renaissante plus naturaliste du mythe romantique du génie mélancolique nous avertit également des dangers de la pathologie mélancolique. La folie n’est pas une nécessité inhérente à l’ingenium mélancolique, mais son opposé : l’aliénation dissout dans un silence informe l’identité extraordinaire de l’ingenium mélancolique27.
Mélancolie et habituation : « cura ingenii »
Dans le Problème 30.1, Aristote souligne que prendre soin de soi est primordial afin de cultiver la disposition mélancolique et d’éviter sa dérive pathologique28. La poétique de la mélancolie dans les Essais pourrait ainsi s’envisager dans le contexte renaissant de la cura animi, ou plutôt, cura ingenii, le soin de l’âme incarnée.
Pour Pichot, et avant lui pour toute une tradition médicale classique, ce soin implique un régime sain et le choix d’activités adaptées au tempérament et à la maladie du patient : si vos facultés mentales sont épuisées par de studieuses veilles, si vous êtes bilieux, si de violentes souffrances – amour, jalousie, chagrin, deuil – ont pris d’assaut votre raison et votre intellect : mangez du poisson, évitez les études sérieuses telles que le droit civil et la philosophie, prenez l’air de la campagne29.
Pour Montaigne, le soin de l’ingenium implique son entrainement, son habituation30. Au sens aristotélicien du terme, l’habituation travaille sur les nœuds même entre âme et corps : elle implique l’exercice mental répété, 139le conditionnement destiné à reconfigurer certains processus cérébraux. L’habituation porte particulièrement sur les activités mémorielles et imaginantes, qui manipulent des images mentales, des traces dans la phantasia matérielle31. Lire autrui, enregistrer sa lecture et ses réponses aux vicissitudes du corps, retourner sans cesse à cet enregistrement, le modifier, relève bien d’une forme d’habituation. On peut donc voir dans la pratique montaignienne de la lecture, de l’écriture et de la correction une cura ingenii qui parierait sur les opérations cognitives de la mélancolie comme disposition (en particulier la mémoire active) afin d’enrayer un délitement pathologique. Cette cura ingenii consisterait à imposer aux instances inconstantes qui constituent l’informe matière du moi le contrôle du style – or Le Tasse négligea un tel soin de soi stylistique selon Montaigne.
POÉTIQUES DE LA MÉLANCOLIE :
STYLES INGÉNIEUX
La poétique classique avait déjà pris acte des implications stylistiques du diagnostic médical de la mélancolie ; elle n’est pas étrangère à Montaigne, lecteur de l’Art poétique d’Horace. Montaigne possédait les œuvres complètes d’Horace, commentées par Helenius Acron, Pomponius Porphyrion, Josse Basse et Antonio Mancinelli, annotées par Alde Manuce et Heinrich Glarean32.
L’Horace de Montaigne :
typologie des « ingenia » mélancoliques
La satire du fou inspiré dans l’Art poétique est implacable : Horace y met à mal le credo (platonicien) selon lequel les élans spontanés, inspirés, 140du poète fou vaudront toujours mieux que les produits de l’habileté et de l’art :
Ingenium misera quia fortunatius arte
Credit, & excludit sanos Helicone poetas
Democritus, bona pars non ungues ponere curat,
Non barbam, secreta petit loca, balnea vitat.
Nanciscetur enim precium nomenque poetæ,
Si tribus Anticyris caput insanabile numquam
Tonsori Licino commiserit. O ego lævus
Qui purgo bilem sub verni temporis ora.
Non alius faceret meliora poemata, verum
Nil tanti est.
