Avant-propos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Albert Camus au sortir de la guerre. 1944-1948
2022 – 8 - Auteurs : Blondeau (Marie-Thérèse), Vanney (Philippe)
- Pages : 13 à 20
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Albert Camus, n° 25
Avant-propos
En 1972, la Revue des Lettres modernes consacrait son numéro 5 à « Albert Camus : Journalisme et politique. L’entrée dans l’histoire (1938-1940)1 », puis en 2009, un autre à « Albert Camus et l’histoire2 ». Il nous a semblé que manquait à cette collection un numéro couvrant plus spécifiquement les années 1944-1948. C’est ce que propose le présent volume : « Camus au sortir de la guerre ». La guerre et l’immédiat après-guerre sont des années riches qui ont vu des changements définitifs aussi bien pour l’homme que pour l’écrivain. Les premiers mois de la guerre avaient mis fin à la carrière du jeune journaliste à Alger républicain puis au Soir républicain. Déclaré persona non grata par le Gouvernement général, sans travail, il avait dû s’exiler une première fois en France en 1940, pour quelques mois, avant d’y revenir en 1942 pour raison de santé. Il y passa le reste de la guerre, loin des siens et de son pays natal. Cette première expérience journalistique sera suivie, au sortir de la guerre, à Paris, d’une deuxième, à Combat, qui le rendra célèbre. Mais il n’en oubliera pas pour autant son œuvre littéraire.
Les dix-huit contributions qui constituent ce volume sont regroupées en deux ensembles définis en fonction du double point de vue de l’engagement et de la création. La première partie, « De la résistance au journalisme engagé » réunit six articles autour de « l’intellectuel engagé » ; la seconde, plus longue, regroupe douze articles autour du thème « Le philosophe et le créateur aux prises avec l’Histoire » ; elle est subdivisée en trois sous-parties : le philosophe, le dramaturge, le créateur. Cette construction met en lumière les différentes facettes de Camus durant cette période d’une grande effervescence tant politique qu’intellectuelle. L’immédiat après-guerre rend sensible l’interaction 14entre l’écrivain et son époque. En témoignent autant ses éditoriaux de Combat que ses conférences ou que La Peste.
à Combat : un intellectuel dans son temps
« Les tours d’ivoire sont tombées » (II, 888), note Camus en septembre 1939 dans ses Carnets ; le 14 décembre 1957, dans le « Discours de Suède », il déclare : « Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps. » (IV, 247). Autrement dit, impossible de se retirer du monde pour créer. Camus l’a bien compris. À la Libération, il s’investit dans Combat, acquiert une certaine autorité, ses éditoriaux le rendent célèbre. Son engagement journalistique s’inscrit dans le droit fil de son expérience à Alger républicain et au Soir républicain en 1938-1939. Son ambition en 1944 est double : il veut régénérer la presse française et la politique de son pays.
Il revenait à Hans Peter Lund d’ouvrir le recueil puisqu’il montre dans « Camus 1944-1946 : [la] continuité d’une résistance ». Durant cette période critique, Camus intensifie ses prises de position politique et morale. À la résistance à l’Occupant à laquelle il a participé, succède une résistance à l’Histoire débouchant sur la révolte qui appelle une révolution. Il rejoint en cela André Malraux et Georges Bernanos, mais une polémique, sur laquelle revient longuement André Abbou dans le deuxième article du volume, l’oppose à d’Astier de la Vigerie. André Abbou voit dans le rédacteur de « Ni victimes ni bourreaux » un « lanceur d’alerte » avant l’heure. Camus expose dans cette série de huit articles les risques pour l’humanité de la divinisation de l’Histoire à l’origine d’une vive controverse entre les différents courants de la gauche française. André Abbou s’attache à montrer l’originalité de Combat sur l’échiquier de la nouvelle presse française. Mais la tentative d’inspirer un nouveau journalisme se clôt par un échec : en juin 1947, Camus quitte définitivement Combat pour se consacrer à sa carrière d’écrivain.
Il s’agit encore de Combat dans l’étude de Pierre Masson « Gide et Camus, même Combat ». Les deux auteurs y cohabitent à distance, tout comme à la revue L’Arche. Le second enrôle le premier dans sa polémique 15avec François Mauriac en publiant deux articles de lui, « La justice et la charité » d’abord, « Justice ou charité » ensuite. Pierre Masson éclaire un aspect peu connu de l’aventure à Combat, à laquelle participait également leur ami commun, Pierre Herbart.
