“A dispensation so maliciously ordered” On four “cruel tales” in “Couardise mère de cruauté” (Chapter II, 27 of the Essais)
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2020 – 1, n° 71. varia - Author: Sautin (Luc)
- Pages: 71 to 89
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
« Une dispensation
si malicieusement ordonnée »
À propos de quatre « contes cruels » dans le chapitre ii, 27 des Essais, « Couardise mère de cruauté »
En s’aventurant pour la première fois dans « Couardise mère de cruauté » on éprouvera sans doute un certain malaise à la lecture des quatre récits qui achèvent le chapitre. Après avoir développé dès la première édition des Essais la thèse évoquée par le titre de celui-ci, selon laquelle la cruauté, celle des tyrans en particulier, découlerait de la lâcheté et non de l’héroïsme – développement momentanément suspendu en 1588 par un allongeail portant sur l’escrime – Montaigne ajoute ces récits en guise d’appendice sur l’Exemplaire de Bordeaux (EB). Tirés d’ouvrages d’historiens, ils évoquent les supplices infligés aux vaincus livrés à la merci des vainqueurs tyranniques, et s’inscrivent ainsi dans le prolongement des propos tenus auparavant. Mais les tyrans cruels évoqués dans ces récits sont-ils pour autant des « couards », font-ils preuve d’une « mollesse féminine » (II, 27, 523)1, craignent-ils d’être à leur tour défaits par leurs prisonniers à la défaveur d’un renversement de fortune, comme les monstres évoqués aux pages précédentes ?
Cela n’a plus d’importance dirait-on. Ces quatre récits de l’EB ne paraissent confirmer ni infirmer le discours tenu dans l’édition de 1580 : ils opèrent avant tout un changement d’atmosphère. Dans les Essais, la parole de l’auteur condamne fermement toute forme de cruauté, privée ou publique, exemples à l’appui. « Je hays, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement » (II, 11, 150) affirme-t-il dans un chapitre « symétrique » à celui-ci2. Mais cette voix s’efface maintenant 72devant des récits qui ne semblent pas destinés à faire réfléchir le lecteur sur l’illégitimité des supplices, mais à l’horrifier par une surenchère de cruautés. Ces « quelques contes cruels », Montaigne les a-t-il ajoutés à son chapitre « pour le seul plaisir du genre alors en vogue de l’histoire tragique3 », comme l’affirme Alexandre Tarrête ? Le rapprochement avec ce genre narratif n’est pas sans intérêt, mais la sobriété avec laquelle les supplices sont ici représentés, très éloignée des hyperboles pathétiques qui caractérisent les histoires tragiques, dérange peut-être plus que ne le fait la matière des récits.
Nous voudrions montrer que ce qui provoque le sentiment d’horreur, c’est avant tout la façon dont sont « récités » les supplices et, plus particulièrement, la façon dont l’auteur aménage une place de choix à son lecteur devant le spectacle qu’il représente. Dans ces quatre récits, la représentation tire sa force d’un redécoupage et d’une réorganisation des informations tirées de textes antérieurs, pour mieux susciter cette réaction d’horreur. Montaigne, en proposant à son lecteur ces récits, cherche à l’évidence à lui procurer des affects violents et irraisonnables ; mais par-delà le plaisir paradoxal, cathartique, qui naît des émotions ressenties devant le spectacle de l’horreur4, à quoi peuvent servir de tels émois dans l’économie intellectuelle de ce chapitre ? Tout en examinant la façon dont ont été associés des récits dont les traits caractéristiques ont été soigneusement redistribués, nous étudierons l’enrôlement du lecteur dans le spectacle des supplices, sans oublier les conséquences éthiques entraînées par un tel dispositif spectaculaire.
73Les récits de l’Exemplaire de Bordeaux
Qu’y a-t-il de commun entre ces quatre récits manuscrits ? Par-delà leurs différents contextes historiques et géographiques, tous illustrent la thèse de la cruauté des tyrans, qui « veulent que leurs ennemis s’en aillent, mais non pas si vite, qu’ils n’aient loisir de savourer leur vengeance » (II, 27, 534). De fait, ils paraissent mieux illustrer cette thèse que ne le fait cet autre récit, qui servait jusqu’en 1588 de conclusion au chapitre, tiré de l’Autobiographie de Flavius Josèphe. Celui-ci se met en scène faisant décrocher trois crucifiés de ses amis. Il s’agit d’un récit de salvation plutôt que de mise à mort, et derrière sa réutilisation par Montaigne se profile le souvenir du récit de la Passion et de la Résurrection du Christ5. Sans doute peut-on lire à travers cet arrière-plan christique une condamnation indirecte de la pratique judiciaire du supplice : au « suffisant lecteur » d’apprécier cet effet d’intertextualité et de juger les supplices modernes appliqués aux suspects et aux coupables au nom de la justice et de Dieu. Avec l’ajout des quatre récits après 1588, l’histoire de rédemption surnage à présent entre les considérations désabusées sur des supplices modernes n’ayant rien à envier à « la vieille façon », et les exemples de cruauté insoutenables tirés de l’histoire moderne et ancienne6.
Leur succession ne semble pas avoir fait l’objet d’une planification préalable : il faudrait plutôt y lire la sédimentation de lectures entreprises à des moments différents. Le premier récit a été noté après un long emprunt à Tite-Live, dont la rédaction occupe les parties supérieure, gauche et inférieure de la page 299 de l’EB ; noté dans la marge droite de la page, il occupe la place laissée libre par ce premier ajout. Le deuxième récit, rédigé à la suite du premier, semble avoir été noté ultérieurement : l’examen de l’encre, plus sombre, et n’ayant pas vieilli 74de la même façon que celle utilisée pour noter le premier récit, permet d’émettre l’hypothèse de deux moments distincts de rédaction. Les deux derniers récits sont quant à eux notés dans la partie inférieure de la page, immédiatement sous l’emprunt à Tite-Live. Une correction manuscrite révèle qu’en composant ce rajout, Montaigne a d’abord eu l’intention de ne mentionner qu’un seul des deux récits, celui concernant Crésus : la tournure présentative singulière (« Et cecy : que Crésus […] »), qui articulait le deuxième au troisième récit, est corrigée pour joindre à l’ensemble le dernier récit (« Et ces deux autres : Crésus […] »). L’appendice narratif s’est donc développé en plusieurs étapes : d’abord pour proposer un exemple de cruauté tyrannique tenu pour « extrême » par l’auteur dont il est tiré, ensuite pour ajouter des exemples que Montaigne considère plus atroces encore que le premier. Cette structuration comparative articule l’enchaînement des quatre récits : avec chaque nouveau supplice, il s’agit de faire reculer les limites de la cruauté instituées par le premier récit, et laisser à un lecteur affranchi de tout commentaire supplémentaire de l’auteur la responsabilité de décerner en conscience la palme de l’horreur. Cette concurrence implicite des récits s’accompagne d’une volonté d’harmoniser leur enchaînement7, afin d’en gommer la segmentation et de les fondre en une dynamique commune, qui relègue les textes et les contextes dont ils proviennent au second plan. Ainsi, la lecture glisse sans heurt d’un supplice à l’autre, sans solution de continuité, sans être freinée par les différences d’univers qui les séparent.