« Parce que Démocrite croit le talent naturel plus favorisé de la fortune que les misères de l’art et qu’il exclut de l’Hélicon les poètes sains d’esprit, bon nombre d’auteurs laissent croître sans soin leurs ongles et leur barbe, cherchent des endroits retirés, évitent les bains : sûr moyen en effet d’acquérir le précieux titre de poète que de jamais confier au barbier Licinus une tête que les trois Anticyres ne guériraient point. Je ne suis qu’un maladroit de purger ma bile chaque année à l’approche du printemps : pas un autre ne ferait de meilleurs poèmes. Mais cela ne vaut pas le prix que j’y mettrais33. »
Horace dénonce l’incurie du poète mélancolique et fou – et de l’escroc qui tente de se conformer au type social du poète inspiré. La figure horatienne du poète fou est le mélancolique qui se néglige évoqué par Aristote ; contrairement à Horace, il refuse de purger les excès de sa bile noire et laisse tourner sa mélancolie en folie. Les commentaires fournissent au lecteur la lecture platonicienne de la mélancolie comme inspiration, et la lecture aristotélicienne de la mélancolie comme pathologie. Ainsi selon Josse Bade :
Proprium enim est vates insanire […]. Cujus causa videtur esse, quia in vero poeta dominatur deus et spiritus ille propheticus ut non humanitus, sed divinitus allata videatur.
« La folie est le propre du prophète. […] La raison de cela semble résider dans le fait que le Dieu, son souffle prophétique, règne au sein du vrai poète, si bien que sa parole semble selon la manière des dieux plutôt que celle des hommes34. »
141Quant à la pathologie mélancolique, elle figure dans le commentaire d’Acron :
Qui p.[urgo] b[ilem] propter purgandam bilem rado caput meum, qui catarticum accipio ad purgandum me. vel « qui purgo bilem » pro bilibus i[d est] qui curor. Sensus est, cum sciam a Democrito eos veros poetas judicatos qui sunt insani vel « purgo bilem ». choleram reijicio potionibus. N.[on] a[lius] f.[acere] m.[eliora] p.[oemata].i.[d est] nemo esset magis in opinione poeta si essem demisso capillo. Verum nil tanti est i.[d est] nullius momenti sum, quoniam non sum demisso capillo, & quia per singulos annos choleram purgor. Dicebatur [e]n[im] fuisse melancholicus Horat. Vel. Verum tanti est, i.[d est] non curo, sed contemno dici poeta ac si diceret, non possum poeta esse, ut contemnam curam corporis mei.
« “moi qui purge ma bile” : afin de purger ma bile, je me rase la tête, moi qui attrape un rhume pour me purger. Ou “moi qui purge ma bile” où “bile” signifie “biles” [y compris la bile noire], soit : moi qui suis soigné. Le sens est : puisque je sais que Démocrite considère que les fous sont de vrais poètes, alors “moi qui purge ma bile”, moi qui expulse ma maladie bilieuse par des potions. “Personne ne composerait de meilleurs poèmes”, soit : personne n’aurait la réputation d’être meilleur poète, si je me laissais pousser les cheveux “mais cela ne se produit absolument jamais”, qui signifie : cela n’arrive jamais, parce que je ne me laisse jamais pousser les cheveux, et parce que je me purge annuellement de ma maladie bilieuse. On disait en effet qu’Horace était mélancolique. Ou “mais cela n’en vaut pas la peine”, qui signifie, je ne m’en soucie pas, en fait, je méprise même le titre de poète, comme s’il voulait dire : je ne peux être poète, si cela requiert que je néglige le soin de mon corps35. »
Cet industrieux commentaire linéaire fait sourire. En refusant l’échevèlement du mauvais poète, Horace purge sa bile : sa coupe de cheveux annuelle provoque un rhume, et le rhume, en médecine classique, est un moyen (morveux) d’évacuation du surplus humoral. La visite chez le barbier interdit ainsi la saturation mélancolique pathologique, et ôte à Horace toute prérogative au titre de poète démocritéen fou. Il est même possible qu’Horace fasse appel à la médecine et se purge annuellement de ses excès bilieux par la prise de potions. Sans cette purge annuelle, il gagnerait sans doute la palme de la folie mélancolique, puisque la mélancolie domine sa disposition. Mais cela ne se produit jamais – et même, cela n’en vaut pas la peine – parce qu’Horace prend toujours soin de lui, voire méprise le titre de poète, s’il s’achète au prix de l’incurie.
142L’Art Poétique esquisse ici deux types de l’ingenium mélancolique. Le premier est le poète démocritéen qui se fie uniquement à sa folie mélancolique pour trouver l’inspiration et dont l’incurie est la cible de l’ironie horatienne. Ce type tourne en effet à la satire de performances sociales frauduleuses de l’ingenium mélancolique : les mauvais poètes cultivent l’incurie afin de se faire passer pour des poètes inspirés. Le second type est Horace lui-même : l’artiste mélancolique bien purgé, ironique, qui soigne son tempérament.
