Principes de notre édition
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Œuvres. Tome IV. Correspondance
- Pages : 17 à 31
- Collection : Textes de la Renaissance, n° 205
Principes de notre édition
Choix chronologique /
choix des classements
Nous sentons bien que l’entreprise relève du sacrilège envers un manuscrit sur lequel l’auteur a veillé au moins en partie : emporté par une tendance globale à la publication des correspondances1, Aubigné a commencé à préparer la sienne selon un dessein esthétique et politique, qui dessine un projet d’homme universel, sachant s’adapter à tous les genres épistolaires. Il a organisé des thèmes et défait la chronologie d’une correspondance inégalement conservée.
La première publication de l’édition de Réaume et Caussade (en 1875) a reflété l’état des manuscrits : elle reproduit d’abord les lettres de T 152 (celles qu’avait fait recopier Aubigné), une partie des lettres des fonds genevois hors de T 152, les lettres hors des fonds genevois. Des additifs dans leur second tome signalent d’autres découvertes ; des additifs dans la publication de Pierre-Paul Plan viennent en principe épuiser les fonds genevois, selon des desseins d’exhaustivité, mais jamais dans l’ordre où les lettres sont rangées dans les manuscrits Aubigné, jamais chronologiquement et jamais en prenant en compte le peu de correspondance passive qui survit.
Nous prenons le parti de suivre l’objet littéraire (dans lequel des barbares d’État du xviie siècle ne se sont pas privés d’arracher des pages dont nous ne saurons jamais si elles étaient compromettantes) mais aussi nous désirons reconstituer le flux (irrégulier) d’une correspondance active et passive, le flux d’une vie.
Nous prenons ainsi le risque de nous tromper lourdement : car des lettres ne sont pas datées, car des destinataires sont inconnus, car il y a
déjà des erreurs des copistes, car nous allons aussi devoir transiger avec notre dessein chronologique face à des indatables, puisque les lettres « artificielles » ou refaites pour la beauté du geste n’appartiennent plus à leur temps de communication. Avec la conscience que la seule juxtaposition des lettres crée de surcroit des effets romanesques, qui soulignent des péripéties inattendues au delà de la seule objectivité scientifique. Les repères fournis par Sa Vie sont une aide relative, puisqu’elle-même est suspecte de partialité et de flou, voire de mythographie : mais là où se produit une coincidence, nous l’avons indiquée. Les autres correspondances contemporaines ont été une aide plus objective, mais les Mémoires eux aussi comportent leurs partis-pris et surtout leurs zones de flou et leurs calendriers imprécis.
Nous prenons aussi le risque d’une naïveté : il est d’usage de se méfier d’Aubigné, comme imaginatif et prompt à se faire valoir, et il est aussi d’usage de se méfier des correspondants qui font des impromptus à loisir ; toutes les correspondances préparées pour être publiées sont trafiquées, par leurs auteurs ou par leurs éditeurs, même par piété. Certes. Et nous aurons à faire remarquer quelques ficelles de ces réécritures dans les lettres dont nous avons deux versions. Nous ne pouvons prendre le parti de garder les lettres d’apparat à leur date de plausibilité initiale : il serait aussi vain de donner une date de plausibilité à leur réécriture, nous prenons le parti de noter que l’énonciation se donne des repères « factices », le plus souvent selon deux mises en scène : le passé, la consultation sur un point d’expertise. Au demeurant, les lettres qui sont manifestement des lettres d’apparat sont regroupées, coordonnées, et minoritaires pour composer les deux dernières rubriques du T 152, Lettres de Théologie, Lettres de Sciences, après un ensemble dont le caractère actif et référentiel éclate, très incarné dans la vie privée et publique. Mais nous allons prendre les affirmations au sérieux : si Aubigné se dit très occupé avec les nombreuses sollicitations de partis en guerre, croyons-le. Au moins assez pour prendre la peine de vérifier que, s’il n’est pas le centre du monde, il est au moins un centre où l’action politique européenne est venue nouer quelques fils.
La correspondance et les mémoires conservés privilégient la période genevoise 1621-1626, ce qui est logique après un exil (tout ne voyage pas) et après une période d’intense activité relationnelle dans ce début de guerre de Trente ans. Les documents dont les circonstances d’énonciation
vraies ou factices parlent d’avant 1615 sont suspects de réfection tardive. Les lettres de la période qui entoure la vente des places fortes, richement accompagnées dans les documents, n’ont pas été reprises dans T 152.