Ces récits, indépendants les uns des autres, s’agrègent pour former un cortège d’horreurs, car aucun ne semble pouvoir se maintenir de façon autonome, à la manière d’une parenthèse digressive, au sein du chapitre. En cela, ces récits se distinguent de l’histoire, tirée de Tite-Live, de la mort de Theoxena, de son mari et de ses enfants. Cette longue narration ne doit vraisemblablement son inscription dans le chapitre qu’à l’emploi que fait Montaigne de l’exemple qui la précède dans le texte-source ; elle n’illustre pas directement la thèse qu’elle jouxte, mais l’auteur affirme ne 75pas « craindre de loger [là] un peu à l’écart » cette « très belle histoire ». Il justifie cette digression par la qualité morale et esthétique de ce récit (« les belles matières tiennent toujours bien leur rang en quelque place qu’on les sème » ajoute-t-il dans l’EB, tandis que dans l’édition posthume de 1595 on lit, à propos de ce même type d’histoires : « quand elles sont si riches de leur propre beauté et se peuvent seules trop soutenir, je me contente du bout d’un poil pour les joindre à mon propos8 »). Le contraste entre ce long récit et la composition narrative que nous allons à présent étudier est saisissant : ici, le suicide frustre le tyran d’un supplice, là, les supplices accumulés présentent des victimes atrocement mutilées pour le bon plaisir des tyrans ; la première histoire est digne de figurer de façon autonome dans le chapitre, légèrement décalée par rapport au reste du discours, les quatre dernières sont subordonnées à un argument qu’elles illustrent (« tout ce qui est au-delà de la mort simple, me semble pure cruauté »), et sont jetées ensemble aux confins du chapitre ; enfin, et surtout, le suicide de Théodoxa et des siens met en scène un spectacle édifiant pour un lecteur qui suit leurs derniers gestes comme à leur côté ; à l’inverse, le lecteur assiste aux supplices de la fin du chapitre non plus avec les victimes, mais du côté des bourreaux.
Les « deux morts à la fois »
Chalcondyle, homme de foi, aux mémoires qu’il a laissés des choses advenues de son temps et près de lui, récite pour extrême supplice celui que l’empereur Mechmet pratiquait souvent : de faire trancher les hommes en deux parts par le faux du corps, à l’endroit du diaphragme, et d’un seul coup de cimeterre : d’où il arrivait qu’ils mourussent comme de deux morts à la fois : et voyait-on, dit-il, l’une et l’autre part pleine de vie se démener longtemps après, pressée de tourments. Je n’estime pas qu’il y eût grand sentiment en 76ce mouvement. Les supplices plus hideux à voir ne sont pas toujours les plus forts à souffrir. (II, 27, 535)
Pour introduire le premier récit ajouté dans l’EB, Montaigne cite sa source avant d’en exposer la matière. La mention du mémorialiste est accompagnée d’un jugement positif sur la valeur de ses écrits, lesquels représenteraient fidèlement les évènements dont ils traitent, étant donnée la proximité spatio-temporelle de l’auteur avec les faits. Il ne s’agit donc pas de mettre en doute la véracité des faits « récités » par cet « homme de foi ». En comparant le passage dans la traduction française de Vigenère9 (dont Montaigne disposait vraisemblablement au moment de sa rédaction, vu la ressemblance entre les deux textes) et sa reformulation dans l’EB, on remarque que les modifications apportées ne touchent pas les faits qui composent le récit, mais la façon dont ils sont mis en valeur.
[Mechmet] fit amener tous les corsaires qui pouvaient être trois cents, en une place hors des murailles, et les exécuter très-cruellement en sa propre présence. Car pour leur faire mieux sentir la mort, et qu’ils languissent d’avantage, on les coupait en deux moitiés par le faux du corps à l’endroit du diaphragme, d’un seul coup de cimeterre bien tranchant et affilé : Artifice certes trop inhumain, de faire ainsi souffrir à un même corps, le cruel sentiment de deux morts tout-ensemble, pour l’avoir séparé en deux parts pleines de vue ; lesquelles on pouvait voir horriblement se démener par quelque espace de temps, avec des gestes très-épouvantables et hideux, à cause des angoisses et tourments qui les pressaient10.
Si Montaigne reprend la segmentation de la phrase qui étage les différents moments du supplice, il réduit sensiblement la richesse d’expression de son original, pour ne garder que ce qui est nécessaire à la représentation du spectacle. Il n’exprime pas les intentions cruelles de l’empereur, ne caractérise pas le cimeterre servant à l’exécution du supplice, ne s’étend pas sur le paradoxe des « deux morts à la fois » : le récit, ramené à sa forme élémentaire, est débarrassé de tout ce qui ralentit l’exposé des faits.
77Cette simplification des traits s’accompagne d’un effacement de tout élément contextuel. Les trois cents corsaires mentionnés par Chalcondyle ne sont plus que « les hommes » chez Montaigne : le récit ne tient plus au contexte historique que par la figure de l’empereur Mehmet II, archétype en Occident du sultan sanguinaire. Plus significatif peut-être : ce qui constituait un exemple de « cruauté merveilleuse et épouvantable » dans le texte original, un évènement advenu à Mytilène en 1462 suffisamment marquant pour être consigné par le mémorialiste, devient chez Montaigne une habitude monstrueuse que l’empereur « pratiquait souvent ».