L’Art Poétique révèle ainsi la conception horatienne des relations entre la mélancolie, l’ingenium (le naturel et l’esprit de chacun) et l’ars (la pratique experte), ces deux sources bien connues de l’invention rhétorique36. Si par ingenium il faut entendre la folie mélancolique débridée, on n’y trouvera pas tant la source d’un réel talent artistique que celle de performances sociales douteuses. Mais l’ingenium mélancolique comme disposition soigneusement contrôlée peut être le terreau d’une créativité artistique critique, pleinement consciente de soi et de l’importance de l’ars. Ainsi, les styles mélancoliques témoigneraient aussi bien d’une pathologie que d’une cura ingenii, d’un régime de soins propres à la disposition mélancolique. Toutes deux sont présentes dans les Essais, et éclairent la critique du Tasse par Montaigne.
Style mélancolique symptomatique :
l’informe, l’hybride et la pointe
La citation de l’Art Poétique dans « De l’oisiveté » traite précisément de l’ingenium mélancolique, du mode de penser qu’il suscite et des moyens de le contenir37 :
Si on ne les [les esprits] occupe à certain sujet, qui les bride et contreigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations […] et n’est folie ni réverie, qu’ils ne produisent en cette agitation :
velut ægri somnia, vanæ
Finguntur species.
« ils se forgent des chimères, des vrais songes de malade » (I, 8, 32).
143Il faut canaliser les esprits animaux du patient mélancolique. Sans cela, sa pensée est informe (« vague champs des imaginations »), insubstantielle (« somnia », « vanæ species »). L’hybridité la caractérise également : dans la suite du texte horatien après la citation, l’image vaine est celle d’une sirène. Selon Montaigne, l’informe et l’hybridité sont les symptômes d’un ingenium malade dont les errances doivent être restreintes : « les brident et contraignent ».
Le style même des Essais trahit la tendance mélancolique de Montaigne à l’informe, au mutisme aliéné. L’ouverture de « De l’amitié », qui définit les Essais comme ornement grotesque encadrant la publication prévue du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, ne dit pas autre chose, et retourne une fois encore à la sirène d’Horace :
Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuite ?
Desinit in piscem mulier formosa superne (I, 28, 183)
Assimilé à un ornement marginal fantastique, le texte de Montaigne est le symptôme informe de l’ingenium débridé de « De l’oisiveté », qui défie les exigences horatiennes de composition ordonnée : « sans forme », « n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuite ». Pire encore, « De l’amitié » est censé préfacer la mise en scène d’une autre voix, celle de La Boétie, mais l’édition du Discours n’apparut jamais dans les Essais : quant aux vingt-neuf sonnets de l’ami défunt annoncés dans l’essai suivant, ils disparurent de la copie de Bordeaux de 1588 et de l’édition posthume de 1595 : « Ces vers se voient ailleurs » (I, 29, 196). Le fantôme lyrique de La Boétie censé parler à travers Montaigne reste muet. Il ne reste plus que l’aphasie décrite par Pichot, qui trahit un sujet mélancolique endeuillé, totalement aliéné : « je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en respondant : Par ce que c’estoit luy, par ce que c’estoit moy » (I, 28, 188).
La référence à la sirène d’Horace – belle image s’achevant en queue de poisson – place cette fois les Essais sous l’égide de ce second trait du style mélancolique, l’hybridité. La rhétorique classique envisageait l’hybridité – lexicale, stylistique, générique – comme une cause d’obscurité, un vice littéraire. Josse Bade se fait l’écho de cette critique dans son commentaire sur la sirène horatienne, entièrement emprunté à Quintilien : la sirène, 144c’est la monstruosité stylistique née du mélange disparate des idiomes, des registres, des modes38. Le Tasse même, dans son Discours de l’art poétique (1587), reconnaît aux mots exotiques, aux néologismes et à la pointe le pouvoir de susciter le sublime, mais aussi l’obscurité : il faut en user prudemment. Savoir choisir le bon couplage de termes, savoir évaluer la distance juste qui doit les séparer, est essentiel : ni trop proches et donc communs, ni trop lointains et donc obscurs39.
