Éditorial Pour une requalification des déchets
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Ædificare Revue internationale d’histoire de la construction
2019 – 1, n° 5. L’entrepreneur de bâtiment : nouvelles perspectives (Moyen Age – XXe siècle) - Auteur : Bernardi (Philippe)
- Pages : 13 à 16
- Revue : Ædificare
Éditorial
Pour une requalification des déchets
Il est difficile en ce mois d’avril, alors que la préparation du cinquième numéro d’Aedificare s’achève, de ne pas évoquer l’incendie de Notre-Dame de Paris. Alors que la stupeur des premières heures laisse peu à peu la place au débat sur le devenir de la cathédrale, il n’est pas question de proposer un avis péremptoire de plus sur les modalités et les délais de cette reconstruction. Le monument mérite à tout le moins que l’on prenne le temps afin que l’émotion ne soit pas le seul guide ou prétexte des restaurations à venir. Car, à lire les déclarations qui nourrissent les journaux de tous ordres depuis la catastrophe, se pose la question de ce qui a brulé le 15 avril dernier : le témoin des grands événements qui, « de saint Louis à de Gaulle », ont marqué le pays ? Un emblème ? Un mythe ? Une source d’inspiration pour les artistes ?…
« C’est plus qu’un bâtiment qui brûle, c’est notre histoire ». Les propos d’une anonyme, rapportés par Libération (16/04/2019) à la suite de l’incendie, résonnent de multiples façons du fait de la polysémie même du mot « histoire ». C’est bien une partie de notre histoire, personnelle ou collective, que les flammes ont atteinte en s’en prenant au cadre de nombre d’événements internationaux, nationaux ou plus intimes. Cette cathédrale a participé d’une histoire religieuse, artistique, technique, économique ou politique, et y participe encore pleinement si l’on prête attention aux discours qui sont actuellement tenus et à l’enjeu que représente sa « reconstruction ». Le fait même que l’on parle de « reconstruire » ou de « rebâtir » plus que de réparer ou restaurer n’est pas anodin et participe d’une volonté de sublimer en quelque sorte les émotions et d’inscrire la restauration dans une autre dimension : celle, par exemple, d’un « projet national », pour reprendre les mots 14prononcés par Emmanuel Macron lors de son allocution télévisée du 16 avril 20191.
Mais comment ne pas voir aussi dans l’incendie qui a ravagé une partie de Notre-Dame de Paris, le rappel implacable de la matérialité de l’architecture dans ce qu’elle a de plus concret ? Bois, pierres, verre, métaux ont été au cœur du brasier. Ce sont eux qui, en premier lieu, ont été consumés. C’est sans fétichisme que j’évoque cet aspect de la cathédrale, dans l’optique de l’un des objectifs que s’est fixé notre revue : « sensibiliser le public et les professionnels à la matérialité de l’architecture ainsi qu’au patrimoine technique2 ». Un objectif auquel – hasard du calendrier – fait écho le beau livre d’Octave Debary, De la poubelle au musée, une anthropologie des restes, paru au mois de mars 20193. Insister sur le caractère matériel du monument, chercher à prendre en compte cette dimension ne doit pas aboutir, comme y invite la définition même de l’adjectif, à distinguer ce qui concerne les choses de ce qui concerne les personnes. Or l’attention portée aux matériaux qui composent un édifice est une des voies qui permettent de saisir l’œuvre dans sa complexité ou de mettre en évidence la multiplicité des acteurs. Que l’on pense à l’étude des marques d’assemblage relevées par Frédéric Épaud sur la charpente de la cathédrale de Bourges4, que l’on pense aux traces de taille analysées sur les blocs de pierre par Jean-Claude Bessac5, que l’on pense aux indices sur le façonnage des tirants métalliques du Palais des papes d’Avignon révélés par les analyses métallographiques de Philippe Dillmann6. La liste est longue des études qui, depuis quelques décennies, traquent les vestiges du travail des personnes dans les objets qui nous sont parvenus. 15C’est une manière de lutter contre ce que, empruntant à Howard S. Baker7 la métaphore du générique de cinéma, Octave Debary constate pour l’art qui « dans sa forme moderne réduit souvent la liste de son générique à un auteur unique, à l’artiste. Ce générique fait disparaître de nombreux acteurs, de nombreuses médiations nécessaires à la fabrication de l’art, toutes impliquées dans le temps de réalisation, de diffusion et de réception8 ». C’est aussi, à sa façon, ce que tente de faire le présent numéro d’Aedificare que Valérie Nègre et Sandrine Victor consacrent à l’entrepreneur : un personnage qui peine à trouver droit de cité dans un générique plus prompt à faire place aux commanditaires, aux concepteurs et aux praticiens qu’à ces sortes d’intermédiaires dont l’entreprise a pour fin l’argent. La multiplicité des figures convoquées sur le chantier contribue à ancrer la construction dans la société de son temps, tout en mettant en évidence la diversité des motivations qui ont pu se combiner et concourir à la réalisation d’une œuvre.