Sont retranchés de la description des corps suppliciés les adjectifs et adverbes qui caractérisent dans la traduction de Vigenère les mouvements de l’agonie et l’explication des soubresauts macabres : comme pour ce qui touche à la conduite du supplice, le produit final est représenté chez Montaigne de la façon la plus économique possible. L’abondance de qualifications dans la traduction de Vigenère rapproche la posture de l’énonciateur de celle du témoin, spectateur touché par la pitié, qui laisse transparaître, avec les faits relatés, un sentiment intense d’horreur. L’effacement de ces marques affectives, qui rend le récit plus sobre, marque un certain détachement de l’énonciateur par rapport à son récit. Montaigne met en scène un supplice itératif, presque mécanique, détaché de son contexte historique, qui produit le miracle grotesque et paradoxal de ces corps anonymes sciés en deux dont chaque moitié se démène de son côté, comme douée de vie propre. Comme une apparition monstrueuse à la suite du récit de Josèphe, l’image est présentée sans détour au lecteur. Ce gain de vitesse par rapport au récit-source, qui réduit le temps de lecture et condense la représentation en quelques traits, est un gage d’efficacité : il s’agit de frapper la conscience du lecteur sans lui fournir l’occasion de pallier son malaise par des discours auxiliaires, moraux ou psychologiques.
Dans le texte de Montaigne, les hommes meurent « comme de deux morts à la fois », formulation comparative qui permet de distinguer la perception du phénomène de sa compréhension, et de remettre en question l’horreur véritable du supplice. Le récit dans les Essais dialogue avec la traduction de Vigenère, en reprend les termes pour en apprécier la justesse : la perception visuelle est disqualifiée comme critère permettant de juger de l’horreur du supplice (« les supplices plus hideux à 78voir ne sont pas toujours les plus forts à souffrir » affirme-t-il en guise de conclusion du récit et, temporairement, du chapitre). Le terme de « sentiment » employé par Vigenère est délogé de sa place originale, au centre du supplice, pour être employé dans le commentaire, où sa pertinence est niée11. Malgré les apparences, Montaigne estime que le corps ainsi tranché n’est plus doté de « sentiment » dans l’une ou l’autre de ses parties12. L’horreur du supplice n’est donc pas liée à ce qu’on en voit, mais à la souffrance qui est infligée aux corps, qu’il s’agit d’évaluer par la raison : on ne pourrait bien juger de l’atrocité d’un supplice que par la représentation mentale que l’on peut en construire, par l’imagination plutôt que par la seule perception.
Les Épirotes écorchés
Et trouve plus atroce ce que d’autres historiens en récitent contre des seigneurs Epirotes, qu’il les fit écorcher par le menu, d’une dispensation si malicieusement ordonnée que leur vie dura quinze jours à cette angoisse. (II, 27, 535)
Le deuxième récit est lié au premier par la figure du même sultan sanguinaire13, mais propose au lecteur ce que Montaigne estime être un 79surcroît d’atrocité : avec la coordination des deux récits, qui s’accompagne d’une évaluation subjective (« et trouve plus atroce »), un mouvement d’ensemble est amorcé : il s’agit de découvrir des exemples plus raffinés encore de cruauté humaine. Cependant, ce second récit, plus bref, n’évoque pas en détail le procédé par lequel les « seigneurs Epirotes » sont mis à mort : on sait simplement que Mehmet II « les fit écorcher par le menu ». Récit moins circonstancié même que le premier, mais jugé « plus atroce » par Montaigne. Comment la représentation verbale peut-elle rendre sensible ce surcroît d’atrocité que ne peut percevoir le regard ?
Montaigne se base sur un récit de Marin Barleti, tiré de sa biographie de Skanderbeg, dans cette traduction qu’en donne Lavardin :
Après toutes espèces d’ignominie et inhumanité à l’endroit d’eux, [Mehmet] y ajouta, pour couronner ses œuvres, cette nouvelle et inusitée barbarie, les faisant écorcher vifs peu à peu par 15 jours continuels : durant lesquels ils rendirent constamment à Dieu les âmes glorieuses, et augmentèrent (comme il faut croire) le nombre des bienheureux martyrs en paradis. L’abomination de ce tourment fit plus notable la vergogne des Chrétiens14.
L’auteur des Essais sélectionne dans ce passage ce qui a directement trait au supplice, et en modifie quelque peu l’expression pour infléchir l’inscription du procès dans le temps. Dans la traduction de Lavardin, le procès se déroule « peu à peu par 15 jours continuels » : manière d’insister sur l’accumulation de temps consacré à l’écorchage. Chez Montaigne, ces mêmes quinze jours désignent la durée de vie des suppliciés. Modification apparemment minime, mais qui fait de cette durée le résultat d’un raffinement technique du supplice : l’expression « dispensation […] malicieusement ordonnée », qui désigne de façon terriblement 80abstraite la manière d’écorcher les corps, constitue en effet le premier membre d’une proposition corrélative consécutive qui se conclut par la mention du temps de vie ménagé aux suppliciés. « Peu à peu » dans le texte original devient « par le menu » : la représentation du processus par étalement dans le temps fait place à celle d’une activité minutieuse appliquée sur toute la surface du corps. Au supplice évoqué dans le texte original, qui se déroule linéairement dans le temps, Montaigne substitue l’image d’un supplice fondé sur une science aiguë de la souffrance : sous sa plume, la durée n’est plus la fin en soi du supplice, elle est la conséquence de cette « dispensation » raisonnée de la douleur15.
Enfin, Montaigne ne reprend pas les discours édifiants qui encadrent chez Lavardin le récit du supplice. La voix des victimes est tue, il n’inscrit pas l’évènement dans une dimension religieuse qui ferait des Épirotes des « martyrs » chrétiens. D’autre part, il ne caractérise pas le supplice qu’il décrit. Si l’on excepte la remarque liminaire qui établit une gradation subjective entre les deux premiers récits, l’évocation du supplice est dépourvue de tout commentaire affectif. Comme dans le récit précédent, ce n’est plus par l’effet d’une sympathie qui lierait le supplicié, le chroniqueur et le lecteur par une chaîne affective que Montaigne chercher à ébranler son lecteur, mais bien par la concision de sa description et la précision de son analyse (au lieu de la profusion des souffrances infligées c’est l’ordonnancement des maux dispensés qui est souligné). La position qu’adopte Montaigne pour représenter le supplice est troublante : elle est plus proche de celle des bourreaux subtils, qui calculent leurs effets pour accroître durée et douleur, que de celle des suppliciés. Plutôt que de déplorer la destruction des corps, l’auteur désigne sans pathos la manière d’infliger les pires dégâts à l’âme des victimes, dans un univers débarrassé du cri des victimes, des récompenses et des châtiments célestes.
