Éditorial
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Ædificare Revue internationale d’histoire de la construction
2017 – 2, n° 2. Building Techniques in Architectural Treatises: Construction Practices versus Technical Writings - Pages : 13 à 18
- Revue : Ædificare
Éditorial
Penser que les relations entre construction et société n’existent qu’à travers l’histoire serait faire acte de cécité. Même le domaine de la construction connait de nos jours des catastrophes qui nous permettent de réfléchir et de rester humbles. Comme un boomerang, elles interpellent notre champ historique d’interprétation.
La tour Grenfell, un immeuble de logements sociaux de 24 étages, situé dans le district plutôt aisé de North Kensington à Londres, s’enflamme brusquement dans la nuit du 14 juin dernier provoquant la mort de près de 80 personnes, sans compter les 77 blessés dont 17 dans un état critique. Malgré l’état de l’enquête en cours, il est fort probable que l’origine de la tragédie soit liée à la pose d’un revêtement de façade extérieur isolant, mais inflammable lors de la rénovation récente de l’immeuble (2015-2016). Déclenché par un feu de réfrigérateur au quatrième étage, l’incendie s’est propagé à une vitesse terrifiante. Comment les résidents ou plus précisément le conseil de gestion des locataires (Tenant Management Organisation) ont-ils pu imaginer économiser sur la qualité des matériaux, préférant au zinc un parement en aluminium garni de polyéthylène ? Tenter de rechercher les responsabilités nous invite à évoquer les effets désastreux de l’austérité, le mépris pour les quartiers populaires, mais surtout d’évaluer les terribles conséquences de la dérégulation. Les inspections de sécurité peuvent-elles, dans ces circonstances, fonctionner correctement ? À bien examiner les règles floues et absurdes édictées par un organisme privatisé, on note qu’elles exigent une « combustibilité limitée » ! Le système, qui consiste à laisser les propriétaires évaluer leur sécurité, méprise toute l’histoire scientifique de la protection incendie. Les professionnels du feu avaient préconisé que le polyéthylène ne puisse être utilisé que parfaitement encapsulé, sinon le risque était de provoquer un effet de cheminée. Enfin, comment un ministre du logement peut-il refuser de rendre 14obligatoires des extincteurs automatiques en application du dogme selon lequel « l’introduction d’une réglementation nouvelle doit être compensée par la suppression de deux règles existantes » ? Vivons-nous dans un monde moderne ou absurde1 ?
Alors, les accidents ne pourraient-ils pas être prévisibles, même si, depuis Sénèque, ce ne sont que des événements fortuits (accidentia non aliter excipere quam imperata / ad accogliere gli eventi della vita come comandi). Le sort est pourtant parfois troublant. Comment la façade d’une école d’architecture peut-elle s’effondrer2 ? Comment le bâtiment principal du Parlement européen inauguré en 1993 peut-il déjà être si dégradé qu’on envisage de le détruire. Souffrant de fuites, de problèmes de stabilité ainsi que de défauts de climatisation et d’isolation, il ne pourrait même pas être sécurisé devant les nouvelles menaces terroristes. En 2012, l’édifice avait dû être fermé provisoirement après que des fissures eurent été détectées sur des poutres surplombant l’hémicycle. Deux bureaux d’ingénieurs ont été mandatés et jugent apparemment qu’une rénovation coûterait presque aussi cher qu’une reconstruction3 ! Les bâtisseurs sont-ils seulement en cause ? Ont-ils seulement réfléchi à cette obsolescence ? Faut-il repenser la transmission de nos savoirs ? Les architectes Christian Girard et Philippe Morel qui ont créé, en 2012, le département digital knowledge (connaissances numériques) à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais (ENSAPM) le pensent. Déplorant que « la tradition culturelle française assimile toujours l’architecte à un artiste », ils estiment que « l’architecte doit reprendre ce qu’il a laissé à l’ingénieur » : les études de structures, le numérique… et que l’architecte du futur sera celui qui redistribuera les cartes de la conception et de la construction, pour, espérons-le, mieux répondre à la question récurrente, « Comment devons-nous vivre4 ? ». Cette question existentielle éternelle est aussi une question pratique. Dans une certaine mesure, c’est également celle des historiens de la construction. Penser 15les fondements de nos bâtiments nous explique qui nous sommes et ce que nous pouvons faire pour éviter les catastrophes surtout quand elles sont annoncées. Enquêter sur le passé de nos sociétés peut nous rendre plus aptes à réagir dans le présent.
Après un premier numéro composé d’un assortiment de propositions variées, cette deuxième livraison de Ædificare se présente comme un numéro thématique sur « Les techniques de construction dans les traités architecturaux : pratiques constructives versus écrits techniques ». Le thème a été coordonné par Caterina Cardamone, chercheuse indépendante, et Pieter Martens, chercheur à la KU Leuven et professeur invité à la Vrije Universiteit Brussel (VUB). Tous les articles ont été évalués en double aveugle par des pairs, via la revue. Quelle part technique chez Léon-Batista Alberti, chez l’oncle et le neveu Guliano et Antonio da Sangallo et notre cher Philibert ? Questions qui, bien que longuement déjà débattues, conservent une actualité forte entre texte (pensée savante) et image (représentation figurée de réalisations techniques). Nous laissons les coordonnateurs introduire leur dossier.
