Éditorial
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Ædificare Revue internationale d’histoire de la construction
2018 – 1, n° 3. Autorités te régulations du travail dans le champs de la construction (XIIIe-XIXe siècle) - Pages : 13 à 25
- Revue : Ædificare
Éditorial
[L]e vieux pont tombe en déshérence et le fleuve sous les piliers y est sombre, nauséabond. La rouille fait lèpre toxique sur ses poutrelles et ses plaques, le bois du tablier craque, on le sent qui bouge […] Un homme se présente qui a la solution. Il se nomme Ralph Waldo, débarque de São Paulo, c’est un architecte à la fois célèbre et secret. Il entre dans la salle requise pour les auditions du concours, les mains libres et calmes le long du corps, il décrit la forme qui ramasse les lieux : pour dire l’aventure de la migration, l’océan, l’estuaire, le fleuve et la forêt, la passerelle de lianes au-dessus des gorges et le tablier qui joue au-dessus du vide, il a choisi un hamac hautement technologique ; pour dire la souplesse et la force, la flexibilité et la résistance aux forces sismiques. Il a choisi un matelotage de câbles et des ancrages de béton massifs ; pour dire la cité ambitieuse, il a choisi deux tours de métal enfoncées dans le lit du fleuve, gratte-ciel émetteurs de puissance et capteurs d’énergie ; pour dire le mythe, il a choisi le rouge. Soit un pont suspendu d’acier et de béton. […] Mesures, tableaux, graphiques, ces conclusions détaillaient avec précision les informations livrées par les sondes récemment posées sur le sol de Coca, têtes chercheuses munies de petites charges explosives dont on analysait les déflagrations – bruit, propagation et vibrations des ondes de choc – afin de connaître la réalité de la matière, sa morphologie interne, la teneur de sa constitution, sa potentialité […] C’était la description sensible d’un tâtonnement gigantesque et c’était là tout ce qu’il aimait, ça ressemblait vraiment à la vie.
Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont, Paris, Gallimard, 2010, p. 61-67.
2018 est une année faste en manifestations d’histoire de la construction !
En termes de congrès d’abord, avec le cinquième colloque annuel de la société britannique d’histoire de la construction à Cambridge (Queens’ College, 6-8 avril) qui, pour la première fois, était en partie dédié à une thématique (les équipements techniques du bâtiment ou ambiance : chauffage, ventilation, acheminement de l’eau, air conditionné, drainage, éclairage, acoustique, etc.)1, puis le sixième congrès international 14d’histoire de la construction à Bruxelles (9-13 juillet) qui s’est, lui aussi, distingué par de nombreuses innovations : l’introduction de sessions thématiques originales (l’entretien, l’expertise, l’administration architecturale, le béton préfabriqué, les premiers voiles minces, le confort colonial, le transfert de savoir contemporain en Asie)2 ; une publication strictement validée par les pairs (sur les 343 abstracts soumis, 245 ont été acceptés, mais n’ont donné lieu qu’à l’édition de 167 articles en provenance principalement toujours des pays occidentaux situés dans l’hémisphère nord)3 et la remise du prix du meilleur article4 présenté au congrès à deux jeunes doctorants : Madhi Motamedmanesh5 pour son papier intitulé « The secret of zoomorphic imposts : a new reading of the Achaemenids roofing system » et Louis Vandenabeele6 pour « Joining techniques in nineteenth – and early twentieth – century Belgian timber roofs ».