81Les cardes de Crésus
Et ces deux autres : Crésus ayant fait prendre un gentilhomme favori de Pantaléon son frère, le mena en la boutique d’un foulon où il le fit tant gratter et carder à coups de cardes et peignes de ce cardeur qu’il en mourut. (II, 27, 535)
Le récit que Montaigne ajoute ensuite dans la partie inférieure de la page 299 de l’EB se présente comme une réfutation supplémentaire du statut d’« extrême supplice » que Chalcondyle attribuait à l’acte de scier des hommes en deux. Ce nouveau récit est tiré d’une traduction de Plutarque16 par Amyot17, mais l’histoire provient originellement d’Hérodote18. Pour prendre la mesure des choix qu’opère Montaigne dans sa version du récit, il faut d’abord considérer les choix de traduction d’Amyot19. Celui-ci reprend les informations qu’il trouve chez Plutarque concernant les rapports conflictuels entre Crésus et son frère Pantaléon, tous deux rivaux pour obtenir la couronne de leur père, mentionne la mise à mort d’un ami de Pantaléon sur les ordres de Crésus, et termine l’anecdote en indiquant que l’argent confisqué au supplicié a été converti en « joyaux et offrandes qu’il envoya aux dieux ». Montaigne, une fois encore, retranche du récit tout ce qui pourrait détourner l’attention du geste criminel. Contrairement aux textes modernes dont sont tirés les récits précédents, on ne trouve pas d’inflexion moralisatrice directement greffée sur le récit du meurtre dans le texte de Plutarque. Le travail d’estompage de Montaigne ne porte que des informations contextuelles. La querelle entre les frères n’est pas mentionnée, et l’offrande finale est elle aussi omise. Le supplice ne s’insère donc plus dans une trame politique ou religieuse, il se résume à un geste atroce commis dans le cadre d’un conflit familial 82entre deux frères. L’acte, ainsi délesté de tout lien causal, paraît gratuit et son commanditaire d’une cruauté confinant à la folie.
Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette réécriture, c’est sans doute, parallèlement à cet élagage, le choix de Montaigne de conserver, quasiment tel quel, le procédé de dérivation par lequel Amyot amplifiait l’évocation du geste meurtrier. Chez Plutarque, on lit que Crésus fait écorcher vif un noble qui était partisan et ami de Pantaléon sur un « chardon » (κνάφου) servant à carder la laine. À partir de cette indication, Amyot traduit que Crésus « le feit tant carder à coups de cardes et de peignes de cardeur, qu’il en mourut ». Or, si Montaigne reprend la formulation d’Amyot, on distingue nettement sur l’EB que cela ne s’est pas fait sans hésitations. En effet on y lit : « il le fit tant gratter et pi[quer] », indiquant que dans un premier temps Montaigne choisit de reformuler l’expression d’Amyot, tout en gardant la corrélation (« tant … que … ») qui prépare l’expression de la mort. Mais on distingue aussi, inscrit au-dessus de l’adverbe « tant », le verbe « mourir » biffé, comme l’amorce d’une proposition alternative pour évoquer le crime (on aurait alors eu un renversement de l’ordre causal, et les circonstances de la mort, qui en font le piquant, auraient été exprimées après l’annonce du décès). Quoi qu’il en soit, il semble bien que la représentation du crime de Crésus ait été pour Montaigne l’occasion d’une réflexion sur la façon d’en rendre sensible l’horreur, non par l’ajout de commentaires, mais par la répartition de l’information dans le texte, ce qui implique de sa part une conscience aiguë du processus par lequel le lecteur construit une image mentale de ce qu’il lit.
L’insistance que place la dérivation carder/cardes/cardeur sur l’instrument du crime, que renforce le synonyme « gratter » est significative. On sait que les auteurs d’histoires tragiques emploient « une variété considérable de verbes d’action […] » et « un éventail d’instruments meurtriers […], ce qui permet d’engager le lecteur à “concrétiser” dans son esprit les actes exécrables accomplis par les personnages20 ». Ici, au lieu de variété, c’est peut-être le choix du verbe et de l’instrument, insolites, qui font l’intérêt du crime et incitent Montaigne à prélever ce récit chez Plutarque : les gestes et les outils du foulon sont détournés 83de leur fonction primaire pour servir à mutiler et à tuer. La répétition insistante des mêmes syllabes, la disproportion entre les deux membres de la structure corrélative, dans laquelle la protase, gonflée à outrance par les amplifications de Montaigne des dérivations cacophoniques d’Amyot, semble s’effondrer sur une apodose minuscule et définitive. L’étagement successif des informations permet de présenter au lecteur une configuration particulière de l’histoire, destinée à lui faire suivre et sentir le déroulement du supplice. Tout le travail d’elocutio auquel se livre ici Montaigne met en valeur l’étrangeté du crime : la démesure verbale dit le débordement criminel, qui s’immisce de façon inquiétante dans le décor quotidien de la ville.