Montaigne condamne la pointe et très probablement l’épigramme (de Martial), ces « fantastiques elevations espagnoles et pétrarchistes », dans « Des livres40 » :
Je voy que les bons et anciens Poetes ont evité l’affectation et la recherche, non seulement des fantastiques elevations Espagnoles et Petrarchistes, mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues, qui sont l’ornement de tous les ouvrages Poetiques des siècles suyvans. (II,10, 412)
Parmi les symptômes stylistiques de l’ingenium mélancolique, l’hybridité de la pointe est l’extrême opposé du mutisme et de l’informe : son « affectation » et sa « recherche » révèlent les efforts tortueux d’une phantasia malade. Son « élévation fantastique » trahit le « saut » excessif d’une promptitude d’esprit ingénieuse qui mesure mal la distance requise entre ses composantes :
Qui la [l’âme] desment, qui la jette plus coustumierement à la manie que sa promptitude, sa pointe, son agilité, et en fin sa force propre ? (II, 12, 492)
La pointe réussie est, en revanche, le signe d’une disposition mélancolique saine. C’est donc l’adresse de son propre ingenium mélancolique que Montaigne révèle dans les épigrammes qui parsèment son portait du Tasse, ainsi que dans le feu serré d’oxymores qui le conclut : « N’a il pas dequoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? ». Le pathétique sublime du texte habite ces figures. Leur efficacité rhétorique témoigne du contrôle stylistique judicieux 145dont elles ont fait l’objet : l’esprit de Montaigne mesure juste, son style témoigne d’une sollertia mélancolique disciplinée. Une lecture thérapeutique du style mélancolique des Essais est donc également possible, qui révèle la cura ingenii de Montaigne, bridant et contraignant par des exercices ingénieux les errances informes ou difformes de son ingenium mélancolique.
Style mélancolique thérapeutique :
correction, critique, et réminiscence ingénieuse
« De l’exercitation » place l’écriture de l’essai parmi les formes d’exercices conçus comme habituation, comme conditionnement cérébral :
Je peins principalement mes cogitations, subject informe, qui ne peut tomber en production ouvragere. À toute peine le puis je coucher en ce corps ærée de la voix. Des plus sages hommes et des plus devots ont vescu fuyants tous apparents effects. Les effects diroyent plus de la Fortune que de moy. Ils tesmoignent leur roole, non pas le mien, si ce n’est conjecturalement et incertainement : eschantillons d’une montre particuliere. Je m’estalle entier : c’est un Skeletos où, d’une veue, les veines, les muscles, les tendons paroissent, chaque piece en son siege. L’effect de la toux en produisoit une partie ; l’effect de la palleur ou battement de cœur, un’autre, et doubteusement. (II, 6, 379)
Cette description de son activité d’écriture trahit la hantise de Montaigne : enregistrer les mouvements de l’esprit dans le corps équivaudrait à collectionner des traces physiques évanescentes et fortuites, ses « gestes » et ses « apparents effects » qui « diroient plus de la Fortune que de moy » : « L’effect de la toux en produisoit une partie ; l’effect de la palleur ou battement de cœur, un’autre, et doubteusement ». À vouloir saisir intégralement le moi, âme et corps, l’auteur des Essais risque de ne capturer que des manifestations physiques aliénées et erratiques, entre autres, de la pathologie mélancolique : un sujet informe, fixé à peine dans l’évanescence de la voix. La métaphore filée des Essais comme anatomie exprime la réponse que Montaigne oppose à ce risque : il formule le projet d’un déploiement systématique de sa pensée incarnée – son essence :
Ce ne sont mes gestes que j’escris, c’est moy, c’est mon essence. Je tien qu’il faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement consciencieux à en tesmoigner, soit bas, soit haut, indifferemment. (loc. cit.)
146L’enregistement de son ingenium mélancolique reste bien hybride (« soit bas, soit haut »), mais cette hybridité traduit cette fois sa cura ingenii comme exercice critique, réflexif, de son jugement : « estre prudent à estimer de soy, et pareillement consciencieux à en témoigner ».