Nous présentons donc le T 152 comme il est. Puis une succession chonologique selon laquelle nous ordonnons les autres lettres restantes.
Nous ferons précéder l’ensemble d’une chrono-biographie, qui indique l’ordre reconstitué des lettres en fonction de leurs référents, en indiquant les emplacements où chronologiquement s’inscriraient les lettres du T 152. Nous distinguons dans ces évolutions des périodes appuyées sur la biographie du scripteur et aussi sur l’unité des discussions qui s’y tiennent
1. La préhistoire de la correspondance (1577-1597) : peu de choses
2. Les combats culturels et politiques du parti, 1598-mai 1610
3. Le temps du deuil juin 1610-fin 1613
4. Soulèvement aristocratiques, politiques ou religieux ? janvier 1614-été 1617
5. Liquider Maillezais, été 1617-exil 1620
6. Guerres de France, guerres de Suisse, Septembre 1620-décembre 1622
7. Valse hésitation pour la Valteline, 1623-1626
8. Ranger, partir, mourir, 1627-avril 1630
9. Les lettres vraiment indatables, dont les éléments ne donnent pas d’indication sur leur contexte même relatif
10. La mort d’Aubigné : lettres de Renée, 1630 et après.
Le lecteur a donc la possibilité de découvrir le projet élaboré T 152, et les itinéraires plus réels d’écriture en zigzagant de l’un à l’autre des massifs (voir infra).
Choix générique :
Lettre/forme de lettre/mémoires et factums
Il serait imprudent de croire que la forme de lettre soit automatiquement le signe d’une lettre missive, et encore plus que tout homme aspire à publier sa vraie correspondance.
Nous espérons avoir montré ailleurs2
–que la publication d’une vraie correspondance par son auteur de son vivant est au contraire une exception, qu’il s’agisse d’ailleurs de lettres latines ou françaises ; et qu’il est presque aussi exceptionnel de programmer sa propre édition posthume.
–que les publications de « fausses lettres », soit de traités ou libelles qui adoptent cette forme pour un effet illocutoire maximal, sont au contraire très nombreuses – pas toujours signées, mais toujours faites pour une actualité urgente. Le plus souvent il s’agit d’une lettre isolée, mais parfois d’un petit recueil de lettres indiquant en général leur intention ou leur contenu (Lettre sur…, touchant à…). Même lorsqu’elles connaissent des Réponses tout aussi programmées et urgentes, elles ne sont pas à mettre sur le même plan que les lettres missives personnelles. Souvent même les petits recueils ont des versions où elles retrouvent un titre qui décrit leur matière : Questions sur3…. Forme énonciative de lettre et lettre ne coïncident pas.
L’équivoque générique n’a du reste rien d’étonnant dans une période où le respect de normes non encore advenues n’a pas de raison d’être trop strict sur les distinctions entre lettres/lettres missives/traités/discours/mémoires4, qu’Aubigné même a réunis dans les titres du T 152. En revanche l’usage et la communication de ces documents les différencie.
Aussi notre équipe de publication a-t-elle jugé pertinent de passer au compte des écrits politiques ou des écrits religieux les textes qui se
présentent éventuellement sous forme de lettre/lettre ouverte, destinés à être publiés et qui l’ont été, comme bien d’autres pamphlets, libelles, déclarations et manifestes5.
–La Lettre à Madame ou Traitté des douceurs de l’affliction, T 160, fo 10-56 ; publiée dans R&C I, 531-551, elle fait l’objet du tome III de l’édition des œuvres complètes, Garnier, 2014.
–La Lettre au roi Louis XIII, T 157, fo 16-21 ; éditée en R&C I, 501-510 ; Écrits politiques, p. 531-538.
–La Lettre à Messeigneurs Les Princes et Grands du Royaume, T 157, fo 21v-24 ; éditée en R&C I, 511-516 ; Écrits politiques, p. 539-543.
–La Lettre exhortatoire du pape Grégoire XV au Roi de France, suivie de Explication familière, publiée en libelle, non reprises par R&C ; Écrits politiques, p. 559-598.