Le supplice total
George Sechel chef de ces paysans de Polouigne qui sous titre de la croisade firent tant de maux, défait en bataille par le Voïvode de Transilvanie et pris : fut trois jours attaché nu sur un chevalet, exposé à toutes les manières de tourments que chacun pouvait inventer contre lui, pendant lequel temps on ne donna ni à manger, ni à boire aux autres prisonniers. Enfin, lui vivant et voyant, on abreuva de son sang Lucat, son cher frère, et pour le salut duquel il priait, tirant sur soi toute l’envie de leurs méfaits, et fit-on paître vingt de ses plus favoris Capitaines, déchirants à belles dents sa chair, et en engloutissants les morceaux. Le reste du corps et parties du dedans, lui expiré, furent mises bouillir, qu’on fit manger à d’autres de sa suite. (II, 27, 535)
Le dernier récit ajouté par Montaigne à cette galerie des supplices est le plus long21. Rédigé d’une écriture fine et serrée, il occupe la partie inférieure de la page de l’EB, directement à la suite du récit précédent. Il relate le supplice infligé au rebelle hongrois Georges Sechel, ordonné par le Voïvode de Transylvanie après qu’il l’ait défait en 1514. Avec ce récit, le chapitre se clôt sur une note atroce, insoutenable, inégalée 84peut-être dans les Essais (conjugaison des supplices en une procédure raffinée qui exploite les possibilités d’infliger des souffrances physiques et morales en tirant parti de divers interdits culturels). Il s’agit là encore de la réécriture d’un récit antérieur, tiré d’un ouvrage de Paul Jove, traduit par Denis Sauvage :
Le Voïvode étant venu à chef de la bataille, à la ruine du parti de la croisade, met George entre les mains des bourreaux, pour le tourmenter. Ceux-là le prennent, et le posent, nu et lié de chaînes, sur un chevalet : et comme c’est la coutume de couronner les Rois, le couronnent d’une couronne, forgée du soc d’une charrue, et toute ardente : et lui ayant ouvert les veines, donnèrent à boire le sang qui en sortir à son frère Lucat. En-après contraignirent jusques à vingt paysans, qui avaient eu charge de bandes et de gens son ost, affamés, par n’avoir mangé ni bu trois jours entiers, à tel point de cruauté, qu’ils déchirèrent avec les dents, les membres de leur Capitaine encore vivant, et en engloutirent les morceaux. Mais par merveilleuse constance, ne jeta jamais aucun soupir, pleur ou sanglot : ni ne fit semblant d’avoir rien en horreur en telle misérable sorte de mort, tant seulement requerrait que l’on n’estimât point l’incoupable Lucat, qu’il avait lui-même amené à cette guerre, quand il y résistait fort, avoir desservi [mérité] semblables tourments. Finalement, ayant tous les membres déchirés, quand il ne put plus longtemps soutenir tant grieves douleurs, encore qu’il eût un courage excessivement grand, lui arrachèrent les entrailles hors du ventre, le départirent en pièces, le bouillirent et rôtirent en chaudières et broches de fer : et le baillèrent à manger à ses gens-d’armes : lesquels, étant saoulés de telles viandes avec Lucat, et dépecés par toutes sortes de tourments, durent par eux tués. Qui fut à la vérité un horrible spectacle, et genre de punition, non ouï devant le temps de notre mémoire ; de quoi, combien que George eût mérité toutes choses extrêmes, les hommes Chrétiens devaient toutefois détourner leurs esprits et leurs yeux22.
Contrairement aux autres récits de Montaigne qui reprennent fidèlement (Amyot) ou de façon distancée (Vigenère) les expressions du texte dont ils tirent leur matière, ce dernier n’instaure pas de dialogue critique avec le texte-source mais se contente d’en représenter la matière, comme de mémoire : il ne semble pas avoir été composé avec l’original sous les yeux, ce qui pourrait expliquer la confusion entre « Polouigne » et Hongrie.
Après avoir brièvement rappelé le contexte politique et militaire et exprimé des réserves sur la légitimité de l’engagement de Sechel, plaçant 85ces réserves en avant du récit tandis que Jove les réservait pour la fin, Montaigne évoque le supplice inventé pour punir le rebelle. Contrairement à la traduction de Sauvage, qui détaille les premières phases du supplice, le texte de Montaigne relègue ces faits à un vague arrière-plan : le couronnement ardent devient « toutes les manières de tourments que chacun pouvait inventer contre lui ». La désignation hyperonymique du supplice23 le nimbe d’un flou pathétique, qui pourrait adoucir ce que l’original avait de concret : cependant, la mention de la nudité du supplicié attaché, conservée par Montaigne, laisse au lecteur l’occasion d’« inventer » tous types de sévices, le mettant dans une position analogue, dans le cadre de la représentation, à celle des bourreaux du récit. Cette indétermination permet de modifier insensiblement la place du lecteur en lui laissant la responsabilité de ce qu’il peut imaginer, et en lui laissant l’occasion par là-même de prendre conscience de la cruelle créativité de sa propre imagination.
Lié à ce premier tableau par une locution conjonctive temporelle (« pendant lequel temps »), un second tableau est proposé à l’attention du lecteur : celui des autres prisonniers que l’on affame. La présentation quasiment simultanée des deux tableaux place le lecteur dans une position de surplomb par rapport à l’espace du supplice : il voit tout ce qui se passe en même temps, d’un regard extérieur et non contraint, comme « panoptique », à la différence des suppliciés. Contrairement au texte original de Jove, dans lequel « les bourreaux », repris par le pronom personnel « ils » tout au long du récit, occupent la fonction de sujet dans la majorité des phrases, chez Montaigne, le supplice est opéré par un « on » qui n’est jamais précisé. Qui est « on » ? L’emploi du pronom personnel indéfini tend à effacer la distinction entre les différents groupes de référents : son indétermination permet à chacun de projeter l’image qu’il veut sur cette place syntaxique24. Cette position de surplomb est 86occupée de façon analogue à la fois par l’instance de lecture et par ce « on » sans visage qui régit le supplice. Une place est ménagée au lecteur pour assister au spectacle : elle se confond avec celle du bourreau.
Cependant, le lecteur ne fait que suivre l’ordre des informations disposées devant lui. Il faudrait s’interroger sur la position de l’auteur qui, par sa réécriture du récit, réorganise les différentes étapes du supplice et procède à une « dispensation malicieusement ordonnée » des supplices digne d’un metteur en scène. En effet, si l’on compare l’enchaînement des épisodes dans le texte de Jove et dans celui de Montaigne, on constate que ce dernier a déplacé certains éléments, modifiant ainsi la configuration du récit et son effet sur le lecteur. En amont, il rassemble et segmente en tableaux distincts les préparatifs du grand supplice, et conserve pour un second temps, comme pour un bouquet final, les éléments plus cruels (vampirisme et cannibalisme contraints). Jove ne mentionne l’affamement des prisonniers que pour expliquer leur cannibalisme : cause et conséquence sont liées dans une même phrase. Montaigne sépare ces éléments, aménage leur évocation dans le temps, et laisse au lecteur le soin d’établir le lien causal. En rapprochant tacitement ce qu’il avait d’abord disjoint, Montaigne fait l’économie d’une articulation causale explicite, laisse les tensions qu’il a préparées se résoudre comme d’elles-mêmes et implique le lecteur dans le bon déroulement du supplice : il compose une représentation dynamique qui semble se déployer sous l’effet de ses propres forces.