Dans l’immédiat après-guerre se pose le problème de l’épuration, lié à la peine capitale, que Vincent Grégoire aborde en s’intéressant aux prises de position de Camus et du révérend père Bruckberger. Les deux amis s’opposent : Camus, tenant d’une épuration courte et radicale, défend la peine de mort, de septembre à décembre 1944, au contraire de Bruckberger, opposé à la peine capitale. Mais ce dernier voulait surtout sauver certains de ses amis miliciens, en particulier Darnand qui s’était fourvoyé aux côtés de Pétain. Il sera exécuté, tout comme Bassompierre. Il est intéressant de voir que leurs positions sur la peine de mort s’inverseront, Camus rédigeant Réflexions sur la guillotine en 1957 et Bruckberger Oui à la peine de mort en 1986.
Ce tour d’horizon des engagements d’un intellectuel dans l’immédiat après-guerre se termine par l’article riche et précis de Guy Basset sur un épisode relativement peu connu : la tentative de rassemblement de la gauche au sein du R.D.R. Camus n’adhéra jamais à ce mouvement éphémère qui voulait reprendre le message révolutionnaire de la Résistance. Cependant, il donnera trois articles à la revue La Gauche dont la deuxième réponse à d’Astier de la Vigerie et le texte de son allocution prononcée à Pleyel le 13 décembre 1948 : « L’Artiste est témoin de la liberté ».
dialogue et langage
Camus, homme de dialogue, s’est toujours intéressé au langage. La recherche du mot juste est une de ses obsessions. Il déplorait, le 19 novembre 1946, dans « Le siècle de la peur », premier article de « Ni victimes ni bourreaux » : « Le long dialogue des hommes vient de s’arrêter. Et, bien entendu, un homme qu’on ne peut pas persuader est un homme qui fait peur. » (II, 437). Il intitule le dernier article, en date du 30 novembre 1946, « Vers le dialogue » : « Ce qu’il faut défendre, c’est le dialogue et la communication universelle des hommes entre eux » 16(455), affirme-t-il. C’est bien ce qu’il a tenté de faire tout au long de sa vie, en particulier dans la période troublée de l’après-guerre. En 1945 il écrit à Jacques de Vriend, un professeur de philosophie intéressé par les questions religieuses : « Non que je croie le dialogue croyant-incroyant impossible. Je crois tous les dialogues possibles dans la lumière de la bonne foi3. » C’est à ce dialogue particulier entre l’agnostique et les chrétiens que s’intéresse Anne Prouteau. Elle retrace d’abord la genèse de la conférence donnée par Camus le 1er décembre 1946 au couvent dominicain de Latour-Maubourg, à l’invitation du père Maydieu. Elle analyse ensuite le texte qui nous est parvenu : « L’incroyant et les chrétiens », et s’intéresse enfin à sa réception immédiate par le public, ou plus tardive, à travers le compte-rendu qu’en fit L. Roynet pour La Vie intellectuelle. Chemin faisant, elle met en lumière une des constantes de la pensée camusienne : la nécessité d’un langage clair.
Dans son article consacré à Remarque sur la révolte, publié en 1945 dans L’Existence, Rémi Larue revient aux origines de L’Homme révolté. Il rend sensible l’importance du dialogue chez Camus et le rôle du langage dans le dévoilement de la dimension existentielle de la révolte. Le langage peut être ambivalent, il construit aussi bien qu’il détruit. Cependant, il révèle la complicité des êtres humains et leur permet de construire une existence collective fondée sur le partage.
Io Watanabe analyse l’intérêt jamais démenti de Camus pour le langage dans sa contribution « Comment nommer le mal ? Politique du langage chez Camus ». Pour lui, cet intérêt primordial est lié chez notre écrivain à sa réflexion sur la société des années Quarante. Cette réflexion sur le langage qu’il élabore à travers l’expérience de la guerre est visible autant dans La Peste que dans « La Crise de l’homme » ou son essai sur Brice Parain. Comment nommer l’indicible ? En parlant un langage clair, dénué de formules creuses, en appelant « les choses par leur nom » (II, 744). Dans une analyse d’une grande finesse, Io Watanabe montre que les mots pour Camus ne sont pas de simples outils pour exprimer le réel, mais au contraire un réseau d’images créant une vision du monde. Ainsi, l’homme, et en premier lieu l’écrivain, doit-il « se réapproprier les mots pour réapprendre le dialogue, l’imagination et la conscience de la mesure dans une époque troublée4 ». Il ne s’agit 17pas tant, après la guerre, de « reconstruire le monde » (I, 909) que de « lui donner son langage ».
