Préface de l'Éditeur à la nouvelle édition de "Hurlemont"
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Hurlemont. (Wuthering Heights)
- Pages : 15 à 22
- Réimpression de l’édition de : 1969
- Collection : Classiques Jaunes, n° 489
- Série : Textes du monde
PRÉFACE DE L'ÉDITEUR A LA NOUVELLE ÉDITION DE « HURLEMONT »1
Je viens de relire Hurlemont et, pour la première fois, j'ai réussi à apercevoir clairement ce qu'on appelle (et ce qui constitue peut-être véritablement) les défauts de ce livre; car je me suis fait une idée distincte de la façon dont il apparaît à d'autres... à des étrangers qui ne savent rien de l'auteur; qui ne connaissent pas les lieux où se situent les scènes du roman et pour qui les habitants, les coutumes, les caractéristiques naturelles qu'on rencontre sur les col¬ lines lointaines et dans les hameaux du canton occi¬ dental du comté de Yorkshire2 sont choses étrangères et inhabituelles. A tous les lecteurs de cette espèce, Hurlemont ne manquera pas d'apparaître comme un ouvrage grossier et bizarre. Les landes sauvages du Nord de l'Angleterre ne sauraient avoir aucun intérêt pour eux;
1. C'est encore une fois Currer Bell, c'est-à-dire Charlotte Brontë, qui prend la plume pour présenter une nouvelle réédition de Hurlemont (toujours en 1850). 2. Le comté de Yorkshire est subdivisé en trois parties appelées « Ridings » (le mot vient du vieil anglais < thriding », métathèse de t tbirding », troisième partie ou tiers).
82la langue, les manières et jusqu'aux demeures et aux habitudes familiales des habitants dispersés de ces régions, ne manqueront pas, pour de tels lecteurs, d'être dans une large mesure inintelligibles et, lors qu'elles seront intelligibles, repoussantes. Des hommes et des femmes qui ont sans doute un naturel très calme, ainsi que des sentiments vagues et éprouvés avec modération, et qui ont été formés depuis leur plus tendre enfance à observer la plus grande égalité de manières et la plus grande réserve de langage, ne sauront trop comment prendre les expressions rudes et vigoureuses, les passions manifestées avec brutalité, les hostilités déchaînées et les engouements impétueux des valets de ferme illettrés ou des hobereaux de ces landes, qui ont grandi sans être éduqués ni châtiés, sauf par des mentors aussi peu civilisés qu'eux-mêmes. En outre, un groupe nombreux de lecteurs va souffrir considérablement de voir introduire dans le texte de ce livre des mots imprimés en toutes lettres, qu'il était devenu traditionnel de ne représenter que par les lettres initiale et finale, un tiret allongé remplissant l'espace laissé libre1. Je ferais aussi bien de dire tout de suite que sur ce point il m'est impossible d'offrir une excuse, car j'estime moi aussi plus raisonnable la méthode consistant à écrire les mots au complet. L'habitude de faire allusion, par des lettres isolées, à ces excla¬ mations dont les êtres impies et violents ont coutume d'orner leurs propos, me fait l'effet, malgré l'excel¬ lence des intentions, d'une attitude lâche et vaine. Je n'arrive pas à voir à quel bien elle aboutit, quels sen¬ timents elle épargne, ni quelles horreurs elle dissimule. En ce qui concerne la rusticité de Hurlemont, j'accepte cette accusation, car je suis sensible à cet i. Charlotte fait allusion à la coutume d'imprimer * d-—d » pour <r damned » et <r b—-y » pour « bloody »; usage qui correspondrait en français à * m—e iouà< f—u ». Il faut noter que, dans le texte de Hurlemont, Emily Brontë a parfois recours à l'euphémisme ou à l'édul- coration des mots trop grossiers.