Le supplice tel qu’il est évoqué par Jove produit une impression chaotique. Le va-et-vient constant d’un récit qui se focalise sur différents acteurs (les bourreaux, Sechel, les prisonniers), le mélange des gestes, des paroles, mêlés aux commentaires de l’auteur : tout concourt à donner l’impression au lecteur qu’il est immergé dans le flux d’un supplice spectaculaire, qu’il observe à hauteur d’homme. L’impression qui se dégage du récit du même évènement chez Montaigne est toute autre : le supplice progresse graduellement, suivant une logique implacable, l’intensité des sévices croît à mesure que la phrase se déroule ; les effets de parallélisme qui organisent la séquence (« lui vivant et voyant … lui expiré … ») procèdent d’une logique qui ne diffère pas fondamentalement de celle qui préside à l’organisation raisonnée du supplice, et échelonne ses opérations dans le temps pour augmenter les souffrances qu’elle produit. Le lecteur se trouve ainsi devant un récit réglé comme 87un « engin » qui ne véhicule aucune émotion, aucune critique, et ne semble concerné que par l’efficacité de ses effets.
Montaigne dispense les informations destinées à exacerber le sentiment d’horreur chez son lecteur dans les deux dernières phrases de son récit, quitte à modifier le texte d’origine. Pour rehausser encore l’horreur de l’épisode qui voit son frère contraint de boire le sang de Sechel, il qualifie Lucat de « cher frère », qualification absente du texte d’origine. Les « vingt paysans, qui avaient eu charge de bandes et de gens en son ost » deviennent dans son récit « vingt de ses plus favoris Capitaines ». Les rapports sociaux et familiaux entre les suppliciés sont transfigurés en liens intensément affectifs et infléchissent le récit dans le sens d’une intrigue familiale. La transgression des interdits culturels est rendue plus insupportable encore du fait qu’elle a lieu dans un cercle familial et amical. Cannibalisme sous les deux espèces (sang et chair)25, sur le corps vivant et conscient, puis mort et équarri, du frère et de l’ami : le tabou est certes déjà présent chez Jove, mais il fait chez Montaigne l’objet d’une mise en scène morbide. À partir des éléments dégagés du récit de l’historien, il met en scène un spectacle total, mû par les tournures passives et par ce « on » inébranlable, qui distribue les sévices à chacun selon ses responsabilités en les faisant varier et s’accroître par un choix sûr dans l’ordre des tabous à bafouer, un spectacle auquel les assistants participent en tant que victimes secondaires, chargées de détruire toute trace des sévices qu’ils ont été contraints d’infliger par l’ingestion forcée des dépouilles déchiquetées26.
Parvenu au point culminant du spectacle, le récit s’arrête, l’énonciateur prend brusquement congé de son lecteur ; l’énergie dégagée par la dynamique des atrocités n’a pas l’occasion de se disperser en considérations annexes : seule demeure l’image de la boucherie, nec plus ultra de l’horreur (dont on ne saura jamais si elle constitue un point extrême dans l’horreur 88ou le dernier élément d’une série interrompue par la mort de l’auteur). Sans doute est-il juste de lire dans ce silence final, comme dans l’éviction des marques de compassion dans les récits précédents, une « faillite du discours », selon l’expression de Frédéric Brahami, pour qui Montaigne est contraint d’abandonner sa posture de moraliste parce que « la réalité de la cruauté engage autre chose que le discours27 ».
Nous avons exploré en deux sens les récits ajoutés sur l’EB à la fin du chapitre « Couardise mère de cruauté ». L’étude linéaire des récits considérés dans leur succession va de pair avec ce que Michel Jeanneret qualifie de « déchiffrement vertical28 » : une analyse des textes individuels à la lumière de leur source, qui permet d’examiner les modifications apportées par l’auteur et de dégager les choix de représentation qui ont été opérés. Comme un peintre qui reprend et actualise un sujet, l’écrivain sélectionne et souligne certains traits caractéristiques de la matière choisie, gomme et laisse les autres dans l’ombre : il reconfigure la scène et renouvelle les interprétations que l’on peut en faire. Nous constatons que Montaigne a mené une réflexion poussée sur la manière la plus efficace de toucher son lecteur par la peinture des supplices. Il retranche les éléments contextuels et les traces de modalisation affective comme autant d’interférences inutiles à la compréhension ; resserre systématiquement le cadre des récits autour du mécanisme des supplices ; appréhende ceux-ci sous l’angle de leur efficacité opératoire. Il ménage de la sorte un point de vue privilégié pour son lecteur : la représentation s’organise en effet autour de la place occupée par le tyran qui « savoure » par les sens et la raison le spectacle des souffrances infligées. Ces tyrans ne se salissent jamais les mains et délèguent le soin de ce travail à leur bourreau, établissant ainsi une distance entre l’acte cruel et le point d’où l’on peut le contempler à loisir : de façon analogue, le lecteur se trouve impliqué dans un dispositif spectaculaire, et n’est séparé du supplice représenté que par l’écran d’une représentation verbale qui cherche par tous les moyens à se faire la plus transparente possible.
Cette configuration des récits autour d’une position réservée à un lecteur virtuel, procédé qui n’est pas sans rappeler les recherches sur la perspective entreprises par les peintres de la Renaissance, comporte à l’évidence une 89dimension éthique. Échoué très loin, non du thème indiqué par le titre du chapitre, mais du type de raisonnements auxquels sa lecture des Essais a pu l’habituer, le lecteur est conduit à interpréter, sans aide de l’auteur, l’expérience qu’il vient de subir. Ces récits sont peut-être destinés à interroger, de façon indirecte, le plaisir que le lecteur et l’auteur lui-même peuvent prendre au spectacle de la souffrance représentée. N’ont-ils pas, eux aussi, à l’instar d’un Léontios29, « savouré » ce spectacle et ressenti un plaisir croissant à mesure que les supplices se succédaient, et que le dernier s’élevait, de façon si ordonnée et implacable, vers les cimes de l’abjection ? Le lecteur peut-il être comparé à un tyran exigeant qui désire que soient flattés ses désirs morbides selon les règles de l’art, dans le secret et la sécurité de sa lecture ? Peut-on déceler dans le plaisir de la mimesis, par laquelle nous nous délectons de la représentation des choses mêmes qui nous navrent30, comme depuis la sûreté d’un rivage31, quelque chose comme de la « couardise » ? Si c’est le cas, le lecteur peut-il encore juger avec le recul et l’impartialité nécessaires les questions graves soulevées dans le chapitre ? Les quatre récits de l’EB joueraient alors le rôle d’une pierre de touche : Montaigne propose au lecteur de goûter lui-même à la saveur du plaisir procuré par le spectacle de l’horreur, pour qu’il puisse juger en conscience des tenants et aboutissants de cette étrange affection, et faire ainsi l’essai de la force de ses convictions au prisme de la fiction.
