[Introduction de la deuxième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Aux limites de la langue. La langue littéraire de l’avant-garde (1965-1985)
- Pages : 255 à 257
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 106
One of the things that is a very interesting thing to know is how you are feeling inside you to the words that are coming out to be outside of you.
« Une des choses qui est très intéressante à savoir c’est de quelle façon vous éprouvez en votre for intérieur les mots qui finissent par être hors de vous. »
Gertrude Stein, Poetry and Grammar.
Barthes, dans Le Plaisir du texte, se référant explicitement aux réalisations de l’avant-garde, formule la possibilité d’un nouvel état de littérature dont l’existence se situerait hors du langage tel qu’on le connaît, grâce à un « travail progressif d’exténuation » :
Le texte détruit jusqu’au bout, jusqu’à la contradiction, sa propre catégorie discursive, sa référence sociolinguistique (son « genre ») : il est « le comique qui ne fait pas rire », l’ironie qui n’assujettit pas, la jubilation sans âme, sans mystique (Sarduy), la citation sans guillemets. Enfin, le texte peut, s’il en a envie, s’attaquer aux structures canoniques de la langue elle-même (Sollers) : le lexique (néologismes exubérants, mots-tiroirs, translittérations), la syntaxe (plus de cellule logique, plus de phrase). Il s’agit, par transmutation (et non plus seulement par transformation), de faire apparaître un nouvel état philosophal de la matière langagière ; cet état inouï, ce métal incandescent, hors origine et hors communication, c’est alors du langage, et non un langage […]. (Barthes, [1973] 1982, p. 43-44)
Barthes place l’expérimentation littéraire dans une sphère qui n’a plus rien à voir avec la communication, ni même avec la littérature, entendue dans ses pratiques discursives et sociales : elle aurait vocation à dépasser tout ancrage particulier pour atteindre le langage même. Ce faisant, il rejoint un imaginaire de la langue littéraire qui veut que cette dernière se situe hors de la langue commune, tout en l’articulant à un ensemble de pratiques stylistiques, dont il donne ici quelques éléments. C’est ce qui nous intéressera dans cette partie.
256Les écrivains des revues Tel Quel, Change ou TXT et d’autres prolongent et accentuent le « cataclysme langagier » (Piat, 2009) survenu entre les années 1950 et 1970 sous l’égide entre autres de Pinget, Queneau, Duras, Le Clézio, Simon, qui multiplient les effets de maladresse, de gauchissement, les « fautes » de grammaire et d’orthographe, déstabilisent l’appréhension logique du texte en détruisant la ponctuation et enfin donnent à ressentir les manques du discours et la difficulté à s’exprimer. Le « cataclysme langagier » culmine dans la revendication d’illisibilité au sein de Tel Quel. Ce critère est, par excellence, ce qui élève l’œuvre littéraire dans le domaine de l’élite, et permet de la différencier de l’œuvre de masse ; cependant, il a aussi pour contrepartie de maintenir l’œuvre dans un « hors-langage » qui en limite l’analyse.
Il s’agira au contraire, dans le présent travail, de sortir de la question de l’illisibilité pour interroger le lisible : l’illisibilité, que ce soit dans des textes théoriques ou dans des œuvres de fiction, peut en effet être attribuée à différents mécanismes identifiables, comme l’importance du méta-discursif – pour Barthes, l’absence de niveau méta-linguistique est le plus sûr critère permettant de définir l’œuvre de masse (Barthes, 1968a, p. 39) –, la multiplication des instances énonciatives (inclusion du discours de la science, citation non référencée, recours à l’abréviation, ambiguïté des voix…), ou encore la conception rythmique du texte.
L’objet de cette partie sera d’identifier quelques critères permettant de cerner la spécificité de la langue littéraire de la période qui nous occupe. Je partirai de l’hypothèse que la langue littéraire s’articule entre un imaginaire et une série de pratiques grammaticales qui le nourrissent. Pour chacun des aspects envisagés, il s’agira de revenir à la fois sur les fondements théoriques donnés par les écrivains eux-mêmes ou par le contexte intellectuel, et d’observer leur mise en application qui, dans les textes, tantôt confirme, tantôt infirme, tantôt souligne les manques ou les silences de la théorie.
Une difficulté majeure, dans ce travail qui entend proposer une approche englobante d’une langue littéraire, est la grande diversité des pratiques et des auteurs du corpus défini. L’unification, à cet égard, semble impossible. Le présent travail ne prétend pas à l’exhaustivité. Je me suis donné des angles d’approche qui m’ont paru fertiles, même si on peut y trouver, selon les écrivains, des partis pris parfois opposés (par exemple, en ce qui concerne la phrase, le modèle de l’expansion s’oppose à celui de la réduction, comme on le verra).
257Derrière le « devenir-autre » (Deleuze, 1993, p. 15) de l’idiome commun, les puissances créatrices de la langue, l’« asyntaxie » héritée d’Artaud, si chères à l’avant-garde et qui semblent obliger à reformuler la définition même de la langue, on trouve bel et bien une langue littéraire, entendue comme étant au croisement d’un imaginaire et de pratiques stylistiques, rattachables à une époque et à une histoire. Prigent a bien rendu compte de ce paradoxe, en évoquant une « force qui exige qu’on la prenne en charge et qu’on la symbolise […] et qui, si on accepte de tenter de la symboliser, […] de la représenter, fait entrer dans la langue littéraire quelque chose dont la première sensation que ça peut donner c’est que c’est en train précisément de détruire la langue littéraire » (Prigent, 1998).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12577-8
- EAN : 9782406125778
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12577-8.p.0255
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/03/2022
- Langue : Français