Du côté des expositions, l’histoire de la construction a suscité deux manifestations parisiennes qui portent sur le chantier. Soulignons, au 15préalable, que l’intérêt pour le chantier de construction en tant que concept global, même si celui-ci est évoqué incidemment ou de manière approfondie, et nécessairement dans le cadre de toutes les études sur la construction de tel ou tel bâtiment, n’émerge en tant que sujet constitué qu’à partir de 2008-2010. En témoigne par exemple la partie qui lui est dédiée dans Édifice & Artifice7. La première exposition intitulée « Dessiner pour bâtir. Le métier d’architecte au xviie siècle », organisée par Alexandre Cojannot et Alexandre Gady à l’Hôtel de Soubise des Archives nationales, du 13 décembre 2017 au 12 mars 2018, aborde cette question du chantier par le biais de la figure de l’architecte qui se trouve être un des personnages-clés « à pied d’œuvre » sur les lieux de l’édification, avec les gens du bâtiment et les manœuvres. Il y développe des méthodes qui lui sont propres et qu’il partage avec les autres acteurs du chantier : les modèles et maquettes, les devis et marchés et surtout les dessins d’exécution. Cet aspect constitue le dernier tiers de l’exposition, après s’être d’abord attaché à présenter ce que c’était qu’être architecte à cette époque, ce qu’il lui revenait de faire dans son environnement institutionnel. Le cœur de l’exposition reste centré sur le dessin qui se révèle être l’expression du projet. À ce titre, les œuvres présentées sont exceptionnelles d’autant que toute une série d’instruments de dessin est également exposée (nécessaires de mathématiques). L’utilisation pratique de chacun de ces outils est présentée dans des démonstrations filmées (en l’occurrence réalisées par leur collectionneur)8. Outre l’intérêt pédagogique évident de ces manipulations, celles-ci restituent aux dessins toute leur dimension, et permet également de mieux saisir leurs différences selon qu’ils sont contractuels, de présentation, de relevé ou d’exécution à grande ou à petite échelle.
La seconde exposition « L’art du chantier. Construire et démolir (xvie-xxie siècle) », dont les commissaires sont Valérie Nègre et Marie-Hélène Contal, est présentée à la Cité de l’architecture et du patrimoine 16du 9 novembre 2018 au 11 mars 20199. Elle interroge la manière dont les hommes ont, depuis la Renaissance, regardé, ressenti et imaginé, en Occident, « le lieu où l’on bâtit ». La grande diversité des observateurs, la multiplicité des supports de diffusion des images et l’intérêt du public démontrent l’universalité de ce sujet, en dehors du cadre de la construction, de l’architecture et de la technique. Le chantier opère ici comme une métaphore de l’acte de création, complexe, désorganisé mais toujours fascinant. Il s’avère en quelque sorte aussi comme le lieu central et constitutif de l’histoire de la construction, car il permet de répondre à la question du « comment ». L’image du chantier est définitivement plus captivante que celle de l’édifice achevé, plus vivante car on y mesure pleinement la réponse à la question « qui ». L’architecte est détrôné de son piédestal pour dévoiler les ouvriers, les politiques, les badauds, etc. Si elle montre le désordre réel, le danger imminent des situations, l’empâtement de la circulation, la vision de l’inachevé procure une liberté du possible dans toute sa virtualité. L’image du chantier dégage de l’espérance.
Fruit d’une étroite collaboration entre historiens de l’art, des techniques et de la société, l’exposition propose, à partir d’œuvres produites depuis la Renaissance, une lecture à la fois technique, mais aussi sociale politique et artistique du chantier. La question technique est évidemment incontournable. Le chantier est le lieu où les machines s’expriment, et il se caractérise par ses échafaudages, ses grues, ses gestes mécaniques, le mouvement incessant des hommes qui risquent des accidents. À ne regarder que les vues photographiques des grands bouleversements urbains du xixe siècle, ce lieu pourrait sembler ne représenter que des ruines. Pourtant, le chantier apparaît comme le symbole de l’inventivité et de la puissance humaine. Les grands travaux lancent de nombreux défis tous azimuts. L’ouvrier, héros des temps modernes, se fait acrobate perché sur de très hautes structures alors que l’ouvrier au sol adopte une posture virile et musclée, l’ouvrière manifeste son affranchissement et sa liberté.