83aspect. Le livre est rustique de bout en bout. Il est de la lande, il est sauvage, il est noueux comme une racine de bruyère. Il n'eût d'ailleurs pas été naturel qu'il en allât autrement, puisque l'auteur elle-même était l'enfant et le nourrisson de la lande. Sans nul doute, si son destin s'était situé dans une ville, ses écrits, au cas où elle eût écrit néanmoins, auraient possédé un tout autre caractère. Même si les hasards ou ses goûts l'avaient conduite à faire choix d'un sujet analogue, elle l'eût traité autrement. Si Ellis Bell avait été une femme ou un homme habitué à ce qu'on nomme « le monde », sa façon d'envisager une région lointaine et inculte, ainsi que ses habitants, aurait été radicalement différente de celle qu'adoptait en fait cette jeune campagnarde élevée chez elle. Sans nul doute sa vision eût été plus large et plus étendue : mais il n'est pas aussi certain qu'elle eût été plus ori¬ ginale ou plus authentique. Dans la mesure où le décor et la couleur locale sont en cause, elle aurait difficile¬ ment pu être aussi pénétrée de sympathie : Ellis Bell ne décrivait pas comme un observateur dont seuls le regard et le goût prendraient plaisir à la contempla¬ tion; ses collines natales étaient pour elles beaucoup plus qu'un paysage; elles étaient son cadre de vie et la source de sa vie, au même titre que les oiseaux sauvages qui les habitent ou que la bruyère qu'elles produisent. Par conséquent ses descriptions de paysages naturels sont ce qu'elles doivent être et tout ce qu'elles doivent être. Pour ce qui touche à la représentation du caractère humain, le cas est différent. Je suis obligé de recon¬ naître qu'elle n'avait guère plus de connaissance pra¬ tique de la paysannerie au milieu de laquelle elle vivait qu'une nonne n'en a des gens de la campagne qui passent de temps à autre devant les grilles de son couvent. Ma sœur n'avait pas naturellement un tem¬ pérament sociable; les circonstances favorisèrent et encouragèrent sa tendance à la réclusion; sauf pour se
84rendre à l'église ou pour se promener dans les collines, elle franchissait rarement le seuil de la maison. Tout en nourrissant pour les gens des environs un senti¬ ment bienveillant, elle ne cherchait jamais à entrer en relations avec eux et, à de très rares exceptions près, cela ne lui arriva jamais. Cependant, elle les connais¬ sait : elle connaissait leurs façons d'être, leur langue, l'histoire de leurs familles; elle était capable d'écouter avec intérêt ce qu'on disait d'eux et de parler d'eux en détail, avec minutie, avec précision, avec pitto¬ resque; mais il était rare qu'elle échangeât une seule parole avec eux. Il s'ensuivit que les quelques faits réels emmagasinés par son esprit concernant ces gens avaient trop exclusivement trait à ces aspects tragiques et terribles, dont la mémoire, quand on a prêté l'oreille aux annales secrètes de n'importe quelle petite com¬ munauté inculte, est parfois forcée de conserver l'em¬ preinte. Son imagination, qui était une faculté plutôt sombre qu'ensoleillée, plutôt puissante que badine, trouva dans des aspects de ce genre les matériaux d'où elle tira des créations comme Heathcliff, comme Earnshaw, comme Catherine. Après avoir façonné ces êtres, elle ne se rendait pas compte de ce qu'elle avait fait. Si l'auditrice de son ouvrage, quand on lui en lisait le manuscrit, frissonnait sous l'influence déchi¬ rante de natures aussi inflexibles et implacables, d'êtres aussi irrémédiablement déchus, si l'on se plaignait que le seul fait d'entendre certaines scènes frappantes et redoutables bannît le sommeil la nuit et troublât la paix de l'esprit pendant le jour, Ellis Bell se deman¬ dait ce que l'on voulait dire et soupçonnait d'affecta¬ tion la plaignante. Si seulement elle avait vécu plus longtemps, son esprit aurait de lui-même grandi comme un arbre vigoureux et serait devenu plus haut, plus droit, plus largement étalé, et ses fruits plus tar¬ difs auraient atteint une maturité plus moelleuse, un épanouissement plus ensoleillé; mais sur cet esprit seuls le temps et l'expérience pouvaient agir; à Tin-
