Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Huysmans, ou comment extraire la poésie de la prose
- Auteur : Solal (Jérôme)
- Pages : 9 à 12
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Joris-Karl Huysmans, n° 3
Avant-propos
L’appartenance générique n’y fait pas grand-chose : avènement de spiritualité et de rythme, la poésie peut investir tout texte, en vers comme en prose. La poésie est le hors-saison du texte, le souffle qui par bonheur le fait jaillir hors de lui-même, dans une cadence singulière qui ne répond pas forcément à une intention délibérée d’auteur ou à une nécessité de genre. Comme un signe de cette émancipation, ou du moins d’une certaine labilité générique, le « poème en prose » naît au mitan du xixe siècle. Après Aloysius Bertrand, c’est Baudelaire qui impose et balise le genre, hybride et libre d’être encore incertain.
Jeune écrivain qui rejoint le naturalisme naissant, Huysmans rejette la tentation poétique qui s’enferre dans le vers. À deux reprises il s’essaye à la « poésie en prose » avec Le Drageoir aux épices et Croquis parisiens, il en goûte la fragilité générique et la liberté formelle, puis il s’en écarte définitivement. Pour autant il ne renonce ni à l’idéal ni à la spiritualité : il trouve dans l’étoffe romanesque de quoi propulser un souffle propre et affirmer, poétiquement, une cadence et un pas. S’affirment alors la vision d’une réalité triviale et brutale ainsi qu’une sensibilité à l’espace, immobile, parcouru ou quitté.
Les treize textes qui composent le volume 3 de la Série « Huysmans » de « La Revue des lettres modernes » questionnent la nature du lien entre le poétique et le prosaïque, entre l’aspiration à l’idéal et le souci du vrai saisi dans une réalité dégradée : Huysmans, ou comment extraire la poésie de la prose.
Dans la première section du volume, les auteurs s’arrêtent sur les premiers pas de l’écrivain. Publiée en 1874, sa première œuvre, Le Drageoir à épices, vite devenu Le Drageoir aux épices, exprime un choix générique. Patrice Locmant montre comment l’instabilité du poème en prose en tant que genre nouveau constitue un gage de liberté pour un auteur qui se plaît à travailler sur la diversité formelle et les distorsions génériques.
Jouant avec l’unité organique, la gratuité ou la brièveté, l’écrivain novice y manifeste aussi une certaine appétence pour la narration.
Avant même cette publication, Huysmans a été critique d’art, à l’affût des effets produits par les œuvres picturales. Lui-même usera par la suite de l’effet-tableau propre au poème en prose. Le Drageoir aux épices donne libre cours à une esthétique de l’ekphrasis. Le poème imagine. Il fait image, portrait, tableau. Jonathan Lambert interroge la picturalité dans le poème en prose huysmansien et la met en relation avec la prégnance de l’élément descriptif. Examinant Le Drageoir aux épices ainsi que les « Croquis et eaux fortes » publiés en revue en 1875 et 1876, Aude Jeannerod note les ambiguïtés d’un modèle pictural hésitant, qui transfigure un matériau prosaïque mais tend aussi à promouvoir une esthétique de la trivialité.
La seconde section du volume cerne tout spécialement la deuxième grande tentative de Huysmans poète en prose, les Croquis parisiens publiés en 1880 et quelque peu augmentés en 1886. Alors que Le Drageoir aux épices lorgnait vers le pittoresque médiéval de Bertrand, les Croquis parisiens s’inspirent de la leçon de Baudelaire en donnant à voir le monde contemporain, débarrassé de toute esthétisation convenue. L’idéal poétique traîne sur les trottoirs de la capitale, et l’appartenance de Huysmans au naturalisme légitime son intérêt pour les paysages parisiens dégradés, pour les univers sociaux déclassés.