L’exercice de sa disposition mélancolique réside précisément dans cet enregistrement critique de soi : c’est un entraînement à la réminiscence ingénieuse. La réminiscence mélancolique offre chez Montaigne une alternative au modèle poétique de la création littéraire par innutrition. Montaigne lit, oublie, tâche de se souvenir : l’inscription de toutes ces opérations le mène non seulement à s’approprier ses sources, mais à enregistrer à chaque fois les variantes d’un esprit influencé par ses humeurs, créateur « d’un nouveau sens » :
Ou l’humeur melancholique me tient, ou la cholerique ; et de son authorité privée, à cet’heure le chagrin predomine en moy, à cet’heure l’alegresse. Quand je prens des livres, j’auray apperceu en tel passage des graces excellentes et qui auront feru mon ame ; qu’un’autre fois j’y retombe, j’ay beau le tourner et virer, j’ay beau le plier et le manier, c’est une masse inconnue et informe pour moy. En mes escris mesmes je ne retrouve pas tousjours l’air de ma premiere imagination : je ne sçay ce que j’ay voulu dire, et m’eschaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valloit mieux. (II, 12, 566)
Lire, écrire, relire, oublier le tour d’esprit qui présidait au premier jet, en enregistrer un autre, nouveau, par la correction et l’ajout. Le travail poétique continu de l’auteur des Essais rendu partiellement visible par les trois strates de l’édition Villey (1580-1587, 1588, après 1588) traduit l’entraînement de son ingenium mélancolique à la réminiscence ingénieuse par son auteur. Dans l’épisode du Tasse, ce travail met en scène un style mélancolique contrôlé. Ce texte – dans son ensemble une addition de 1582 – subit quatre corrections : Montaigne élimine dans l’exemplaire de Bordeaux une coordination bruyante (« Outre cela »), tempère le caractère exceptionnel du Tasse en remplaçant le superlatif « le plus » par « l’un des plus ». Enfin, il efface « âme libre » au profit d’« esprit libre » ; il avait déjà remplacé dans l’édition de 1588 « délicat » par « ingénieux ». Concision accrue, emphase sur la terminologie vernaculaire de l’ingenium : le portrait du Tasse est, formellement, une démonstration magistrale des usages contrôlés, thérapeutiques, du style mélancolique. On y découvre le contrepoint de l’aliéné muet de 147la pathologie mélancolique : le portrait de l’artiste mélancolique en critique.
MICHEL, LECTEUR DU TASSE :
« SON SEMBLABLE, SON FRÈRE »
Le Tasse malade ne reconnaît pas son propre texte – pire encore, il ne le corrige pas. Il devient ainsi pour Montaigne le patient mélancolique qui néglige son ingenium, le laisse en proie aux excès pathologique de la bile noire : non pas génie mélancolique romantique, mais ingénieux poète déchu en simple fou. Il y a, dans la colère de Montaigne, un mépris tout horatien pour un pareil gâchis poétique ; il y a peut-être plus encore une révolte face à la version catastrophique d’un destin psychologique qui pourrait être le sien. « Et puis, pour qui écrivez-vous ? » (II, 17, 657). Montaigne écrit aussi pour lui – pour se « contreroller », et que sa mélancolie reste aux sources de cette « grace d’un discours hautain et deslié », qui sature l’éloge virtuose du Tasse.
Raphaële Garrod
Magdalen College, Oxford
1 Les recherches préparatoires de ce chapitre ont bénéficié du soutien du projet « Genius Before Romanticism : Ingenuity in Early Modern Art and Science » dirigé par Alexander Marr à CRASSH (Cambridge) et financé par le Conseil Européen de la Recherche, septième programme (FP7/2007–2013)/ERC grant agreement no 617391. Je remercie Tim Chesters pour sa critique avisée de la première mouture de cet article.
2 Michel de Montaigne, « Apologie de Raimond Sebond », dans Les Essais, éd. Pierre Villey et V.-L. Saulnier, préface de Marcel Conche, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, II, 12, p. 436-604 (p. 492).