Les lettres-libelles rejoignent dans le politique des textes que les éditeurs précédents ont parfois au contraire inclus dans la correspondance, et parfois laissés de côté :
–Advis salutaire : T 148, fo 178-181 ; PPP, VI, p. 14-18 ; Écrits politiques, p. 233-241.
–Instruction d’Estat [À Monmorency] : T 148, fo 162-167 ; PPP, VII, p. 19-26 ; Écrits politiques p. 221-231.
ou d’autres restés à l’état de brouillons sans que nous puissions dire s’il y a eu une communication manuscrite :
–La Lettre au doge, restée ms T 153, fo 85- ; Écrits politiques p. 153-176.
–La Lettre à la reine Marie de Médicis, T 151, fo 189-200 ; Plattard, Revue du xvie siècle, t. XI, 1924, p. 79-90 ; Écrits politiques p. 183-200.
–L’Instruction d’Etat et advis salutaires aux princes, republiques et peuples : restée ms T 153, fo 89-95v ; Écrits politiques p. 201-207.
L’ambiguïté du genre des textes, classables selon leur fonction (pamphlets) ou selon leur code (lettre), a été ainsi résolue en privilégiant leur fonction.
Nous excluons aussi les textes purement financiers (quittances de paiment).
Cependant inversement nous avons gardé, réunis à la correspondance, des textes, qui sont à la limite du politique, qui sont des textes publics en ce qu’ils s’adressent à des personnes publiques et à des groupes, mais sans intention de publication, au sens strict des mémoires (mémorandums) qui accompagnent des envois épistolaires : lettres aux ministres d’État avec preuves des spoliations, lettres aux Seigneuries de Genève, Berne, Bâle, avec preuves des nécessités de défense poliorcétique, notes programmant une action à petit bruit. Nous avons ainsi inclus les éléments d’appui, mémorandums, factums, notes de réflexion. Aubigné a prévu leur équivalence dans ses titres mêmes de classement (voir infra) et en a inclus certaines dans le T 152. Nous gardons aussi dans la correspondance ces lettres manifestement organisées, avec des destinataires, et que le manuscrit Aubigné a mis en séries, comme s’il s’agissait des chapitres d’un petit traité, ou une consultation à répétition ; mais lui-même les ayant inclus, ne leur a pas donné ce titre global qui en ferait des Questions. Pour certaines (La Rivière) la consultation initiale par lettres a été plausible, pour d’autres, allez savoir… L’intention de rivaliser avec des publications connues est peut-être une motivation suffisante pour leur existence. Concurrence des grands modèles ? (voir infra).
Choix générique : Lettre/notes
pour une lettre/copie documentaire
De façon mineure, mais réitérée, nous butons sur des papiers qui ont la forme d’une lettre, mais incomplète : d’une part la réutilisation de tous les bouts de papiers blancs peut avoir fait disparaitre la page contenant la suscription ; d’autre part les signatures n’y sont pas, ni une remarque de secrétariat identifiant l’expéditeur. S’agit-il bien d’une lettre adressée à Aubigné ou émanant d’Aubigné ? Les écritures allographes ne permettent pas de décider qui est l’émetteur.
Exemple type : la lettre vénitienne de 1606 publiée par G. Banderier6. Datée de Venise, elle n’a pas de scripteur identifié. Il est plausible qu’elle
s’adresse à Aubigné, les vénitiens ont des interlocuteurs français. Mais cela n’est pas assuré : elle peut être la copie fidèle d’une lettre adressée à quelqu’un d’autre, transmise par le destinataire à titre de documentation, pour faire participer à une information, etc., comme on se passe les journaux et les livres.