Sur le plan social et politique, le chantier peut exprimer un moment révolutionnaire, une dénonciation de l’oppression de la classe ouvrière par les nantis. La plupart des constructions de monuments emblématiques 17des villes font l’objet d’une captation photographique regroupée dans des albums réputés afin de justifier les dépenses publiques. La ville n’apparaît plus que sous le prisme d’un immense chantier. Les politiques s’y montrent, glorieux, pourtant les caricaturistes les y dénoncent comme corrompus. L’histoire urbaine représente souvent la cité sous le vocable révélateur de « ville-chantier ». Elle suscite de la curiosité, provoque des désordres et engendre des interdits. L’imaginaire collectif y retient un no man’s land malpropre, dépotoir, rempli de sueurs, où peuvent se dérouler toutes sortes de trafic.
Dans un troisième parcours, l’exposition traite des interactions du chantier avec l’art. Dans les années 1920, le spectacle des chantiers éveille l’attention des artistes et des écrivains. Comme si le xxe siècle avait inventé le cinéma pour « accélérer » le chantier, tant pour en présenter la bâtisse achevée que pour en détruire celles obsolètes. Dès lors, la représentation du chantier devient, pour certains, plus importante que le résultat de celui-ci. Au milieu du xxe siècle, on évoque l’esthétique du transitoire, de l’inachevé10. Des entretiens avec trois constructeurs contemporains achèvent la manifestation : Patrick Bouchain qui ouvre le chantier au public en le considérant comme « un théâtre de la réparation sociale », Martin Rauch qui voit la transformation du chantier par le biais de l’usage de la terre comme matériau d’avenir et Marc Mimram qui approche le chantier comme un incontournable de la rationalité.
La publication d’un état de l’art européen en histoire de la construction, à laquelle l’Association francophone d’histoire de la construction a contribué, constitue une étape importante dans la constitution de ce champ de recherche11. Ce livre intitulé L’Histoire de la construction. Relevé d’un chantier européen, conçu à l’origine comme un bilan sur une 18dizaine d’années 2004-2014, s’est rapidement transformé en un travail plus ample avec l’ajout d’une anthologie d’une quarantaine de textes de références sur le sujet. Joël Sakarovitch, Antonio Becchi et moi-même avons commencé à nous atteler à ce projet en 2013, quelques semaines après le premier congrès international portugais-brésilien d’histoire de la construction (4-6 septembre 2013) et le Premier congrès national allemand (7-9 novembre 2013) sous l’égide de la toute jeune Gesellschaft für Bautechnikgeschichte, fondée à Berlin en juin 2013. Nous étions à l’aube du Premier Congrès national britannique organisé par la Construction History Society, qui devait avoir lieu à Cambridge les 11 et 12 avril suivant. Joël n’eut pas la chance de pouvoir y participer. Nous assistions à une constante et rapide transformation au sein de la communauté des historiens de la construction, une sorte de nouveau départ. Il nous semblait évident que le premier rapport sur l’histoire de la construction en Europe, publié en 2004 sous l’égide d’Antonio Becchi, Massimo Corradi, Federico Foce et Orietta Pedemonte, devenait, après dix années passées, de plus en plus périmé12. L’histoire de la construction s’était totalement transformée entre 2004 et 2014. Nous souhaitions en porter témoignage dans le moindre détail et offrir des bases solides de débats pour de nouvelles orientations de recherche en histoire de la construction.
C’est la raison pour laquelle nous avons sollicité plusieurs collègues et amis afin qu’ils rédigent chacun un rapport sur ses développements dans quinze pays différents13. Les cinq présidents des sociétés nationales européennes ont participé à cette écriture des douze rapports réunis dans ce volume, seul ou à plusieurs mains14.
En 2015, nous avons demandé aux auteurs de nous aider à préparer une liste de textes qui pourraient être considérés comme significatifs de notre champ, allant du premier numéro de la revue britannique 19Construction History (1985) jusqu’aux publications les plus récentes. Nous avons ainsi réuni un choix de textes de natures diverses (éditoriaux, articles, introductions d’ouvrages, etc.) qui forme à présent le second volume dudit ouvrage. Cette anthologie est bien évidemment destinée à servir de référence pour l’enseignement universitaire et la recherche, et à encourager des travaux futurs et des collaborations à un niveau international. Elle propose une vue d’ensemble actualisée du champ qui met en évidence, s’il était encore nécessaire de le préciser, les multiples points de vue que l’histoire de la construction est susceptible d’offrir, les différentes disciplines croisées, etc.
