Avant-propos « L’histoire de l’archive Marcello »
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Adèle d’Affry, duchesse Colonna, « Marcello » (1836-1879). Ses écrits, sa vie, son temps
- Auteur : Von Wistinghausen (Monique)
- Pages : 9 à 12
- Collection : Rencontres, n° 175
- Série : Études dix-neuviémistes, n° 32
AVANT-PROPOS
« L’histoire de l’archive Marcello »
Le colloque organisé dans les locaux du Musée d’Art et d’Histoire de Fribourg et dans l’enceinte de l’Université de Fribourg n’eût été ni pensable ni possible il y a seulement dix ans. À cette époque, les archives Marcello, pieusement conservées depuis des générations dans une maison privée, n‘étaient accessibles qu’aux chercheurs qui trouvaient le chemin de Givisiez. Mon premier entretien plutôt fortuit avec Madame Simone de Reyff, professeure à la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg, se situe en janvier 2010. C’est elle qui m’a ouvert les yeux sur l’intérêt actuellement porté par le monde universitaire aux correspondances, mémoires et autres écrits personnels. À la suite de cette rencontre, une dynamique s’est enclenchée qui a abouti au dépôt des papiers Marcello aux Archives de l’État de Fribourg. Ce dépôt, qui rend ce patrimoine plus aisément accessible aux chercheurs et aux étudiants, a déjà porté des fruits abondants. Les nombreuses publications qui accompagnent l’exposition Marcello en sont la preuve, couronnées par le colloque au titre significatif : « L’autre Marcello ».
Nous sommes parvenus à un point culminant d’un cheminement qui s’est fait en étapes. Permettez-moi de vous livrer quelques réflexions sur le dialogue, ou le non-dialogue parfois, des familles avec les documents du passé qui sont entre leurs mains.
À moins qu’elles ne soient vendues, ce qui entraîne toujours des pertes irréparables, les vieilles demeures recèlent bien des trésors dans leurs commodes, secrétaires, coffrets, recoins et greniers. Trop souvent, les propriétaires, par manque de temps ou d’intérêt, ignorent ces correspondances et autres papiers qui s’entassent dans les tiroirs et au fond des armoires. Si l’un ou l’autre développe une curiosité particulière, le réflexe est plutôt de garder, éventuellement de montrer ou de photocopier. Toutefois, aller plus loin, c’est-à-dire, prendre conscience de l’intérêt éventuel d’un document pour les historiens et pour la collectivité est 10un pas que beaucoup ne franchissent pas. Les raisons sont nombreuses, mais la principale est souvent une méfiance par rapport à un « regard de l’extérieur » : qu’est-ce que le chercheur va lire entre les lignes ? Ne va-t-il pas dénaturer, transformer même sans le vouloir ce qui fait partie de l’intimité de personnes privées ?
Quel est maintenant le cas précis du dialogue des descendants d’Adèle d’Affry avec les lettres, papiers, factures et autres traces écrites de sa vie ? Eh bien, les mêmes observations, les mêmes questions s’y relaient de génération en génération.
La première à se préoccuper de la conservation de sa mémoire est Adèle elle-même, tristement consciente du peu de temps qui lui est imparti sur la terre. Manifestement, elle organise sa survie avec une lucidité peu commune, non seulement en ce qui concerne son œuvre d’artiste, mais aussi sinon autant, en ce qui concerne ses écrits et les écrits de ses correspondants.
À sa mort, sa mère Lucie d’Affry qui lui survivra de dix-huit ans prend le relais. Elle garde tout, pieusement, jusqu’aux factures de chapeaux. Mais que faire devant les liasses de lettres où figure la mention « à brûler » ? Elle ne se sent pas la force de détruire et demande dans son testament à l’époux de sa petite-fille, Hervé de Saint-Gilles, de respecter la volonté de la défunte. Celui-ci lit les lettres condamnées et en recopie des extraits avant de brûler les traces d’un d’amour interdit, ce que mon aïeule et première biographe de Marcello, la comtesse d’Alcantara, appelait « le roman de la duchesse ».
Cécile d’Affry, sœur cadette d’Adèle – personnalité tenue dans l’ombre de son aînée et pourtant talentueuse : elle écrit des poèmes dans la veine de José-Maria de Heredia – ne semble pas avoir joué un rôle dans la conservation des archives, pas plus que sa fille, mon arrière-grand-mère morte trop jeune à l’âge de 37 ans. Dans toute archive familiale arrive un moment de sommeil où rien ne se passe… Nul ne songe ni à trier ni à détruire ni à exploiter les trésors enfouis dans les tiroirs.