Parfois le document annonce sa qualité de document en s’intitulant clairement Copie de Lettre de x à y, comme la Copie de lettre de Mr de Fabas du 3 janvier receue le 2 febvier 1621 (T 148-81). Mais est-elle une copie destinée à Aubigné ? une lettre envoyée par Aubigné et copiée ? En principe, les lettres marquées Copie me semblent être copiées chez quelqu’un d’autre et n’avoir Aubigné ni pour scripteur ni pour destinataire, mais pour lecteur occasionnel ou lecteur professionnel (de nombreuses copies sont des lettres datant des guerres de religion dont il est l’historiographe). Mais…
Autre problème, qui tient cette fois à la façon de travailler d’Aubigné : sur les dos de lettres et feuilles diverses trainent ce que j’appelle ici des notules, petits bouts de prose à usage incertain, autographes d’Aubigné. Dans quelque cas, l’usage est déterminé et nous informe sur la méthode de travail : « Pour une lettre à M. de La Force » (Lettre 61), la notule est une pré-citation, ou une incitation à écrire la lettre autour d’une formule frappante. Dans quelque cas, la notule a reçu son contexte (ex. les compliments au Roi Charles Ier). Nous y apprenons qu’Aubigné trouve la formule intéressante, et qu’il la trouve adaptée à un interlocuteur ; elle permet de jauger les relations entre les deux hommes, ou les deux modèles de réflexion politique. La notule cependant ne fleurit pas en lettre, elle est un pense-bête plus encore qu’un brouillon véritable.
Mais dans d’autres cas la notule n’a pas de fléchage. Remarque en l’air, ou remarque brouillon ? Brouillon de lettre ou brouillon d’autre chose ? Avec les passages versifiés, nous sommes plus à l’aise : leur intégration dans la seconde édition des Tragiques leur donne un statut clair de « brouillon de »… que la génétique voit se réaliser en « morceau intégré dans… » ; et même s’ils ne le sont pas, a priori (et c’est bien un
a priori) ils ne sont pas destinés à devenir une lettre. Dans les cas de notules en prose, les chantiers ouverts sont nombreux vers 1626-1627 (réédition de l’Histoire universelle, Suite de l’HU, Faeneste, Méditations, biographie) ; et si le passage ne se retrouve pas dans les œuvres telles que nous les considérons comme finies, qu’en faire ? Or nos prédécesseurs ont classé parfois oui, parfois non. Et partageant leur perplexité, ici avouée, nous les intégrons.
De toute manière, et même si le mieux va encombrer le bien, nous prenons le parti de les donner toutes, avec les réticences ou nuances qu’il y faut, mais en comptant que la prochaine édition complète ne les révélerait que dans un siècle au mieux. Tant qu’à se dire Œuvres complètes, complétons. Dans la mesure où une phrase en l’air est bien difficile à situer dans le temps, à quelques exceptions près, ces énigmes se situent dans les lettres indatables.
Documents
Dans le même souci de lisibilité, il nous est souvent apparu que nos lettres n’étaient identifiables que par rapport à des témoignages externes, correspondance d’autrui, libelles, qui nous amènent à environner les lettres de documents d’accompagnement. Nous avons cherché à les donner dans la mesure des nécessités. Les citations courtes issues des correspondances d’autrui constituent la trame de notre chrono-biographie. L’alternance des lettres d’Aubigné connues et des morceaux de correspondances d’autrui éclairent celles d’Aubigné et construisent les repères de son action.
Les citations longues sont réunies en fin de volume. Le seul point sur lequel nous flanchons est la retranscription complète du dossier BnF, Clairambault, 1166, qui est presque entièrement consacré à Aubigné… Gilbert Schrenck en avait déjà extrait quelques unes des si intéressantes lettres de Villette, gendre-espion d’Aubigné7. Mais comment insérer 200 pages de tractations à multiples participants, et autant de
mensonges ? Nous donnons les plus significatives, en attendant une publication séparée du dossier.
Ces documents peuvent être disparates : ils permettent pourtant de retrouver la vie, la réception, le contexte de relations qui environne la correspondance et de cadrer les datations que nous donnons. En particulier nous avons privilégié des sources amies : la correspondance de Duplessis-Mornay, abondante, datée, internationale, éclaire plus d’une fois la nôtre. Quant aux lettres de la famille, rares mais présentes dans les papiers d’Aubigné, elles sont cruellement révélatrices.
En annexe aussi, les dossiers qui concernent les affaires d’Aubigné, les biographies de quelques personnages clés, pour lesquels une mince biographie ne suffit pas, soit parce qu’ils sont jusque là restés peu connus (Bonnivet, Veilheux…) ou très connus mais encore mal documentés (Constant d’Aubigné).
Nous éditons en annexe, comme ces documents, le gros paquet de textes relatifs aux codes secrets principalement des années 1624-1626, comme témoins des conditions réelles de transmissions de messages dont un seul a survécu (Lettre 77), et parce que l’amplitude même des termes codés suppose une conversation qui embrasse la politique européenne.