En histoire de la construction, il est utile de s’ancrer dans les écrits pour ressentir les usages de la pratique. Dans les varia du présent opus, Jacobo Vidal-Franquet édite une quarantaine de textes catalans du Moyen Âge d’un corpus de plus de mille documents qu’il a constitué pour sa thèse. Ces textes sont pour la plupart des extraits des débats du Conseil municipal de Tortosa, une des villes les plus importantes de Catalogne à l’époque médiévale et moderne. Ils sont datés entre 1347 et 1515 et permettent de mesurer combien la gestion et l’aménagement matériel de la cité (assimilable aujourd’hui à l’urbanisme ou préalablement à la voirie) s’accompagnent de questions constructives et architecturales. Alors que la ville finalise trois objectifs (se doter d’infrastructures et de services municipaux, organiser l’espace public et l’embellir et décorer la cité afin d’améliorer sa beauté et son prestige au regard de la couronne), l’auteur choisit des témoignages de ce dernier axe qui même s’il s’apparente à des velléités esthétiques n’est pas moins négligeable. En effet, les archives nous montrent comment le pouvoir municipal, dans ces circonstances, fonde les retombées des travaux constructifs – au-delà de la renommée, de la beauté et de l’utilité – en termes de bien commun5.
16De même, la découverte en Afrique de la seule œuvre existante au monde du célèbre ingénieur français Robert Le Ricolais débouche sur un cri, un appel à l’aide pour sauvegarder ce morceau de notre patrimoine constructif voué à une disparition programmée sinon certaine, comme celui lancé par Werner Lorenz en 2014 pour le sauvetage de la Tour de radio et télédiffusion Choukhov dite Shabolovskaya de Moscou en Russie et qui avait fini par porter ses fruits. Gilles-Antoine Langlois replace ce hangar ou « garage administratif » construit en 1950 par la France coloniale à Yaoundé (Cameroun) dans l’œuvre de cet improbable et génial ingénieur-poète dont il paraît encore difficile d’inventorier toutes les réalisations. Le système technique utilisé dans ce bâtiment est l’invention de Le Ricolais ou principe de l’ossature tridimensionnelle « basée sur une triangulation dans l’espace qui rend la charpente rigoureusement indéformable », inspirée des minuscules squelettes de forme hexagonale des planctons radiolaires, imaginée et brevetée par l’ingénieur pendant la Seconde Guerre mondiale. Gilles-Antoine Langlois analyse le système constructif et ses réalisations attestées. Il présente un dossier argumenté et iconographique de l’état actuel de ce témoin unique qui constitue une réussite technique incontestable et qui mériterait une mobilisation internationale et un sauvetage.
Nous ne pourrions pas achever cet éditorial sans annoncer la disparition soudaine et cruelle d’un membre éminent de notre comité scientifique. Sergio Poretti nous a quittés brutalement le 29 juillet dernier6 à l’âge d’à peine 73 ans. Il a grandement contribué à la recherche dans les domaines de l’histoire de l’ingénierie structurale, de l’histoire de la construction et de la restauration de l’architecture moderne italienne. Jeune professeur à l’Université de la Sapienza en 1980, il a su trouver à l’Université de Rome Tor Vergata – nouvellement fondée et qu’il rejoint en 1982 – un lieu idéal pour se consacrer intensément à la recherche. Passionné et pionnier, il y réalise un travail novateur et publie sans cesse des études originales.
Ses livres sur la construction des Bureaux de poste de Rome durant les années du fascisme (1990), sur la Casa del fascio à Côme (1998) 17ou le Palais della Civiltà Italiana (2002) ont profondément transformé l’histoire de la construction en Italie. Sergio Poretti y déplace l’angle d’attaque de ses observations en se concentrant sur l’œuvre d’art elle-même, mieux sur l’œuvre d’art édifiée. Et ces recherches se transforment en de véritables enquêtes tous azimuts. Ainsi, tel un détective, il cherche des preuves dans les archives du commanditaire, dans celles de l’entreprise, dans les photos prises par le contremaître, dans la correspondance entre le concepteur et le directeur des travaux, dans l’ensemble des relevés, comme dans les diagrammes des calculs de stabilité. Grâce à ces pistes, généralement négligées, son récit prend la forme complète pour saisir l’œuvre architecturale italienne, surtout du xxe siècle.
Il collabore également à deux restaurations romaines exemplaires : le Palais de la poste (situé via Marmorata) construit par Adalberto Libera et le Palais della Civiltà Italiana. Ces édifices ont acquis à nouveau leur splendeur d’origine grâce à l’étude précieuse des sources qu’il entreprend et à son travail de conception restauratrice. Son analyse permet de mettre au jour l’expérimentation technique de l’architecture moderne avec toute sa fragilité congénitale, grâce à cette restauration qu’il lui plaisait d’appeler un « travail invisible », comme celui de Pierre Ménard, auteur du Quichotte imaginé par Borges.