À bien des égards, la comparaison entre les situations antérieures et postérieures à 2004 révèle un développement du champ particulièrement stupéfiant. Une croissance spectaculaire de recherches de qualité, en termes de nombre d’ouvrages, de thèses ou d’articles, peut être observée dans de nombreux pays, en particulier ceux qui ont constitué une société savante et/ou qui ont organisé un congrès international. Les enseignements, les séminaires, les colloques, les écoles d’été, se sont également multipliés. Plusieurs projets orientés en histoire de la construction obtiennent désormais des financements au niveau national (bourses, ANR, etc.), comme européen (ERC) même s’ils sont encore trop peu nombreux. Nous ne sommes cependant pas dupes des difficultés pour obtenir des informations fiables sur le plan quantitatif puisque la plupart des bases de données bibliographiques ne sont pas interrogeables à partir du vocable « histoire de la construction15 ». De plus, il n’existe pas – et c’est tant mieux – une conception unique de ce que recouvre l’histoire de la construction en Europe. Les disciplines académiques ne sont pas toutes sollicitées dans les mêmes proportions selon les traditions historiques de chaque pays et l’enseignement de l’histoire de la construction demeure peu structuré. Enfin, les lieux de publications dédiés demeurent faibles (à peine deux revues, quelques collections naissantes). Malgré tout, nous espérons que cet opus répondra à ses attentes. Toujours est-il que ces deux volumes pourront constituer un guide, comme un vade-mecum européen pour celles et ceux qui sont intéressés par l’histoire de la construction. Par ce bilan et cette anthologie nous voulons aussi voir une sorte de consolidation du fond 20scientifique du champ étudié, à l’image de la parution récente de la seconde édition de l’ouvrage fondamental de Karl-Eugen Kurrer, The History of the Theory of Structures. Searching for Equilibrium, chez Ernst & Sohn16.
Enfin, en termes de structuration institutionnelle, nous pouvons annoncer la constitution officielle d’une fédération européenne d’histoire de la construction matérialisée par la signature de statuts le 10 juillet dernier à Bruxelles dans la Chapelle Royale (Église protestante de Bruxelles), entre des représentants anglais, allemands, belges, espagnol, français et portugais du monde de l’histoire de la construction. À l’initiative d’Antonio Becchi, et dans le cadre de l’organisation belge du sixième congrès international, un débat s’est instauré entre les dirigeants des sociétés savantes d’histoire de la construction pour matérialiser plus fortement une cohésion des associations existantes, comme des pays organisateurs des manifestations internationales. La question s’était en réalité toujours posée – de manière officieuse – au moment du choix du pays organisateur et aucune démarche n’avait pu être entreprise devant le refus de certains. Le moment était semble-t-il opportun pour débattre de la création d’une structure commune : académie ou fédération ? Les fondements d’une telle réflexion étaient triples : devant la dislocation amorcée des institutions politiques avec le Brexit, il devenait important de renforcer l’identité, l’intérêt et la visibilité du champ de recherche ; tant pour les jeunes chercheurs que pour les chercheurs confirmés sans affiliation, une maison commune pourrait servir de point d’attache, hors des structures nationales ; enfin un travail collaboratif de recension bibliographique se révèle nécessaire sur le plan européen devant une profusion de données. Jugée trop élitiste, malgré une cohésion sans précédent des associations existantes, l’idée d’une académie fut provisoirement mise de côté et il lui a été préféré – comme une première étape – celle de la mise sur pied d’une fédération. Ses objectifs sont les suivants :
–promouvoir l’histoire de la construction (incluant la mise en place de prix et de récompenses pour les meilleures recherches ainsi 21–que l’organisation de débats académiques sur le champ dans ses relations avec les autres disciplines) ;
–Entretenir une circulation permanente d’information entre les associations existantes ;
–Établir et mettre à jour une liste officielle d’associations d’histoire de la construction ;
–Choisir le lieu et approuver l’organisation des futurs congrès internationaux ;
–Résoudre les conflits éventuels entre les associations existantes ;
–Et créer et entretenir un site web fédéral d’histoire de la construction.