Luc Sautin
Méru (Université de Toulouse Jean-Jaurès)
1 Nous citons les Essais dans l’édition d’Emmanuel Naya, Delphine Reguig-Naya et Alexandre Tarrête, 3 volumes, Paris, Gallimard, 2009.
2 Michel de Montaigne, Essais, éd. A. Tournon, Paris, Imprimerie Nationale, 1998, coll. « La Salamandre », « Repères », p. 852. Le chapitre xi serait « symétrique de ce chapitre xxvii par son emplacement numérique et par son titre ». Il l’est aussi par la répétition d’une même phrase : « tout ce qui est au-delà de la mort simple, me semble pure cruauté ». Ces deux chapitres, ainsi que le premier du troisième livre, sont essentiels pour comprendre la position de l’auteur face à la cruauté humaine. Pour une analyse du positionnement éthique qu’élabore Montaigne dans ce chapitre « symétrique », voir André Tournon, Montaigne en toutes lettres, Paris, Bordas, 1989, p. 106-107. Daniel Baraz, « Seneca, Ethics and the Body : The Treatment of Cruelty in Medieval Thought », Journal of the History of Ideas, 59-2, 1998, p. 195-215 (en particulier à partir de p. 212) inscrit la nouveauté de la position éthique de Montaigne sur le sujet dans une histoire longue de la pensée occidentale, dans la continuité de l’Antiquité et du Moyen Âge.
3 Michel de Montaigne, Essais III, Paris, Gallimard, 2009, p. 787.
4 Sur la représentation de l’horreur (dans un contexte intellectuel qui dépasse le cadre des réflexions présentées ici), voir François Warin, « La représentation de l’horreur », http://allegresaber.e-monsite.com/pages/esthetique/la-representation-de-l-horreur.html (consulté le 08/01/20). Pour une réflexion sur la représentation picturale de l’horreur à la Renaissance, voir David Young Kim, « The Horror of Mimesis », Oxford Art Journal 34-3, 2011, p. 335-353.
5 Les trois crucifiés rappellent le Christ et les deux larrons, et surtout, l’ajout manuscrit dans l’EB de la mention de « trois jours », qui ne se trouve pas dans le texte-source, rappelle le laps de temps entre la mort et la résurrection du Christ.
6 Ces quatre récits auraient pu être insérés avant le récit tiré de Josèphe, ce qui aurait maintenu cette lueur de compassion à la fin du chapitre. Il semble qu’avec ce réaménagement de la fin du chapitre, Montaigne en infléchisse la lecture vers un pessimisme plus marqué.
7 L’harmonisation s’effectue par la reprise d’un même modèle propositionnel dans les deux premiers récits (« Chalcondyle […] récite » ; « ce que d’autres historiens en récitent »), pour marquer la continuité avec le récit final de 1580 (« Josèphe récite que ») ; par la reprise de la conjonction de coordination « et » pour introduire le deuxième récit et l’ensemble constitué par les deux derniers ; enfin par le rapprochement des deux derniers récits dans un même geste narratif.
8 Notons que le récit raconte un suicide collectif d’enfants à l’instigation de leur mère adoptive : spectacle atroce, mais qui est présenté comme le fait d’un courage exemplaire. Le suicide est le moyen pour les victimes des tyrans de se soustraire à la lâche cruauté de ceux-ci. Peut-être convient-il de nuancer l’exemplarité édifiante de ce récit. En effet, Philippe de Macédoine se voit privé d’un supplice, mais le but des tyrans, tel qu’il a été énoncé par Montaigne, n’est-il pas d’exterminer « ceux qui les peuvent offenser, jusques aux femmes, de peur d’une égratignure » ? Ici, Theoxena a pris les devants, et a produit l’effet escompté par le tyran.
9 Pour un exposé sur la démarche de traducteur de Vigenère, voir Marie-Clarté Lagrée, « Blaise de Vigenère, traducteur de La guerre des Gaules : approche du langage et écriture personnelle à la fin du xvie siècle », Histoire, économie & société, 2006-4, p. 3-16.
10 Nicolas Chalcondyle, Histoire de la décadence de l’empire grec et establissement de celuy des Turcs, comprise en dix livres, traduction de Blaise de Vigenère, Paris, Nicolas Chesneau, 1577. Le passage étudié se trouve à la page 687. Nous avons modernisé l’orthographe.
11 Vigenère évoque « le cruel sentiment de deux morts tout-ensemble », ce à quoi Montaigne semble répondre « je n’estime pas qu’il y eût grand sentiment en ce mouvement ». Le travail d’écriture des Essais est bien ici un travail de réécriture, d’évaluation de textes antérieurs, qui permet la recherche par contraste d’une conviction et d’une identité propre : voir Terence Cave, The Cornucopian Text : Problems of Writing in the French Renaissance, Oxford, Oxford University Press, 1979, p. 272. C’est ainsi, souligne Elisabeth Schneikert à propos des réécritures de récits du chapitre « De trois bonnes femmes », que Montaigne parvient à s’inscrire « à la fois dans la continuité d’une tradition tout en ménageant des inflexions grâce à la mise en scène ou une mise en récit de ces exemples », « Pauline, Livia et quelques autres. L’héroïsme féminin dans les Essais de Montaigne », dans Gilbert Schrenck, Anne-Élizabeth Spica, Pascale Thouvenin (dir.), Héroïsme féminin et femmes illustres (xvie-xviie siècles). Une représentation sans fiction, Paris, Classiques, Garnier, 2019, p. 51.
12 Opinion que l’on peut rapprocher de ce qu’il affirme, contre l’avis même d’Etienne de La Boétie dans le chapitre « De l’exercitation » à propos des agonisants (Essais II, édition citée, p. 70).
