From the Black Charisma of Degradation to the Modern Lures of Voluntary Servitude
- Publication type: Journal article
- Journal: Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2022 – 2, n° 30. L'image - Author: Demars (Aurélien)
- Pages: 297 to 299
- Journal: Alkemie
Du charisme noir de l’avilissement
aux leurres modernes
de la servitude volontaire
Pour comprendre l’asservissement volontaire et la domestication de l’instinct de liberté, il ne suffit pas d’invoquer la conscience malheureuse et la dialectique du maître et de l’esclave, il faut encore, dans le sillage tracé par Nietzsche1, démystifier le sujet trop assuré de lui-même et saisir l’intériorisation d’une mauvaise conscience qui s’assujettit et s’abaisse volontairement en-deçà d’elle-même.
Par l’écriture d’une insolente servitude, Robert Walser rompt à sa façon avec la dialectique hégélienne au moins en deux sens. D’une part, Walser se focalise sur le personnage du serviteur, qui ne joue plus le rôle d’un pendant ou d’un faire-valoir du maître. Le couple capital chez Walser2 n’est plus maître et serviteur, mais serviteur et servitude, dans la mesure où le serviteur est l’auxiliaire non d’autrui mais de sa propre exploitation. À la différence du duo traditionnel maître-serviteur, qui reposait sur une complémentarité, Walser décrit la soumission à travers le regard du seul serviteur, dont il nous donne à lire les réflexions ou le journal intime, principe de dédoublement de soi et de dialogisme, où la servitude agit comme le principe de forclusion, le fondement problématique de son moi, en même temps que l’herméneutique du monde, le code de ses valeurs et de ses obligations, l’écart avec le reste de la société. D’autre part, Walser déploie toute une œuvre de la servitude, dont le serviteur travaille volontairement, continuellement et avec acharnement à s’abaisser à l’extrême. Il met en lumière les apories d’une servitude qui provient non seulement de la domination, mais 298plus encore de la volonté inhérente au serviteur. Comment comprendre l’opiniâtre servitude volontaire par laquelle les personnages centraux de Walser se plaisent et se complaisent dans leur soumission, et s’échinent à dégringoler de l’échelle sociale dans une atmosphère kafkaïenne ? En quel sens la servitude volontaire est-elle même possible, puisque toute servitude implique l’aliénation de la volonté asservie ? La question devient existentielle dans l’œuvre de Walser, dont les protagonistes n’existent que dans l’aliénation de leur existence. Walser nous a initié à l’énigmatique charisme noir de l’avilissement, tandis que Chestov ou Fondane ont appréhendé la conscience malheureuse pour mieux fustiger le mur que dresse la pensée humaine s’arraisonnant elle-même.
La philosophie sociale contemporaine a amendé et révisé autrement la dialectique hégélienne : par l’abrogation de l’idéalisme du sujet tout puissant, démiurgique, historial, en discernant les mécanismes par lesquels se subjectivise une compulsion à la servitude volontaire. En particulier, on sait gré à Simon Lemoine, dans son récent Aux limites de la résistance3, de nous déciller d’un fallacieux dévouement au travail, quand, immodéré, il masque aux dépens de soi-même un dispositif d’auto-asservissement aliénant.
Comment peut-on à son insu, travailler, s’exploiter, se tyranniser soi-même avec un tel zèle à l’encontre de soi ? Sorte de chantage affectif machiavéliquement organisé, d’exploitation rationnelle de l’empathie, le stratagème du dévouement consiste à faire de la souffrance une ressource : coincé socialement et éthiquement, l’employé se dévoue volontairement (par exemple pour éviter de surcharger ses collègues) sans se douter que la situation est orchestrée expressément pour qu’il travaille bien plus que l’employeur ne le rémunère. Il est ainsi question de désabuser le lecteur quant à la qualité morale du dévouement, idéal ascétique sciemment perverti en servitude volontaire. Dans sa critique d’une « économie du dévouement4 », voire d’un « gouvernement par le dévouement5 », le philosophe Simon Lemoine ne stigmatise pas seulement un panoptisme d’un nouveau genre (où l’individu se surveille et s’oblige dans ses actions, ses tâches et plus encore dans son comportement, son mode de vie et sa 299personne même), mais également un système social de rationalisation de l’existence, une véritable « vie dans l’aliénation6 » sous le leurre de bons sentiments, d’une bonne volonté. Il ne s’agit nullement de réduire toute interaction sociale et professionnelle à ce mécanisme, de même que l’auteur ne renonce pas non plus à tout dévouement7, mais Simon Lemoine entend démystifier, dans certaines situations bien déterminées, l’insidieux prétexte qui en appelle au noble don de soi pour mieux dissimuler une manipulation, une « technique8 » d’emprise mortifère de soi.
Philosophie appliquée, l’ouvrage est non seulement étayé par une attention sociologique à l’organisation du travail, telle que notamment relatée depuis Vincent Dubois9, mais assorti en outre de perspectives de résistance à ce mécanisme social asservissant, grâce à la mise en évidence de différentes formes d’aliénation (par rapport aux discours, aux pratiques, aux domestications des sujets, au temps, aux visibilités, aux classements, à l’espace, aux interactions). De surcroît, Simon Lemoine n’est pas moins soucieux de fonder sa réflexion sur une philosophie critique du sujet, du sujetage et de l’assujettissement. Mais contre la cécité de l’idéalisme du sujet souverain et autonome qui légitime en fait un conditionnement social indu, comment pour autant dénier à l’existant toute personnalité profonde et réduire le sujet presque seulement à un déterminisme social et à une « pratique10 » – sinon qui serait-il aliéné ? L’existentielle leçon de l’irrésignation fondanienne, « dût cette irrésignation être – ou paraître – absurdité ou folie11 », ne laisse pas de se méditer.
Aurélien Demars
IRPHIL – Université Jean Moulin – Lyon 3
1 Fr. Nietzsche, Généalogie de la morale, I, § 13 et II, § 16, trad. O. Blondel, O. Hansen-Løve, T. Leydenbach, P. Pénisson, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1996, p. 56 et 97.
2 Mentionnons en particulier R. Walser, L’Institut Benjamenta [Jacob von Gunten. Ein Tagebuch, 1909], trad. M. Robert, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1999.
3 S. Lemoine, Aux limites de la résistance, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, coll. « Autonomies », 2022.
4 Ibid., p. 61.
5 Ibid., p. 105.
6 Ibid., p. 95.
7 Ibid., p. 118.
8 Ibid., p. 115.
9 V. Dubois, La Vie au guichet. Administrer la misère, Paris, Points, coll. « Points essais », 2015.
10 S. Lemoine, Aux limites de la résistance, op. cit., p. 139.
11 B. Fondane, « Préface pour l’aujourd’hui », in La Conscience malheureuse, Paris, Denoël et Steele, 1936, p. xvii.
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-406-14536-3
- EAN: 9782406145363
- ISSN: 2286-136X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14536-3.p.0297
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-18-2023
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: S. Lemoine, R. Walser, dedication, alienation, subject.