S’intéresser aux matériaux qui composent un bâtiment revient, en ce sens, à ne pas prêter uniquement attention au processus de création, mais à prendre aussi en compte les actions et les souffrances des individus ou à passer d’une histoire unique à une histoire plurielle9.
Prendre en considération l’aspect matériel du monument implique aussi de se poser la question des restes de l’ancienne cathédrale. Non des parties demeurées en l’état, mais de tous les matériaux touchés par les flammes et que les reportages photographiques nous montrent jonchant les reins des voûtes encore en place ou le sol de la cathédrale. Si l’on ne peut que s’affliger de la perte des témoignages qu’auraient encore pu nous apporter les matériaux consumés par les flammes sur les multiples interventions qui ont façonné Notre-Dame au cours des siècles, il conviendrait de se mobiliser afin que ceux qui restent ne soient pas considérés comme des déchets. Il y a dans l’aspiration proclamée à reconstruire la cathédrale « plus belle encore » une volonté de passer outre le désordre suscité par le feu, d’en effacer jusqu’à la trace, au souvenir, pour retrouver une intégrité, un ordre. L’enjeu dépasse, en cela, le seul chantier de restauration de Notre-Dame.
16La crainte est, alors, que les traces ténues que portent encore les restes calcinés ne soient elles aussi irrémédiablement perdues, jetées à la décharge, sacrifiées à la volonté d’effacer toute flétrissure, de surmonter l’épreuve par le neuf, par le « plus belle encore ». Mais, même affaibli, le témoignage de ces restes demeure pour peu que l’on prenne la peine de le recueillir. Maçonneries éventrées et matériaux maltraités par la flamme peuvent encore nous renseigner sur l’histoire de la construction de Notre-Dame, sur ceux qui l’ont bâtie.
Il ne s’agit pas de s’opposer, bien sûr, à une nécessaire restauration et de « patrimonialiser » ces restes, mais de se donner le temps de recueillir les informations épargnées par l’incendie, voire révélées par lui. Tels les travailleurs des déchets qui « s’activent à réinventer, à refaire quelque chose de ces restes10 », l’historien peut s’employer à requalifier les décombres en les étudiant, en les analysant. L’enjeu est, ici, celui de la transmission d’une histoire ou, plus précisément, de donner voix à une histoire matérielle de l’édifice qui prête attention aux témoignages de la peine des hommes. Parce qu’un monument ne saurait se réduire à un espace de représentation.
C’est un des objectifs de l’Association des scientifiques au service de Notre-Dame de Paris11 qui a été créée le 17 avril et auquel l’équipe de la revue est heureuse d’apporter son concours. L’émotion suscitée par cet incendie a montré l’importance accordée par le public à ces traces bâties de notre passé. Nous touchons, avec de tels événements, à la fragilité du témoignage et à l’impérieuse nécessité qu’a l’historien de les enregistrer au mieux pour chercher à en transmettre la connaissance.
Philippe Bernardi
1 « Il nous revient de changer cette catastrophe en occasion de devenir meilleurs que nous ne le sommes (…) Il nous revient de retrouver le fil de notre projet national », (Le Monde, jeudi 18 avril 2019).
2 Robert Carvais et Valèrie Nègre, « Á propos de la revue », Aedificare, 2017-1, no 1, p. 34.
3 Octave Debary, De la poubelle au musée, une anthropologie des restes, Grane, Créaphis éditions, 2019.
4 Frédéric Épaud,, La charpente de la cathédrale de Bourges. De la forêt au chantier, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2017 (Collection « Perspectives historiques »).
5 Jean-Claude Bessac, L’outillage traditionnel du tailleur de pierre de l’Antiquité à nos jours, Paris, CNRS, 1986.
6 Philippe Bernardi et Philippe Dillmann, « Stone Skeleton or Iron Skeleton ? Provision and Use of Metal in the Construction of the Papal Palace at Avignon in the Fourteenth Century », dans Robert Bork (éd.), De re metallica. The Uses of Metal in the Middle Ages, Aldershot-Burlington, Ashgate, 2005 (Avista Studies in the History of Medieval Technology, Science and Art, vol. 4), p. 297-315.
7 Howard S. Baker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.
8 Octave Debary, op. cit., p. 21.
9 Voir sur ce point l’introduction de Sabina Loriga, Le petit X. De la biographie à l’histoire, Paris, Seuil, 2010.
10 Octave Debary, op. cit., p. 146.
11 Association des scientifiques au service de la restauration de Notre-Dame de Paris. Contact mail : scientifiquesnotredame@gmail.com ; téléphone 06 11 76 95 63. http://scientifiquesnotre-dame.strikingly.com ; https://m.facebook.com/Scientifiques-au-service-de-la-restauration-de-Notre-Dame-de-Paris-427032084537200/ (consultés le 20 octobre 2019).
- Thème CLIL : 3076 -- TECHNIQUES ET SCIENCES APPLIQUÉES -- Architecture, Urbanisme
- ISBN : 978-2-406-10058-4
- EAN : 9782406100584
- ISSN : 2649-177X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10058-4.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/02/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français