Les correspondants
Ils ont été largement présentés dans la thèse de Barbara Ertlé8, sur la base du seul T 152. Nous ne ferons ici qu’une brève synthèse, contenant nos remarques globales. On trouvera les biographies des correspondants dans une section p. 1491 sq, séparation rendue nécessaire par la présence de correspondants récurrents qu’on prend ainsi à divers moments de leurs biographies. Mais aussi d’occasionnels qui sont pris dans des affaires compliquées ! Ce sont à ces personnages moins honorifiques, que nous avons consacré les plus longues notices, comme relevant des réseaux d’une vie « réelle », à côté des relations hiérarchisées par les structures de service ou de clientélisme.
Avec toutefois la rude question des anonymes : nous avons pu formuler des présomptions ou des certitudes dans pas mal de cas : reste que pour bien des lettres, nous ne pouvons donner les destinataires que comme X 1, X 17… Il serait tentant de simplifier et de trancher qu’Aubigné écrit toujours au même Rochelais, toujours au même vénitien, toujours au même anglais.
Que le lecteur pardonne le caractère un peu erratique des hypothèses : il est parfois difficile de trancher. Car dans d’autres cas, nous pouvons désigner une famille, dont le père, le fils, l’oncle ou les cousins homonymes peuvent avoir connu Aubigné. Cela se produit pour les poitevins toujours liés ensemble par les levées d’armes et par quelques siècles de mariages, par la clientèle des mêmes Grands, par les quelques kilomêtres qui les séparent. Mais cela se produit même avec des lointains : le brassage des délégations aux assemblées protestantes permet de rencontrer des personnes d’autres provinces (bel exemple, les Vulson de Grenoble : Aubigné peut en connaitre au moins 4 avant d’arriver en Suisse).
Ayons une pensée de reconnaissance pour les gros volumes de généalogie, les dictionnaires, et maintenant les sites Internet qui fournissent au moins des hypothèses à exploiter, ou pour les saints laïcs comme Jean-Luc Tulot, grâce auquel tout l’environnement des La Trémoille se trouve balisé. Avec des pensées plus moroses sur l’habitude de suivre les mêmes prénoms dans les familles, mais de varier les noms de fief au fil de la vie d’une personne qui peut se désigner par le nom familial, le fief principal, le fief qui lui est attribué comme fils provisoirement, un rapport d’âge (« le jeune Tiffardière… ») etc., ce qui rend les rencontres et les Index très périlleux. Et un rien d’effarement sur les alliances qui, au bout d’un certain nombre de relevés, aboutissent à un tel imbroglio de cousinages, que l’on hésite. Nous avons choisi de faire figurer nos doutes, d’une part, et d’autre part le maximum d’informations sur les alliances, qu’on peut juger superflues, mais qui sont destinées à dessiner des pistes, ou à répertorier les impasses pour les chercheurs ultérieurs.
La correspondance n’est pas classée, on l’a dit, selon une hiérarchie des correspondants, même T 152, où, par un enchâssement des matières, les deux extrêmes, la vie militaire et la théologie encadrant les moindres. Aubigné n’a pas voulu valoriser (quoique) ses interlocuteurs, ou se valoriser par eux. Ce n’est pas un miroir du monde bien organisé en belle procession décroissante. Il n’a pas non plus fétichisé les lettres
qu’il reçoit, n’hésitant pas à écrire au dos ce qui lui importe au titre du papier disponible. Il n’a pas gardé les « authentiques » comme preuve, n’a pas voulu non plus les inclure dans le T 152. Même là où l’interlocuteur mériterait qu’on respecte jusqu’à son papier, le respect n’y est pas ; admettons que les lettres d’Henri IV ait encore été vues par ses enfants, elles ont sombré et ne sont pas venues en Suisse ; la lettre de Madame, copiée ou reconstituée de la main d’Aubigné, n’est pourtant pas l’original. Les originaux restants sont des pièces quasi miraculées des grands nettoyages.