Ce troisième opus d’Ædificare propose un dossier thématique sur « Les autorités et régulations du travail dans le champ de la construction (xiiie-xixe siècle) » dont les contributions sont issues d’une session du deuxième congrès de l’European Labour History Network qui s’est tenu à Paris en novembre 2017. Ses éléments ont été reconsidérés et augmentés et ce dossier a été coordonné par Nicoletta Rolla, chercheuse au Laboratoire de Démographie et d’Histoire sociale de l’École des hautes études en sciences sociales et moi-même. Tous les articles ont fait l’objet d’une évaluation en double aveugle par des pairs comme c’est la règle habituelle pour notre publication. La convergence autour des années 2000 d’un nouvel intérêt pour l’histoire des relations du travail avec le renouveau des études historiques dans le champ constructif nous a permis de renouveler l’unique regard – devenu caricatural – d’une communauté de métier comme seule autorité à réguler et encadrer le monde du travail et ses modalités d’action. Des institutions publiques de nature diverse, urbaine ou d’État (administrations, tribunaux ou académies savantes) sont compétentes pour gérer l’organisation des métiers, la mobilité de la main-d’œuvre, les salaires comme le temps de travail. Les corporations qui autorégulent le travail de leurs membres peuvent adopter plusieurs formes à travers le temps et surtout être amenées à réguler la main-d’œuvre non incorporée comme étrangère. Enfin, les entrepreneurs sont amenés, par le jeu du marché, à négocier dans les syndicats afin d’obtenir les meilleures conditions de travail. Certains, devenus entrepreneurs généraux, obtiennent de mobiliser rapidement de la main d’œuvre comme de pouvoir s’en séparer rapidement, sans considération d’aucune protection sociale, le cas échéant.
22La rubrique « Varia » de la revue présente un article de Ilaria Giannetti, réalisé dans le cadre du projet « SIXXI – Contribution italienne à l’ingénierie structurelle du xxe siècle » dirigée par le regretté professeur Sergio Poretti (1944-2017) et Tullia Iori de l’université de Rome « Tor Vergata ». Il porte sur un épisode très curieux de l’histoire constructive italienne pendant sa période colonisatrice et fasciste. En 1935-1936, la conquête rapide de l’Éthiopie par l’Italie oblige cette dernière à construire 134 kilomètres de routes et huit ponts en un temps record de sept mois. Une main-d’œuvre colossale italienne non spécialisée est réunie à cet effet par deux ingénieurs, Guido Sassi et Attilio Arcangeli, experts en béton armé. Dans leur position proche du régime mussolinien, ils saisissent l’opportunité d’expérimenter de nouvelles structures de béton armé, adaptées au climat tropical, résistant au passage de l’artillerie lourde, et complétées par des dispositifs faits main pour contrebalancer les effets parasites. Le travail est effectué de nuit de manière à éviter l’effet des fortes chaleurs des journées. L’invasion italienne de l’Afrique, condamnée en Europe, appelle des pays voisins à mettre en place des sanctions économiques limitant l’accès pour l’Italie à la matière première métallique, ce qui oblige les ingénieurs à travailler en autarcie en concevant des structures sans l’usage de béton armé.