3 En avril 1580, Montaigne rend visite au Tasse à l’hôpital de Saint Anne à Ferrare, où son protecteur, le duc Alphonse II d’Este, l’a fait interner à la suite de crises de folie mélancolique. Cet épisode est étrangement absent du Journal de voyage : Michel de Montaigne, Journal du Voyage en Italie (1774), éd. critique de Philippe Desan, « Société des Textes Français Modernes, 250 », Paris, Classiques Garnier, 2005. Cette absence a fait l’objet d’un long débat critique. Pour une mise au point récente, ainsi qu’une étude des implications poétiques de l’utilisation des vers du Tasse par Montaigne dans les Essais, voir Anne Duprat, « Montaigne et l’étranger napolitain. Retour sur la rencontre de Ferrare (15 Novembre 1580) » dans Philippe Desan (dir.), Montaigne à l’étranger. Voyages avérés, possible et imaginés, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 193-209 (p. 194).
4 Le champ des études consacrées à Montaigne et la mélancolie est vaste : voir M. A. Screech, Montaigne et la mélancolie : la sagesse des « Essais », préface de Marc Fumaroli, traduction de Florence Bourgne et Jean-Louis Haquette, Paris, Presses Universitaires de France, 1992 ; Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1993, p. 52-64 ; Olivier Pot, L’Inquiétante Étrangeté : Montaigne, la pierre, le cannibale, la mélancolie, Paris, Honoré Champion, 1993, en particulier p. 60-64.
5 Voir Clélia Anfray, « Le Tasse disparu. Fin d’un mythe romantique », Romantisme, no 148, 2010, p. 145-156.
6 Anne Duprat, art. cité, p. 195. Voir sa bibliographie en note 4 concernant la réception romantique de cet épisode.
7 Vingt-huit volumes, imprimés entre 1856 and 1869.
8 Alphonse de Lamartine, « XCIIIe entretien–La vie du Tasse (Troisième partie) » chapitre viii, in Cours familier de littérature, vol. 16, Paris, à compte d’auteur, 1863, p. 154.
9 Lamartine, op. cit., chapitre vi, p. 148.
10 Lamartine, op. cit., chapitre xii, p. 172.
11 Lamartine, op. cit., chapitre xiv, p. 180.
12 Lamartine, op. cit., chapitre xii, p. 171-172, chapitre xiii, p. 175.
13 Lamartine, op. cit., chapitre xiii, p. 175.
14 Lamartine, ibid.
15 Lamartine, op. cit., chapitre viii, p. 154.
16 Ange Politien, Liber Miscellaneorum in Operum tomus primus, Lyon, Sébastien Gryphe, 1550, p. 628-630. Sur cette querelle philologique, voir John Monfasani, « Angelo Poliziano, Aldo Manuzio, Theodore Gaza, George of Trebizond, and chapter 90 of the Miscellaneorum centuria prima (with an edition and translation) » dans Angelo Mazzocco (dir.), Interpretations of Renaissance Humanism, Leiden, Brill, 2006, p. 243-265.
17 Politien, Liber Miscellaneorum, op. cit., p. 628.
18 Esprit et nature sont les deux sens principaux d’ingenium dans les dictionnaires de la Renaissance. Voir Alexander Marr, Raphaële Garrod, José Ramón Marcaída et Richard J. Oosterhooff, « Ingenium » in Logodædalus : Word Histories of Ingenuity in Early Modern Europe, Pittsburgh, Pittsburgh University Press, 2018, p. 36-51 (p. 37-38).
19 Ambrogio Calepino, Dictionarium, Bergamo, Regii Longobardiæ, 1502.
20 Johannes Reuchlin, Vocabularius breviloquus, Bâle, Amerbach, 1478.
21 Pietro Vettori, Commentarii in tres libros Aristotelis de Arte dicendi, Bâle, Johannes Oporinus, 1549, p. 760. Sur la métaphore et la promptitude d’esprit d’inspiration aristotélicienne à la Renaissance, voir Timothy Chesters, « La Métaphore et les catégories “ad hoc” » dans Xavier Bonnier et Ariane Ferry (dir.), Le Retour du comparant : la métaphore à l’épreuve du temps littéraire, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 33-44.
22 Pierre Pichot, De animorum natura, morbis, vitiis, noxis, horumque curatione, Bordeaux, Simon Millanges, 1574, p. 47-48.