13 Mehmet II est le commanditaire d’un autre supplice particulièrement sanglant présenté dans le chapitre « De l’utile et de l’honnête » (III, 1, 26), dans lequel il évoque le sort souvent funeste réservé aux bourreaux par leurs maîtres. Ce récit est un ajout postérieur à 1588. Remarquons que dans les quatre récits étudiés ici, aucun des tyrans ne se charge du supplice en personne. Malgré les différentes transformations qu’il fait subir aux textes qu’il réécrit, Montaigne conserve toujours la tournure factitive par laquelle est représentée la délégation du supplice au bourreau anonyme.
14 Jean Lavardin, Histoire de Georges Castriot surnommé Scanderbeg, roi d’Albanie. L’édition que nous avons pu consulter, la sixième, est celle de 1621, qui reprend le texte de 1576, en y ajoutant une chronologie. Le passage en question se trouve à la page 455. Nous avons modernisé l’orthographe. Pour un exposé sur la diffusion de l’histoire de Scanderbeg et ses réécritures à travers l’Europe du xve au xixe siècle, voir Benjamin B. Ashcom, « Notes on the Development of the Scanderbeg Theme », Comparative Literature, 5-1, 1953, p. 16-29.
15 L’accent mis sur la durée de vie permet de rattacher par un nouveau « poil » ce récit au discours tenu à la fin du chapitre de la version de 1580, à propos de l’« âme » des suppliciés, « attendant vingt-quatre heures la mort ». Il semble bien que ce soit là un souci constant de l’auteur, qui écrit dans le chapitre « De la cruauté » à propos des condamnés à mort « nous devrions avoir respect d’en envoyer les âmes en bon état ».
16 Plutarque, De la malignité d’Hérodote, 858 e-f.
17 Plutarque, Les Œuvres morales et meslees de Plutarque, translatées du grec en françois par Messire Iacques Amyot, Paris, M. de Vascosan, 1572, p. 651.
18 Hérodote, Histoire, I, 92. Dans le récit d’Hérodote, il s’agit du frère Pantaléon lui-même qui est mis à mort « cruellement ».
19 « L’appropriation du texte de Plutarque est à la fois facilitée et parachevée par cet intermédiaire qu’est Amyot, en un jeu à plusieurs voix qu’on n’a guère étudié en détail ». Olivier Guerrier, article « Amyot, Jacques », dans Philippe Desan (dir.), Dictionnaire Montaigne, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 64.
20 Justyna Giernatowska, « La mutilation du corps et les enjeux de sa représentation dans les histoires tragiques (1559-1586) », dans Jean-Claude Arnould (dir.), Les Histoires tragiques du xviᵉ siècle. Pierre Boaistuau et ses émules, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 307-308.
21 On trouvera une analyse de ce récit dans le cadre d’un chapitre sur le cannibalisme dans les Essais dans Susan Wells, Sweet Reason : Rhetoric and the Discourses of Modernity, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 248-250. Pour une étude portant sur les aspects anthropologiques du supplice lui-même, voir Dénes Harai, « Couronne ardente et danse anthropophage : le décryptage de la symbolique de l’exécution de György Dózsa, chef révolté en Hongrie (1514) », Histoire, économie & société, 2019-1, p. 32-48.
22 Paul Jove, Histoire de son temps, traduction de Denis Sauvage, sieur du Parc, Lyon, 1554, Guillaume Rouillé, t. 1, XIII, f. 89ro. Nous avons modernisé l’orthographe et la ponctuation.
23 On pourrait s’interroger sur cette « pudeur » de Montaigne. S’il n’a effectivement pas le texte sous les yeux, a-t-il oublié cette étape du supplice ? C’est peu vraisemblable, puisqu’il se souvient précisément de détails ultérieurs qui sont secondaires par rapport à ce supplice (le nom du frère, le nombre de « cannibales involontaires »). Rechigne-t-il à représenter cette parodie de couronnement parce qu’elle comporte quelque chose de sacrilège (elle rappelle l’ironie de l’inscription « INRI » qui surmonte la croix du Christ), surtout pratiquée par des Chrétiens ?
24 D’autre part, quand ce pronom indéfini n’est pas le sujet de ces phrases, la progression de l’action est assurée par l’emploi de la voix passive, qui souligne la position de patient du supplicié, et renforce l’impression d’inéluctabilité qui se dégage du processus.
25 Avec cette scène de cannibalisme ritualisé et la dissimulation de la parodie de couronnement, la question des conflits religieux hante le texte de Montaigne (rappelons que les Protestants accusaient les Catholiques de cannibalisme à cause de leur croyance dans la transsubstantiation). Voir Natalie Z. Davis, « The Rites of Violence : Religious Riot in Sixteenth-Century France », Past & Present, 59, 1973, p. 51-91 (et plus particulièrement la note 100, p. 83).
26 L’horreur provoquée par la vue du cadavre, « comble de l’abjection », « mort infestant la vie », est évoquée par Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Seuil, 1980, p. 11-12. Dans le supplice de Sechel, le brouillage des « limites » de la « condition de vivant » s’intensifie par l’ingestion du cadavre, le déchet pénètre à l’intérieur du corps vivant et met en péril l’identité des mangeurs, non seulement comme humains, mais encore comme vivants.
27 Frédéric Brahami, article « Cruauté », dans Ph. Desan (dir.), Dictionnaire Montaigne, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 438-440.
28 Michel Jeanneret, Des mets et des mots, Corti, 1987, p. 260.
29 Voir Platon, République, IV, 439 e-440 a.
30 Voir Aristote, Poétique, IV, 3. Le lien entre mimesis et « couardise » est suggéré par Montaigne lui-même au début du chapitre étudié, avec l’exemple d’Alexandre de Phères, tyran cruel qui se cache pour pleurer au théâtre. La question des « effets de lecture » de l’histoire tragique qui utilise ce plaisir accordé par la distance de la représentation « comme moyen pour permettre une réflexion, initiée par la répulsion » est évoquée par Nicolas Cremona dans « Ouverture. Du sang, de la volupté et de la mort », Poétique des histoires tragiques (1559-1644) : « Pleines de chair et de sang », Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 31.
31 Les célèbres vers de Lucrèce sont repris par Montaigne (Essais III, édition citée, p. 14) dans un développement à propos de la cruauté, sans toutefois qu’il infléchisse là son discours vers la question de la lâcheté.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-10647-0
- EAN: 9782406106470
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0071
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-18-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Representation, cruelty, rewriting, reading, narrative