Le rapprochement avec l’effondrement dramatique du viaduc de Gênes le 14 août dernier est inévitable. La recherche des causes de cet accident s’est déchaînée dans la presse sans attendre les conclusions des experts17. Tout le monde s’entend pour reconnaître que de telles catastrophes demeurent assez rares. Sont convoquées l’histoire, l’entreprise et la politique. Or, si l’on regarde de près l’histoire de ce pont, il a été construit en 1967 bien avant la rigueur budgétaire européenne. Son constructeur, l’ingénieur Riccardo Morandi (1902-1989) aurait commis une erreur de conception consistant, selon Antonio Brencich, professeur agrégé en structures de béton, « en une évaluation incorrecte des effets de retrait du béton ayant produit un plan de route non horizontal ». « Il s’est trompé dans ses calculs de la déformation, avec le temps, des structures en béton armé ». Cependant, pouvait-on véritablement 23évaluer la solidité de béton à cette époque ? Bénéficiait-on d’un recul suffisant dans le temps ? Parmi les viaducs signés du même auteur, seuls ceux de Florence et Catanzaro en Italie sont encore en service. Celui édifié au-dessus du lac Maracaibo, au Vénézuéla, s’est effondré en partie en 1964 après avoir été heurté par un pétrolier, tandis que celui d’Agrigente (Sicile, 1970) et celui de Wadi al-Kuf en Lybie (1971) ont été fermés respectivement en 2016 et 2017 pour risque d’effondrement. Ce type de pont à haubans en béton armé précontraint et piliers atypiques ne sont pas d’une grande ingéniosité, selon l’ingénieur français Michel Virlogeux. À la même époque, « les Allemands commençaient à faire des ponts en haubans plus modernes ». Alors le parti pris par Morandi était-il innovant ou imprudent ?
De plus, il convient de remettre en cause la confiance accordée au béton. Selon l’ex-président de l’ordre des architectes de Gênes, Diego Zoppi : « on pensait qu’il était éternel. Mais on a compris qu’il ne dure que quelques décennies. On n’a pas tenu compte à l’époque des continuelles vibrations du trafic, car le ciment se microfissure et laisse passer l’air, qui rejoint la structure interne en métal et la fait s’oxyder. Ce qui explique les constantes opérations de maintenance du pont Morandi » qui n’ont rien résolu puisque les réparations sont parfois beaucoup plus dangereuses que toute autre solution, comme celle d’un remplacement (destruction/reconstruction) ou de détournement (le projet Gronda en débat consistait à construire une bretelle de contournement de la ville de Gênes pour faire face à l’intensité du trafic routier18). L’architecte et ingénieur Marc Mimram quant à lui invoque prudemment trois causes à l’origine de la catastrophe : un vieillissement du béton, une corrosion non détectée des haubans à l’intérieur de la gaine de béton ou « un problème plus insidieux dans les fondations, lié par exemple à une dissolution des sols avec le temps19 ».
Si l’on invective l’entreprise en charge de l’entretien du pont, il faut reconnaître que ce dernier n’appartient plus au domaine public et que le gestionnaire d’autoroutes mis en cause, le Groupe Atlantia qui fait partie de la galaxie Benetton, est une entreprise privée côté 24en bourse. Elle ambitionne d’être une leader mondiale de la gestion d’infrastructures de transports. L’État ne serait donc pas responsable du désastre.
Pourtant, la classe politique en charge des affaires aujourd’hui (la coalition populiste) n’est pas à une contradiction près en rejetant la faute en vrac sur Bruxelles, les gouvernements antérieurs et le bouc émissaire privé, le concessionnaire Autostrade per l’Italia, alors que la Communauté européenne étant donné la date de construction du viaduc est hors de cause, les gouvernements antérieurs ont essayé de proposer des solutions auxquelles s’était opposé le mouvement de Beppe Grillo et le concessionnaire avait lancé un appel d’offres urgent le 3 mai dernier pour des travaux de consolidation des tirants supérieurs du pont qui pourraient être à l’origine de son effondrement20. La question financière est de nouveau au cœur de la polémique, au détriment de la vie des hommes21.