« […] on ne persuade pas une abstraction, c’est-à-dire le représentant d’une idéologie » (II, 437), affirme Camus dans « Ni victimes ni bourreaux ». C’est bien la question que pose Brigitte Sändig : comment lutter contre l’abstraction, cette négation de l’homme ? En analysant les écrits camusiens de l’immédiat après-guerre, elle note que l’auteur de La Peste n’en reste pas à un constat négatif mais qu’il préconise l’édification d’une société basée sur le dialogue dans laquelle l’artiste, porteur des sources de vie, a un rôle éminent à jouer.
le créateur
Entre exaltation et désillusion, Camus resta pendant toute cette période un créateur qui œuvra en tant que dramaturge et romancier.
David Walker, en fin limier, a retrouvé dans le fonds Camus de la Bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence les notes d’une conférence prononcée par Camus le 1er juillet 1944 dans le cadre des « Entretiens de la Compagnie des Sept » organisés par Jean Vilar. Il en extrait certaines réflexions de Camus sur le sujet annoncé par le programme : « La mise en scène vue par les auteurs ». Il s’agit d’une sorte de manifeste pour le théâtre d’après-guerre.
Jason Herbeck montre que l’échec du Malentendu est celui du langage, que le public n’a pas su comprendre. Intermédiaire entre les cycles de l’absurde et de la révolte, la pièce met en scène des personnages à la fois solitaires et solidaires. C’est mû par la solidarité que Jan quitte, avec sa femme, le pays où ils étaient heureux, persuadé que sa mère et sa sœur ont besoin de lui. Il s’avère que ces dernières sont solidaires dans le crime et que le désir de solitude et de solidarité de Jan signera son arrêt de mort. Le Malentendu est tout autant une mise en échec de la reconnaissance que la tragédie de celui qui n’a pas su ou voulu trouver ses mots. Jason Herbeck décèle dans la pièce les espoirs et désillusions de Camus au sortir de la guerre. Pour lui, Camus échoua à faire reconnaître à son public le manque d’humanité imputable à son temps.
18L’État de siège en 1948 rencontra la même incompréhension du public. On peut se demander si Camus n’avait pas voulu mettre en pratique les idées énoncées dans le manifeste pour le théâtre présenté, comme il a été dit plus haut, par David Walker. Inès de Cassagne replace la pièce dans le contexte de l’après-guerre. Elle montre que s’y exprime, par le biais de La Peste, une idéologie destructrice qui introduit un pouvoir inhumain et artificiel dans la ville de Cadix. Réduit à l’état de machine, le peuple ne retrouve sa liberté que grâce à la révolte spontanée de Diego qui renforce la solidarité entre les habitants. Dans son article Inès de Cassagne met en évidence les préoccupations de Camus à cette époque : la nécessité d’une vraie communication sur laquelle édifier une société humaine, le danger toujours présent des idéologies. Trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Camus lance un cri d’alerte, le même que dans La Peste, et appelle les hommes à la plus grande vigilance.
Dans sa lecture de la pièce Les Justes, Yasuko Chijiiwa centre sa réflexion sur révolte et justice, à partir de deux livres de Savinkov, lus par Camus sans doute en 1946. Camus s’interroge sur la légitimation du meurtre, problème au cœur de sa réflexion de l’époque, comme le montre « Ni victimes ni bourreaux » ou la conférence « La Crise de l’homme ». Ce qui ne fut pas, publié en 1912, raconte l’histoire mouvementée des révolutionnaires russes du début du xxe siècle. Dans Souvenirs d’un terroriste publié en 1928 mais écrit en 1902, Savinkov se présente à la fois comme terroriste et comme observateur. Conscients que « la violence est à la fois inévitable et injustifiable » (II, 457), les deux auteurs n’en sont pas moins convaincus que la fin ne justifie pas les moyens. « Les meurtriers délicats » en témoigne en janvier 1948.
La Seconde Guerre mondiale influença indéniablement l’œuvre littéraire de Camus entre 1944 et 1948. C’est ce que montre Sophie Bastien, dont l’article « Un au-delà de la guerre dans les œuvres littéraires » ouvre la dernière section du volume. Dans une analyse fouillée, elle met en lumière l’influence de la réalité, à des degrés divers, aussi bien sur les Lettres à un ami allemand que sur La Peste, Les Silences de Paris ou L’État de siège. Elle se demande ensuite sur quoi débouche le phénomène de la guerre et quelles questions existentielles il suscite. Enfin, elle décèle dans l’« au-delà » de la guerre l’affirmation d’un espoir en l’homme et une foi dans l’humanité consolidée par le spectacle de la beauté.