23 Pierre Pichot, De rheumastimo, catharro variisque a cerebro destillationibus, et horum curatione libellus, Bordeaux, Simon Millanges, 1577, p. 166-167. Montaigne ne possédait pas ce livre : peut-être le connaissait-il ? Sur la hantise de l’aphasie exprimée par Montaigne dans « Du parler prompt ou tardif » (I, 10), voir Fausta Garavini, « Les Voix et l’Écriture », chapitre 10 dans Monstres et Chimères. Montaigne, le texte et le fantasme, Paris, Classiques Garnier, 1993, p. 173-194 (p. 173).
24 Voir sur ce sujet Jeffrey L. Wollock, « Speech Disorder and Melancholy in the Renaissance », chapitre 8 dans The Noblest Animate Motion : Speech, Physiology and Medicine in Pre-Cartesian Linguistic Thought, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 1997, p. 305-344. L’aphorisme en question est Aphor., VII, 40.
25 M. Screech, Montaigne et la mélancolie, op. cit., p. 53.
26 Le corps est au fondement des théories rhétoriques classiques de l’inspiration – qui pourraient bien n’être que des métaphores – et de leurs avatars humanistes. Voir Terence Cave, « Improvisation and Inspiration », chapitre 4 dans The Cornucopian Text : Problems of Writing in the French Renaissance, Oxford, Oxford University Press, 1985, p. 125-156 (p. 145).
27 Pour une histoire de longue durée de la pathologie mélancolique en littérature, voir Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, postface Fernando Vidal, Paris, Éditions du Seuil, 2012.
28 « Ils ont tendance, s’ils n’y prennent garde, à tomber dans les maladies en relation avec la bile noire », Aristote, Problème XXX.1, dans Problèmes-Sections XXVIII-XXXVIII, traduction de Pierre Louis, volume 3, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 34, 954b29-30.
29 P. Pichot, De animorum natura, op. cit., p. 93.
30 Voir Francis Goyet, « La Notion éthique d’habitude dans les Essais : articuler l’art et la nature », MLN, t. 118, no 4, 2003, p. 1069-1091.
31 Pour deux cas classiques d’habituation cognitive par la manipulation de l’imagination et de la mémoire, voir « Que philosopher c’est apprendre à mourir » (I, 20, 96), et l’usage d’une « mémoire […] de papier » pour contrecarrer la douleur de la gravelle dans « De l’Experience » (III, 13, 1090-1092). Voir Olivier Guerrier, « L’Essai comme exercice » chapitre 4 dans « Quand les poètes feignent ». « Fantasie » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, Classiques Garnier, 2006, p. 203-279.
32 Quintus Horatius Flaccus (Horace), Ars poetica, dans Opera cum quatuor commentariis, Paris, Maurice de la Porte, 1543, fo CLXIIIvo-fo CLVIIro.
33 Horace, op. cit., fo CLXvo, traduction : Horace, Épitres, suivies de l’Art Poétique, traduction de François Villeneuve, volume 3, Paris, Les Belles Lettres, 1934, p. 218, v. 295-302. J’ai remplacé le « génie » de Villeneuve par « talent naturel » pour traduire ingenium.
34 Horace, op. cit., fo CLXIro.
35 Horace, op. cit., fo CLXvo.
36 Voir A. Marr, R. Garrod, J. R. Marcaìda et R. J. Oosterhoof, Logodædalus, op. cit., p. 27.
37 Voir Jean-Eudes Girot, « Remarques sur Horace dans les Essais », dans Montaigne et Les Anciens, Montaigne Studies, no 17, 2005, p. 53-61.
38 Josse Bade cite Quintilien dans Horace, op. cit., foCXLIIIIro. Voir Quintilien, Institution oratoire, traduction de Jean Cousin, volume 5, Paris, Les Belles Lettres, 1978, livre VIII, chapitre 3, p. 76-78, par. 59-63.
39 Le Tasse, Discours de l’Art Poétique-Discours du Poème Héroïque, traduction de Françoise Garzani, Paris, Aubier, 1997, p. 122.
40 Voir Jean Balsamo, « “Qual l’alto Ægeo…” : Montaigne et l’essai des poètes italiens », Italiques, no 11, 2008, p. 109-129 (p. 123-124) : Martial était espagnol.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12975-2
- EAN : 9782406129752
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12975-2.p.0129
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/03/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Le Tasse, colère, ingenium, mélancolie, Aristote