La conservation de la mémoire de ces accidents constructifs et leur analyse, en dehors des précautions à suivre pour les éviter dans l’avenir, donne à l’histoire de la construction une utilité essentielle : mesurer l’incertitude des bâtisseurs. Dans l’ère technologique qui est la nôtre, nous avons appris que tout accident n’incombe jamais à la fatalité mais à de la négligence. N’a-t-on pas ici encore joué avec le risque ? Renzo Piano, qui a proposé un projet en acier pour rebâtir le viaduc de Gênes22, s’étonne à juste titre qu’avec tous ses moyens technologiques et l’excellence de ses ingénieurs, son pays ne soit pas mieux armé pour prévenir une telle catastrophe et pose une question essentielle : « Les ponts, les maisons et les constructions en général doivent être traités comme des êtres humains23. Nous produisons des diagnostics ultras sophistiqués 25et des technologies d’avant-garde que nous exportons dans le monde entier. Mais nous ne les utilisons pas pour nos propres constructions. Pourquoi24 ? » Les historiens de la construction pourraient avoir leur mot à dire.
Robert Carvais
1 James W.P. Campbell, Nina Baker, Amy Boyington, Michael Driver, Michael Heaton, Yiting Pan, Henrik Schoenefeldt, Michael Tutton and David Yeomans (eds.), Studies in the History of Services and Construction. The Proceedings of the Fifth Conference of the Construction History Society, Cambridge, Queens’ College, Construction History Society, 2018, 534 p. ill. Les autres sessions portaient principalement sur la charpente, les voûtes, les acteurs, l’ingénierie et la maçonnerie.
2 En dehors des sessions thématiques (2 à 3 en parallèle), la trentaine d’autres sessions ouvertes (3 à 5 en parallèle) traitaient de sujets classiques sur les processus, les acteurs et les matériaux. Sans diminuer la qualité de chacune d’entre elles, nous retiendrons, de manière tout à fait subjective, les quelques-unes qui abordaient des sujets plutôt neufs ou rares (les sources alternatives d’histoire de la construction ; l’architecture vernaculaire et la construction en terre ; les stratégies et politiques constructives ; la réglementation et cahiers des charges ; les métiers et les contrats…).
3 Ine Wouters, Stephanie Van de Voorde et Inge Bertels, avec Bernard Espion, Krista De Jonge et Denis Zastavni (eds.), Building Knowledge, Constructing Histories, Leiden, CPR Press / Balkena, Taylor & Francis Group, 2018, 2 vol., 1394 p. ill. (avec une clé USB).
4 Ce prix a été attribué par le jury suivant (Antonio Becchi, James Campbell, João Mascarenhas et Robert Carvais) à partir d’une sélection de dix papiers évalués positivement par le Conseil scientifique du congrès, qui ont été publiés dans les actes et dont les auteurs étaient présents à Bruxelles. Seuls ont primé pour la sélection les critères de qualité et le fait de constituer une contribution innovante au champ d’histoire de la construction.
5 Madhi Motamedmanesh a fait ses études à Téhéran (Iran) et prépare un doctorat à l’université technique de Berlin sur l’influence de la forme architecturale sur le développement des systèmes structurels.
6 Louis Vandenabeele, ingénieur-architecte, achève une thèse à la Vrije Universiteit Brussel sur l’étude et l’expertise des structures de charpente en bois en Belgique au xixe et début xxe siècle.
7 Robert Carvais, André Guillerme, Valérie Nègre et Joël Sakarovitch (dir.), Édifice & Artifice. Histoires constructives, Paris, Picard, 2010, p. 865-1026. Voir aussi Basile Baudez (dir), Grands chantiers et matériaux, numéro thématique de la revue Livraisons d’histoire de l’architecture, no 16, 2e semestre, 2008 et Philippe Bernardi, Bâtir au Moyen Âge, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 49-64. Voir néanmoins Jean Guillaume (dir.), Les Chantiers de la Renaissance, Actes des colloques tenus à Tours en 1983-1984, Paris, Picard, 1991.
8 Alexandre Cojannot et Alexandre Gady (dir.), Dessiner pour bâtir. Le métier d’architecte au xviie siècle, Paris, Archives nationales / Le Passage, 2017, 352 p. ill.