19La Peste, déjà évoqué par Sophie Bastien, est au centre des deux contributions suivantes : celle de Peter Dunwoodie « L’innocence à l’épreuve de l’événement » et celle de Marie-Thérèse Blondeau : « La Peste : roman de la Libération ». Le premier, dans une confrontation originale entre L’Étranger et La Peste, éclaire d’un jour nouveau le passage d’une révolte solitaire à l’engagement collectif. Il y voit le problème-clé de « la liberté de l’individu aux prises avec l’événement5 ». Il analyse le rôle de l’événement dans le passage d’« une passivité jouissive à une action concrète6 ». Dans L’Étranger l’événement est traité non comme une rupture mais comme un fait isolé, inséré a posteriori dans une narration rationnelle factice. Dans La Peste, au contraire, un événement impossible à désamorcer fait dès le début irruption dans le quotidien et en bouleverse radicalement le cours. Il en conclut que les deux romans, confrontés au même problème, celui de l’événement, divergent dans les solutions proposées.
Jouant sur la majuscule et la minuscule de Libération, Marie-Thérèse Blondeau montre que la parution de La Peste en juin 1947 fut pour Camus une véritable libération. En effet, absorbé par les événements historiques et ses multiples activités au sortir de la guerre, Camus peina à terminer son roman. L’expérience de la guerre a profondément modifié le projet initial. Une analyse des différents manuscrits, l’intertextualité avec les textes de l’époque montrent tout ce que le texte de 1947 doit à l’après-guerre.
Comment, après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, faire revivre ce « quelque chose » (II, 437) qui a été « détruit » en l’homme ? Telle est la question que se pose Camus au sortir de la guerre et à laquelle tente de répondre Alexis Lager. Il trouve une réponse dans « L’Exil d’Hélène » : il faut puiser à la source de la beauté naturelle pour « rebâtir » l’homme. Une lecture attentive des Carnets lui permet de reconstituer la genèse de cet essai publié une première fois dans Sud en 1948, avant de figurer dans L’Été. Son analyse met en lumière le rôle joué par la poésie de René Char dans l’écriture du texte.
L’article d’Agnès Spiquel clôt ce volume. Elle étudie deux avant-textes des « Amandiers » : le premier parut en 1941 dans La Tunisie française sous le titre « Pour préparer le fruit… », le second en 1945 dans 20Le Courrier de l’étudiant sous le titre « L’Esprit de lourdeur ». L’analyse attentive des trois versions lui permet de mettre à jour l’importance de la version de 1945, la moins connue, et la portée du texte final. Elle en conclut que les amandiers, qui fleurissent en hiver, image cardinale de la jeunesse algéroise de Camus, sont le reflet d’une fermeté empreinte de lucidité sans désespoir et de lutte de l’esprit contre la force.
La guerre, ses violences, ses souffrances, ses révoltes contre l’ordre jusque là admis, obligent Camus, comme nombre de ses contemporains, à reprendre, approfondir, voire contester des choix qui semblaient assurés. Dans les remous de l’après-guerre, le jeune Camus de l’Algérie coloniale fait place à l’écrivain reconnu dont la sensibilité d’artiste et de citoyen trouve une expression non pas définitive mais débouchant sur de nouveaux chemins que l’écrivain empruntera la décennie suivante. Les auteurs des contributions ici réunies ont, chacun à leur manière et dans le domaine qui leur est propre, tâché d’en décrire et analyser plusieurs facettes.
Nous voudrions ici rendre hommage à André Abbou, éminent camusien de la première heure, disparu brutalement le 2 septembre 2021. Il fut un collaborateur régulier de la Série Albert Camus de La Revue des Lettres Modernes. Son dernier article paraît dans ce numéro.
Marie-Thérèse Blondeau,
Philippe Vanney
1 Albert Camus 5, textes réunis par Andé Abbou et Jaqueline Lévi-Valensi, sous la direction de Brian T. Fitch, Paris, Lettres modernes, Minard, 1972.
2 Albert Camus 22, textes réunis et présentés par Raymond Gay-Crosier et Philippe Vanney, Caen, Lettres modernes, Minard, 2009.
3 Lettre citée par Anne Prouteau, p. 87.
4 P. 147.
5 P. 235.
6 P. 236.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12278-4
- EAN : 9782406122784
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12278-4.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/08/2022
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : après-guerre, histoire, journalisme, Combat, engagement, langage, création, éthique, beauté