La correspondance passive n’a jamais été éditée, sauf quelques lettres dispersées, un groupe par Plan9 et un plus petit par Gilles Banderier10. Les fonds genevois conservent la plupart des lettres reçues. Authentiques, manuscrites, et parfois peu lisibles, elles sont souvent datées, parfois signées illisible. Leur existence permet d’agrandir le cercle des correspondants, de dater, de préciser certaines relations. Tout n’y est pas : de nombreuses lettres d’Aubigné font allusion à une série d’échanges dont il ne reste pas de trace. Manifestement Aubigné lui-même a détruit, la Seigneurie de Genève y est passée, le duc de Rohan a repris ses lettres11. Tronchin déclare avoir, parmi la pile de manuscrits qui lui est remise, reçu 54 lettres destinées à Aubigné : nous sommes loin de les avoir toutes retrouvées. Elles sont aussi abimées par le récipiendaire qui a utilisé leur verso pour servir de brouillon : peut-être est-ce ce qui les a sauvées, en fait. Elles sont pourtant la preuve du réseau relationnel, preuve plus solide que la dédicace qu’on peut toujours ajouter à son gré. Pour s’en tenir à des survivantes authentiques et aux signatures ou écritures incontestables, dans l’ordre probable des contacts conservés :
–Nicolas Rapin, ancien Grand Prévost de France et poète, 1
–M. de Boischauché, inconnu poitevin, 1
–M. de L’Isle, inconnu poitevin, 1
–Henri de Candale (fils d’Epernon), 2
–Louis de Couvrelles (un rochelais), 2
–Ernst de Mansfeld, chef d’armée, 1
–Johann-Jakob Grasser, un érudit bâlois, 1
–Johan Jakob Breitiger, un notable de Zurich, 1
–Colville, un commandant de la garde écossaise d’Henri IV, 1
–Rohan, un appel au secours codé, 1
–Esaie Baille, ministre à Lyon, 1
–Le Marquis de Bade-Durlach, chef de guerre, 2
–ββ son secrétaire relecteur lyonnais, 2
–Christophle de Dohna, diplomate allemand, 1
–ses hommes d’affaires, M. de La Voyette, 1 et M. Esserteau, 1
–Jean Sarasin, syndic de Genève, 3
–Constant d’Aubigné, son fils, 1
–Charles Le Veilheux, pasteur et agent de Rohan, 1
–Louis de La Suze, Général des Bernois, 1
–Philippe Burlamachi son beau-frère de Londres, 1
–et bien sûr la Seigneurie de Genève, 3.
Soit un ensemble assez disparate, qui confirme l’extension des réseaux de destinataires, la diversité des intérêts en jeu, la variation des tons et des rapports humains.
Avec le classement thématique adopté par Aubigné, la matière des lettres prime sur le rang de ses destinataires, mais le rang frappe : même en effectuant une péréquation sur la manière dont Aubigné ne cesse de se valoriser, ce gentilhomme de très petite noblesse rentre en relation avec des personnages de rang souverain, avec des notables, des pasteurs, des chefs d’armée, des aventuriers, des ambassadeurs. Des calvinistes, des luthériens, et fort peu de catholiques.
En un mot de quoi faire un roman.
La première impression au survol général de ces 30 ans de (morceaux de) correspondance est son caractère international, qui s’accroîtrait si nous gardions des lettres qui sont mentionnées et disparues. Les liens témoignent du brassage qui a été réalisé dans l’armée d’Henri IV, et inversement de l’exportation des Français dans les guerres étrangères. Des Anglais : Mayerne, Burlamachi au moins. Des Allemands : le margrave de Bade, les ducs de Weimar, le condottiere Masnfeld, des allusions à des lettres perdues avec le prince d’Anhalt. Des Italiens : vénitiens vrais (Fulgence), vénitiens d’adoption militaire, comme Durant, Candale, puis Rohan.
La rhétorique n’est pas son fort : la logique, aux syllogismes implacables, la répartie aux bons mots assassins, la formule frappante (non
pax sed pactio servitutis, des distinctions qui sont des extinctions, de l’ancre, encre, ou sang), lui conviennent mieux. Pourtant les titres de politesse savamment dosés nous ont permis de resserrer la question des destinataires anonymes d’après les codes usuels12 :
–Monseigneur était jadis réservé au roi, puis passe aux princes du sang et maréchaux, puis aux cardinaux.
–Altesse est rare : pour les électeurs d’Empire, le Duc de Savoie, quelques princes souverains d’Italie, le Prince d’Orange13.