En 1936 intervient une nouvelle étape : ma grand-mère, la comtesse d’Alcantara, interpellée de l’extérieur par un spécialiste de Mérimée, ouvre le coffre et découvre les lettres bien rangées, ce qu’elle appellera « les autographes ». Un long travail de dépouillement aboutit à la parution d’une biographie de Marcello en 1961. Comment ma grand-mère 11a-t-elle conçu son dialogue avec les archives familiales ? D’une manière touchante, elle explique elle-même qu’elle met entre parenthèses ce qu’elle considère comme trop intime. Ce qu’elle écrit est juste, s’appuie sur les lettres : elle laisse parler Adèle, mais c’est une Marcello contenue, trop sage qui apparaît. Pour la génération de ma grand-mère, une certaine réserve est impérative. Il importe de sauvegarder le jardin secret de la sphère familiale. Préserver la mémoire, c’est aussi ne rien dire qui pourrait porter ombrage à la bonne réputation de la personne que l’on vénère.
La Fondation Marcello, créée en 1963 dans le but de conserver et de promouvoir la mémoire de l’artiste, ne compte dans son premier inventaire que des œuvres d’art. La correspondance ne devient l’objet de vraies recherches scientifiques que vers la fin des années soixante quand Henriette Bessis, historienne de l’art française, découvre Marcello par le biais du peintre Andrieu, élève de Delacroix. Elle est la première en dehors de la famille qui, reçue par ma mère à Givisiez, eut accès aux archives familiales. Nous lui devons une thèse de troisième cycle sur la correspondance d’Adolphe Thiers avec Adèle et le premier inventaire scientifique de l’œuvre sculpté de Marcello, travaux de pionnier dont nous lui sommes infiniment reconnaissants.
Dans les décennies qui suivent, les chercheurs se succèdent au château d’Affry. Les lettres les plus précieuses sont entre-temps rangées dans de grandes enveloppes jaunes, et de premiers inventaires succincts sont réalisés. La famille, consciente de l’importance de ce patrimoine, décide il y a une dizaine d’années de faire don des archives à la Fondation Marcello. Propriétaire du fonds, cette dernière est ouverte à une exploitation scientifique du fonds, dans une approche pluridisciplinaire et transnationale. Un premier dépôt de vingt-quatre lettres de Gounod aux Archives de l’État de Fribourg ouvre les yeux des membres de la Fondation sur la nécessité de rendre accessible à la communauté universitaire et scientifique l’intégralité du fonds. Ce n’est pas sans un pincement de cœur que j’ai vu partir ce patrimoine écrit qui m’avait fascinée depuis ma jeunesse. Jamais pourtant je n’ai regretté cette décision de la Fondation, tant elle a porté de fruits, entre autres grâce à l’indispensable travail d’inventaire raisonné brillamment mené par les archivistes cantonaux à Fribourg.
Que dire enfin du magnifique concours de circonstances qui a permis la conjonction d’un projet muséal et universitaire ? La collaboration fructueuse entre le Musée d’Art et d’Histoire de Fribourg qui 12planifiait une exposition Marcello depuis plusieurs années, l’Université de Fribourg et l’Université de Neuchâtel est à l’origine d’un programme de manifestations riches, aussi indispensables que complémentaires, dans lequel s’inscrit idéalement le colloque international consacré à « l’autre Marcello » que j’ai le plaisir d’introduire.
En conclusion, que dirais-je ? Marcello serait-elle heureuse qu’on parle d’elle ? Certainement. Se reconnaîtrait-elle dans le miroir que lui tend le xxie siècle ? Oui et non, sans doute. Malgré les critères scientifiques que tout chercheur s’impose, la vérité historique n’est qu’un miroir, un questionnement du passé avec les yeux du présent. Probablement ce colloque nous fera-t-il découvrir des aspects de Marcello qu’elle ignorait elle-même. Peut-être les archives se révéleront-elles une boîte de résonance, une occasion de réfléchir sur la condition humaine en général et sur le destin particulier d’une femme pleine de talents qui ne serait pas morte à l’âge de 43 ans à notre époque ?
Monique von Wistinghausen
Présidente de la Fondation Marcello
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06182-3
- EAN : 9782406061823
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06182-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/06/2017
- Langue : Français