En 2008, Sergio Poretti, publie son grand œuvre sur les « Modernismes italiens » dans la Collection « Architecture et Construction » chez Gangemi, ouvrage qui sera traduit en anglais en 2013. Ce livre est illustré par un certain nombre de ses propres photographies d’architecture. Cette même année, il dédie un de ses livres les plus précieux à Rome, sa ville bien-aimée, sous la forme d’une collection d’images.
Avec le nouveau millénaire, Sergio Poretti se met à travailler sur un nouveau thème : l’ingénierie structurelle. En 2011, il remporte le prestigieux ERC (European Research Council) Advanced Grant avec le projet SIXXI, l’histoire de l’ingénierie structurelle en Italie au xxe siècle, pour lequel il se consacre à temps plein jusqu’à la fin, avec Tullia Iori et une équipe de jeunes chercheurs7. Sergio Poretti s’est employé toute sa vie à comprendre les raisons de la forte identité des œuvres de l’école italienne du Génie, tout en en révélant son caractère « humaniste ». La 18communauté des historiens de la construction a perdu un immense chercheur, un maître8.
Que ce numéro lui soit dédié !
Robert Carvais
1 Philippe Bernard, « Après l’incendie de la tour Grenfell, la dérèglementation mise en cause, Le Monde, 7 juillet 2017, p. 5.
2 Christophe Gobin, « Une partie de la façade de l’école d’architecture de Nancy s’est effondrée, ce lundi, en milieu de journée. Aucun blessé. Un miracle. », L’Est Républicain, 23 mai 2017.
3 Jean-Pierre Strootbants, « Parlement européen à Bruxelles : à 24 ans, le caprice des dieux sera sans doute détruit », Le Monde, 16 juin 2017.
4 Marine Miller (propos recueillis par), « Nous pensons qu’il faut dynamiter la façon d’enseigner l’architecture en France », Le Monde Campus, 24 juin 2017.
5 Bénédicte Sère, « Aristote et le bien commun au Moyen Âge : une histoire, une historiographie », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 32, no 2, 2010, p. 277-291.
6 Nous tenons à remercier chaleureusement sa complice de toujours Tullia Iori de nous avoir fourni les éléments pour écrire cette chronique et à lui exprimer toutes nos sincères condoléances.
7 Les trois derniers volumes de la série « SIXXI – Storia dell’ingegneria strutturale in Italia » déjà écrits paraitront bientôt.
8 Ses travaux principaux sont : Sergio Poretti (avec Tullia Iori, dir.), “La Scuola italiana di Ingegneria”, numéro spécial de Rassegna di architettura e urbanistica, 148, gennaio-aprile 2016 ; SIXXI 3. Storia dell’ingegneria strutturale in Italia, Gangemi, Roma 2015 ; SIXXI 2. Storia dell’ingegneria strutturale in Italia, Gangemi, Roma 2015 ; SIXXI 1. Storia dell’ingegneria strutturale in Italia, Gangemi, Roma 2014 ; Sergio Poretti, Roma. Figurine di architettura del novecento, Gangemi, Roma 2013 ; Italian Modernisms. Architecture and construction in the twentieth century, Gangemi, Roma 2013 ; Sergio Poretti (avec Tullia Iori, dir.), “Ingegneria oggi”, numéro spécial de Rassegna di architettura e urbanistica, 137-138, maggio-dicembre 2012 ; Pier Luigi Nervi. Architettura come Sfida. Roma. Ingegno e costruzione. Guida alla mostra, Electa, Milano 2010 ; Sergio Poretti, Modernismi italiani. Architettura e costruzione nel Novecento, Gangemi, Roma 2008 ; Sergio Poretti (avec Tullia Iori), Pier Luigi Nervi. L’Ambasciata d’Italia a Brasilia, Electa, Milano 2008 ; Sergio Poretti (avec Tullia Iori ; dir.), “Ingegneria italiana”, numéro spécial de Rassegna di architettura e urbanistica, 121-122, gennaio-agosto 2007 ; Sergio Poretti (dir.), Il restauro delle Poste di Libera, Gangemi, Roma 2005 ; L’INA Casa : il cantiere e la costruzione, Gangemi, Roma 2002 ; Sergio Poretti (avec M. Casciato, dir.), Il Palazzo della Civiltà Italiana. Architettura e costruzione del Colosseo Quadrato, Federico Motta Editore, Milano 2002 ; Sergio Poretti, La Casa del fascio di Como, Carocci, Roma 1998 ; Progetti e costruzione dei Palazzi delle Poste a Roma 1933-1935, Edilstampa, Roma 1990. Pour plus d’informations sur ses travaux et recherches, voir www.sergioporetti.eu.
- Thème CLIL : 3076 -- TECHNIQUES ET SCIENCES APPLIQUÉES -- Architecture, Urbanisme
- ISBN : 978-2-406-07734-3
- EAN : 9782406077343
- ISSN : 2649-177X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07734-3.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/02/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français