–Les princes ne s’appellent ordinairement que Monsieur, mais progressivement on utilise Altesse (qui s’étendra aux Ducs sous Louis XV).
–Votre Excellence, autre titre royal, se vulgarise aussi, en particulier aux ambassadeurs.
–Majesté est d’abord un titre impérial et non royal.
Aubigné assure évidemment le protocole qui convient à ses interlocuteurs, mais on le surprend à houspiller le duc de Rohan sans vergogne. Les places sociales, même bien assurées, n’imposent pas encore une déférence extrème ou la seule langue de bois14. Et mise à part la lettre guindée et brève de Mansfeld, ses interlocuteurs lui répondent avec familiarité, Margrave de Bade compris qui l’informe par de brefs
billets, en narrations d’humeur (La Suze à Paris ou Sarazin). Nulle condescendance de leur part. Brederode parle à Tronchin, de « ce grand personnage », le Comte de La Suze et le Margrave de Bade l’appellent « Père », Candale l’assure de son amitié en termes tout aussi filiaux.
On capte de ci de là des procédures d’acheminement du courrier originales : Aubigné doit profiter des courriers officiels qui relient Genève aux villes alliées et aux centres de décision internationaux (Paris, La Haye, Londres). Il utilise sans doute en retour les envoyés qui relient les princes comme Bade-Durlach aux villes suisses. Dans ses relations personnelles, le plus simple est l’envoyé spécial, le porteur qui va d’une maison à l’autre, valet ou proche (Touverac, Saujon, « un habitant de votre Mursay »), mais que dire de ce porteur travesti en moine qui se fait arrêter ?
Conseil de Genève, 24 mars 1621 : « A été parlé de l’hermite qui portait lettres de M. d’Aubigné à M. de Rohan et autres seigneurs en Poitou qui a été enlevé avec les lettres à Lancy, et que led. sr d’Aubigné dit qu’il en a bien pris qu’à ce coup ses lettres ne contiennent rien d’importance », et que ledit pretendu Hermite, également demi-renégat acheté, portait un habit de religieux plié sous son bras…
On notera la complexité des voies d’acheminement qui lui sont suggérées pour écrire au duc de Rohan (180). Que dire de lettres qui partent en Angleterre ou dans les guerres d’Allemagne et de Valteline ? Écrire assure un lien d’information plus souvent dans les situations de péril que pour l’épanchement.
Par rapport aux éditions antérieures
La correspondance entière n’a jamais été éditée. Mais des fragments ont paru avant la grosse édition majeure de Réaume et Caussade. La description des éditions antérieures, chacune avec son esprit, a été réalisée par Barbara Ertlé-Perrier dans sa thèse15. On s’y reportera,
nous ne reprenons ci-dessous que les listes et les questions en suspens, directement corrélées à la description des fonds et à leur composition. Nous prenons tout à fait au sérieux les documents que présentent les éditions anciennes et dont la disparition ne prouve pas qu’elles soient des fictions : nous indiquons dans la présentation de chacune l’état de la source et d’éventuelles réticences. Dans les notes et variantes, nous indiquons nos divergences de lecture par rapport à la dernière édition réalisée pour chaque lettre (le plus souvent donc Réaume et Caussade et Plan).
Nous apportons des inédites :
–cas massif des lettres adressées à Aubigné, et qui sont restées presque toutes en attente dans les dossiers Tronchin
–les lettres latines de T 153
–un mémoire sur le comportement militaire de 1617 retrouvé dans les archives La Trémoille
et parmi les documents des lettres adressées à Constant d’Aubigné et restées dans le portefeuille de son père.
Car il reste dans cette correspondance des mystères, des lettres qui ne devraient pas être là : ces trois lettres adressées Constant d’Aubigné, arrivées à Genève on ne sait comment. Sans bâtir un roman autour d’elles, ce sont des lettres sensibles :
–une lettre d’Ade à Constant, qui dit plutôt du mal de son beau-père
–une lettre codée venue d’Angleterre
–une lettre latine signée du Palatin de Lesno (Leczinski)
Mais inversement nous retranchons deux lettres qui sont signées Aubigné dans les archives La Trémoille et qui ne sont manifestement pas de notre Aubigné : le nom étant assez commun finalement dans les fiefs de l’ouest. Nous leur avons réservé une section terminale pour y expliquer nos motivations.
