![Anatomie du « mauvais goût » (1628-1730) - Introduction de la troisième partie](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/BriMS01b.png)
Introduction de la troisième partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Anatomie du « mauvais goût » (1628-1730)
- Pages : 269 à 270
- Collection : Lire le xviie siècle, n° 72
Introduction de la troisième partie
Parce que le texte de mauvais goût, qui heurte l’esthétique, les civilités ou la morale déclenche des passions fortes, il peut être cultivé, tout à fait volontairement, par le poète moins soucieux de politesse et de douceur que de vigueur. Le mauvais goût toutefois ne se revendique pas encore comme tel, et c’est la notion d’énergie qui fédère les opposants à l’esthétique de la clarté, de la liaison, de la douceur, de l’ordre et de la régularité. L’énergie est en effet comprise au xviie siècle comme ce qui donne à voir par la précision des détails ou par la vivacité de l’émotion produite, puisque depuis le xvie siècle, l’energeia (la vivacité, ce qui rend le style saillant, l’expressivité évocatrice et pathétique) et l’enargeia (l’évidence, la précision de la représentation, la clarté expressive, l’abondance de détails) sont inextricablement mêlées1. L’énergie recouvre ainsi au xviie siècle autant une écriture vive et expressive (énergique) qu’une écriture marquée par le soin du détail et de la précision (énargique) : la métaphore hardie se voit qualifiée, au même titre que les descriptions, en particulier dans le poème épique, de « pleine d’énergie ». Cette énergie qui littéralement « donne à voir » apparaît alors au cœur de l’effet sublime aussi bien que du rire inconvenant : sublime et comique malséant partagent en effet de se présenter comme un dévoilement, c’est-à-dire un voile arraché pour permettre en définitive de voir ce qui était caché, Dieu (le sublime par excellence) si l’on est chrétien, le sexe (en lui-même comique selon les catégories de l’époque) si l’on est libertin.
Même après 1630 et jusque vers 1730 au moins, durant tout un siècle pourtant très marqué par la galanterie et les bienséances, continue donc d’exister, plus ou moins vivement selon les décennies, les genres et les poètes, tout un courant de lettrés qui, sous la bannière de l’énergie, cultivent, à des fins sublimes ou comiques, la rudesse, l’âpreté, la franchise, 270le désordre, l’abrupt, l’inconvenant. Dans le registre sublime, les amateurs de Ronsard que sont Marie de Gournay, La Mothe Le Vayer et Scipion Dupleix, défendent, jusque dans les années 1650, les « vieux mots » au nom de leur énergie particulière, tandis que les années 1640-1670 voient fleurir les épopées nationales de Chapelain, Desmarets de Saint-Sorlin, du P. Le Moyne, de Le Laboureur, de Carel de Sainte-Garde, qui peignent le temps énergique et révolu des prouesses des chevaliers. Du côté des augustiniens, du Petit Concile rassemblé autour de Bossuet (Fleury, Fénelon, Huet, La Bruyère) et des proches de ce Petit Concile (comme les époux Dacier) se multiplient les écrits indiquant qu’il faut retrouver l’énergie de la langue sacrée, qui tient à son dépouillement et sa simplicité. Ardeur, véhémence, enthousiasme ont alors partie liée avec le sublime du mauvais goût.
Dans le registre comique, les théoriciens ont beau répéter que seule la plaisanterie qui exclut toute forme de grossièreté et ne blesse pas est acceptable, perdure, malgré la réforme de Richelieu et la civilisation des mœurs, un comique malséant, qui agresse (satires de Boileau) ou joue sur ce qui se situe sous le nombril (comédies de Molière, comédies scabreuses des Italiens et de la Foire mais aussi de la Comédie Française à la fin du xviie siècle, contes de La Fontaine, énigmes et épigrammes obscènes), comique « énergique » en ce qu’il accorde une place de premier choix au sexe, par le biais en particulier d’équivoques qui ne se reconnaissent pas comme telles dans les paratextes. Le sexe suggéré à des fins comiques dans le corps du texte se voit paradoxalement annoncé (pour être nié) dès les préfaces qui, en jurant que la pudeur a bien été respectée, constituent de fines mises en bouches pour le lecteur. Le lecteur rit alors autant du texte inconvenant, littéralement « de mauvais goût », que de sa justification malicieuse par son auteur qui crée une complicité entre rieurs. Sans jamais se reconnaître comme étant de mauvais goût, ces textes comiques pratiquent un comique voilé parfaitement malséant, et sous les plis du texte se donne à voir le sexe omniprésent qui ne manque pas de provoquer l’hilarité du lecteur.
1 Cette confusion est manifeste dans le dictionnaire de Richelet, s. v. Énergique : « qui a de l’énergie. Un terme sera énergique et mettra une chose devant les yeux lorsqu’il marquera l’action ».
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11395-9
- EAN : 9782406113959
- ISSN : 2257-915X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11395-9.p.0269
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/10/2021
- Langue : Français