Pour Marc Smeets, Huysmans fait justice à une quotidienneté qu’il saisit pleinement dans ce second recueil : associé au naturalisme comme méthode, le poème en prose comme dispositif traduit efficacement la modernité et s’en fait la chronique. Loin des recommandations de quintessence prodiguées par le narrateur d’À rebours, la banalité semble avoir trouvé son genre. Éléonore Reverzy considère qu’avec les Croquis parisiens Huysmans, prenant comme référence non une poésie rendue prosaïque mais plutôt une prose poétisée, donne à son geste d’écrivain une signification politique : son œil capte avec réalisme les marges de la modernité tandis que sa main écrit la légende d’un peuple que l’Histoire tend à oublier.
Pour sa part, Henri Scepi aborde les deux recueils, Le Drageoir et Croquis parisiens, et suit le pas du flâneur en proie volontaire au nouveau désordre urbain et à la perte de soi, s’égarant dans la futilité et la laideur. Huysmans arpente les espaces d’un imaginaire parisien du
spleen où la contingence fait signe (mais vers quoi ?), où l’insignifiance brille comme telle.
Même si l’acte de naissance officiel de Huysmans comme écrivain se fait avec un recueil de poèmes en prose, la postérité retiendra davantage À rebours pour l’inscription théorique de ce qui, en droit, peut être attendu d’un poème en prose dont l’auteur affirme alors les grands principes. Après les deux coups d’essai auxquels en est resté Huysmans, la poésie en prose devient un exercice pratique et surtout un objet de spéculation dont s’empare le foisonnant À rebours. Par une analyse patiente du roman – dans ses versions manuscrite et publiée –, Benoîte Boutron montre l’émergence d’un art poétique qui, au-delà de l’occurrence de l’incomplète « Antienne de Pantin », postule un lecteur idéalisé et pose les plus hautes exigences. Catherine Haman-Dhersin investit les ressources de la latinité et montre son apport dans les choix esthétiques d’un romancier décadent en majesté : des Esseintes affiche sa préférence pour une poésie latine tardive, vivifiée par le christianisme et déployant ses cadences hors des formes arrêtées. Émilie Pezard distingue dans certaines pages célèbres du roman les contradictions entre une théorie qui défend un idéal d’écriture agénérique s’appuyant sur une esthétique de la concentration, et sa formulation même qui dément de facto les valeurs qu’elle proclame.
La dernière section du volume sort d’une approche exclusive du poème en prose tel que l’utilise Huysmans. Elle en élargit la compréhension en examinant les passerelles qui le rapprochent d’autres pratiques littéraires ou artistiques. Dans leur écriture, ses deux recueils, loin d’être des blocs autonomes, ont en effet partie liée avec ses propres œuvres narratives en prose et, plus globalement, avec une dynamique qui traverse toute la littérature du siècle.
Stéphanie Guérin-Marmigère montre la continuité entre les poèmes en prose et les romans de Huysmans, Le Drageoir aux épices ouvrant la voie à une poétique romanesque marquée dès À rebours par l’onirisme, l’égotisme, le culte du passé ou les jeux inter-génériques. Alice De Georges-Métral remarque que certains traits définitoires du poème en prose comme les jeux d’échos, la circularité ou l’autotélisme, imprègnent une nouvelle aussi réaliste que La Retraite de Monsieur Bougran.
De son côté, Sylvie Thorel remonte aux sources de l’écrivain novice, ce qui la mène du côté d’Aloysius Bertrand, initiateur du genre avec Gaspard
de la nuit en 1842, et, avant (et avec) lui, du côté de l’esthétique romantique du grotesque développée par Hugo et surtout Gautier : Huysmans a pu y trouver une parenté dans le goût des marges sociales, des existences fragiles et de la vie prosaïque. Camille Filliot établit des passerelles contemporaines et voit les deux recueils de Huysmans participer de l’essor sans précédent des représentations imagées et imageantes du second xixe siècle. Entre la naissance du daguerréotype, de la photographie et de la bande dessinée, la picturalité du poème en prose lie à sa manière visibilité et lisibilité.
J. S.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-4713-6
- EAN : 9782812447136
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4713-6.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/12/2015
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français