9 Valérie Nègre (dir.), L’Art du chantier. Construire et démolir (xvie-xxie siècles), Gand, Snoeck, 2018.
10 Nous ne pouvons pas nous empêcher de renvoyer à l’exposition dirigée par Antonio Bessa et Jessamyn Fiore, présentée en 2017 au Bronx Museum of Arts de New York et en 2018 au Jeu de Paume parisien, consacrée à Gordon Matta-Clark dont la vision du chantier propose une posture sociale de celui-ci par le biais de happenings in situ (cf. Le fameux Conical Intersect de 1975 limitrophe de la construction du Musée Georges Pompidou). Lire le catalogue de l’exposition Gordon Matt-Clark. Anarchitecte, Waregem, 2018. L’exposition poursuivra sa route à Tallinn en Estonie et retournera à Waltham (Massachusetts) aux États-Unis en 2019.
11 Antonio Becchi, Robert Carvais et Joël Sakarovitch (dir.), L’Histoire de la construction / Construction History. Relevé d’un chantier européen / Survey of a European Building Site, Paris, Classiques Garnier, 2 vol., 2018, 1497 p. Cet ouvrage contient des articles principalement en français et en anglais. Le second volume contient aussi quelques articles en italien, en espagnol et un en allemand.
12 Antonio Becchi, Massimo Corradi, Federico Focce et Orietta Pedemonte (eds.), Construction History. Research Perspectives in Europe, Florence : Kim Williams Books / Associazione Edoardo Benvenuto, Between Mechanics and Architecture. VI, 2004. (www.kimwilliamsbooks.com)
13 Les pays représentés sont les suivants : Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Pays scandinaves (incluant Danemark, Suède, Norvège, Finlande), Portugal, Royaume-Uni, Russie, et Suisse.
14 James Campbell (Royaume-Uni), Robert Carvais (France), João Mascarenhas Mateus (Portugal), Santiago Huerta (Espagne) et Werner Lorenz (Allemagne).
15 Voir sur cette question Andrew Abbot, Digital Paper. A Manual for Research and Writing with Library and Internet Materials, Chicago, University Press of Chicago, 2014.
16 Cette édition comporte 1212 pages et présente une augmentation de 50 % par rapport à la première édition anglaise.
17 Voir Le Monde, 16 et 17 août 2018 ; Libération, 16 août 2018 ; La Croix, 16 août 2018 et Le Figaro, 16 août 2018.
18 Riccardo Morandi aurait déclaré à ce sujet, peu avant sa mort : « j’avais conçu mon pont en 1965 essentiellement pour faciliter la circulation des voitures, pas pour assurer le passage d’une majorité de poids lourds. »
19 Le Monde, 15-16 août 2018.
20 Nous n’entendons pas analyser ici les tensions politiques italiennes qui sont fort complexes.
21 Valérie Theis, « Des hommes, des ponts et des drames », Le Monde, 8 septembre 2018, p. 6.
22 Sur ce projet, lire Le Monde, 8 septembre 2018, p. 16, ainsi que la presse italienne à la même date : Avvenire, p. 9 ; Corriere della sera, p. 18-19 ; Il Secolo XIX, p. 1-5 ; La Repubblica, p. 14-15, III-IV ; La Stampa, p. 1, 8-9 ; La Verità, p. 1 et 9.
23 Cette lumineuse idée d’assimiler l’immeuble à la personne humaine, afin de mieux le considérer, figure déjà dans un texte vieux d’une dizaine d’années écrit par le dramaturge libanais Wajdi Mouawad, « Nous sommes des immeubles », dans Les tigres de Wajdi Mouawad, Nantes, Le Grand T, Édition joca seria (coll. Les carnets du Grand T, no 14), 2009, p. 53-55. Les métaphores de la mécanique appliquée au corps humain dans un but didactique, voire réparateur sont anciennes. Ici, le propos se veut plus général et conceptuel.
24 Richard Heuzé, « Le résultat d’un demi-siècle d’incurie », Le Figaro, jeudi 16 août 2018, p. 3. C’est nous qui soulignons.
- Thème CLIL : 3076 -- TECHNIQUES ET SCIENCES APPLIQUÉES -- Architecture, Urbanisme
- ISBN : 978-2-406-08968-1
- EAN : 9782406089681
- ISSN : 2649-177X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08968-1.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/04/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français