1 Voir M-M Fragonard, « S’illustrer en publiant ses lettres (xvie-xviie siècle) », in Correspondances d’écrivains et histoire littéraire, RHLF 2012-4, p. 793-812.
2 M.-M. Fragonard, « S’illustrer en publiant ses lettres (xvie-xviie s.) », RHLF, 2012-4, p. 793-812.
3 Exemple évident dans les lettres théologiques de Théodore de Bèze, devenues Questions théologiques.
4 Voir Barbara Ertlé-Perrier, op. cit. p. 171, 190-193.
5 Voir Jean-Raymond Fanlo éd., Écrits politiques, mise au point sur les problèmes de classement générique, Introduction, p. 21-23.
6 Gilles Banderier, « Analecta albineana », BSHPF, 2003, p. 679-681. Voir aussi le cas T 148, fo 78 est une lettre datée de Saumur le 20 octobre 1620. Écriture si minuscule qu’on ne lit pas, on ne voit pas qui est le destinataire, ni l’expéditeur ; le papier a bavé, on voit l’autre côté par transparence. Pas de signature non plus. Traces de pliure, pas de suscription, incipit [Monsr je scay que le zele que vous avez toujours monstré au service du roy] et qui après déchiffrage a été identifiée par J.-R. Fanlo comme la copie d’une lettre de Duplessis à M. de Montbazon, Saumur, 1621. Les secrétaires de Duplessis écrivent bien mieux que celui-ci. La lettre a dû passer comme une circulaire entre les membres du groupe.
7 Gilbert Schrenck, « Documents inédits sur Agrippa d’Aubigné » in Albineana 5, Niort 1993, p. 119-142.
8 Op. cit. p. 218-242, avec liste précise p. 447-460.
9 P.-P. Plan, Pages inédites d’Agrippa d’Aubigné, Genève, BHG, 1945.
10 Gilles Banderier, « Analecta albineana », BSHPF, 2003, p. 679-681.
11 Voir les lettres désolées de Renée Burlamachi à Villette, dans notre rubrique terminale : 1630 et après, p. 1247-1256.
12 Avenel, La noblesse sous Richelieu, Armand Colin, 1901, p. 314.
13 Autre indice, lorsque le prince de Condé fait scandale lors de son voyage de 1622 en Italie en étant très pointilleux sur son rang, comme C. Bitsch, Condé, p. 250, le découvre dans une lettre envoyée par le secrétaire du pape au Nonce en Espagne, (d’après Zeller 166) ; « Il a donné à entendre, avant de venir, qu’il prétendait au titre d’Altesse, et qu’il voulait traiter de pair avec les princes d’Italie, par la raison qu’il est non seulement prince de sang royal, mais premier prince du sang[…] Il est donc venu et par le fait il a traité de pair avec tous, avec les princes de Savoie et avec le duc de Mantoue, il a parlé en français, et cette langue, comme le sait Votre Seigneurie, ne se sert pas de titres ni de la troisième personne – La république de Venise, Parme, Modène et Urbino lui ont donné de l’Altesse, et l’on fait de même en cette Cour, il reste la Cour de Toscane où il pourrait bien arriver que l’on n’usât point de l’Altesse ; mais on y traitera de pair d’une autre façon, soit en langue française ou à la 3e personne ou par interprète. Outre ce titre, M. le Prince a désiré ou tout au moins il a fait demander à l’avance par l’ambassadeur de siéger en la chapelle sur le banc des cardinaux, là où sont siégés les ducs de Mantoue et de Parme. Le Pape l’a accordé ».
14 Marc Smith, « Familiarité française et politesse italienne au xvie s. ; les diplomates italiens juges des manières de la Cour des Valois », Revue d’histoire diplomatique, 102e année, no 3-4, 1988, p. 191 (un clerc romain choqué parce que l’échanson sert en gardant son chapeau sur la tête).
15 Barbara Ertlé-Perrier, op. cit. Description de Heyer p. 85-92 ; description et analyse de Réaume et Caussade p. 95-106 ; analyse de Pierre-Paul Plan p. 107-111 ; analyse des lettres de l’édition Pléiade p. 111-112.
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-05878-6
- EAN : 9782406058786
- ISSN : 2105-2360
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05878-6.p.0017
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/10/2016
- Langue : Français