85fluence d'autres intelligences il n'était pas accessible. Après avoir reconnu que sur une grande par¬ tie de Hurlemont pèse « l'horreur des profondes ténèbres»1; que, dans son atmosphère brûlante de tempêtes et chargée d'électricité, nous avons parfois l'impression de respirer la foudre, qu'il me soit per¬ mis d'attirer l'attention sur les quelques points où une lumière tamisée et un soleil atténué manifestent leur existence. A titre d'échantillon de véritable bonté et de fidélité familière, voyez le personnage de Nelly Dean2; à titre d'exemple de constance et de tendresse, observez celui d'Edgar Linton. (Certaines personnes estimeront que ces qualités ne brillent pas d'un éclat aussi heureux quand elles se trouvent incarnées chez un homme que si on les rencontrait chez une femme, mais c'est là une notion qu'on n'a jamais pu faire accepter par Ellis Bell; rien ne l'agitait autant que la moindre allusion au fait que la fidélité et la clémence, la longanimité et l'affection attentive, tenues pour ver¬ tus chez les filles d'Ève, devenaient autant de faiblesses chez les fils d'Adam. Elle estimait que la miséricorde et le pardon des injures sont les attributs les plus divins de l'Être supérieur qui a créé l'homme aussi bien que la femme, donc que ce qui pare la Divinité dans sa gloire ne saurait déshonorer notre pauvre humanité sous aucune de ses formes.) Il y a un humour sec et sombre dans le portrait du vieux Joseph et quelques lueurs de grâce et de gaieté animent la jeune Catherine. Quant à la première héroïne portant ce nom, elle n'est pas non plus dépourvue d'une certaine étrange beauté dans ses emportements, ni de loyauté au beau milieu de sa passion pervertie et de sa perversité passionnée. Heathcliff, en vérité, n'a rien qui le rachète; il ne
1. Genèse, XV, 12. 2. Il est impossible de ne pas protester contre une vue critique si courte et si littérale. Même si l'on n'accepte pas les théories les plus récentes (cf. Introduction et Note bibliographique), Nelly Dean ne peut échapper aux reproches d'égolsme, de duplicité et d'autoritarisme.
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dévie pas un instant de la route qui le conduit droit comme une flèche à la perdition, depuis l'instant où « ce petit être basané aux cheveux noirs, qui a le teint assez foncé pour donner à croire qu'il vient du diable », est pour la première fois dégagé de son paquetage et mis sur ses pieds dans la cuisine de la ferme, jusqu'à l'heure où Nelly Dean trouve le corps sinistre et robuste couché sur le dos dans le lit entouré de pan¬ neaux, avec des yeux grands ouverts qui ont l'air de « se moquer des efforts qu'elle fait pour les refermer, et des lèvres écartées et des dents blanches et pointues qui ricanent aussi1 ». Heathcliff laisse apparaître un seul et unique senti¬ ment humain, mais ce n'est assurément pas son amour pour Catherine2, qui est un sentiment sauvage et inhu¬ main; une passion semblable à celle qui pourrait bouil¬ lonner et couver dans l'essence néfaste de quelque mauvais génie; un feu qui pourrait former le centre tourmenté, l'âme sans cesse torturée d'un magnat du monde infernal et, par ses ravages insatiables et inces¬ sants, mettre à exécution le décret qui le condamne à transporter l'Enfer avec lui partout où il va. Non; l'unique lien qui rattache Heathcliff à l'humanité est son affection pauvrement avouée pour Hareton Earn- shaw, le jeune homme qu'il a ruiné, et aussi son estime, qu'il laisse à peu près deviner, pour Nelly Dean. Si l'on omet ces traits isolés, nous ne verrons en lui ni
1, Les citations du roman utilisées ici par la préfacière sont toutes inexactes, soit qu'elle ait voulu imprudemment se fier à sa mémoire, soit, plus probablement, qu'elle ait décidé de se contenter dans cette sorte de synthèse d'éléments approximatifs, mais suffisants pour recréer une impression générale. 2. Comme d'autres remarques critiques de Charlotte, celle-ci contient un mélange d'intuition et d'erreur. 11 est vrai que l'amour de Heathcliff n'est pas un élément humanisant de son caractère; mais sans doute est-ce parce qu'il entre dans ce sentiment quelque chose de surhumain plutôt que d'inhumain.
87l'enfant d'un Lascar, ni celui d'un romanichel1, mais une forme humaine animée d'une vie démoniaque, un Vampire, un Afrite2. Est-il bon ou souhaitable de créer des êtres comme Heathcliff, je n'en sais rien : je ne le crois guère. Mais il est une chose que je sais; l'écrivain qui possède un don créateur détient une force dont il n'est pas tou¬ jours maître, une force qui, parfois, a sa volonté propre et agit pour son compte de façon étrange. L'auteur peut édicter des règles et formuler des principes; à ces règles et à ces principes la force restera peut-être assujettie pendant des années; mais ensuite, peut-être sans avoir averti de sa révolte, vient le moment où elle ne veut plus consentir à « herser les vallées, ou à rester attachée par une lanière dans le sillon », où elle « se rit de la multitude des villes et dédaigne les cris du conducteur »3, où, refusant catégoriquement de continuer à fabriquer des cordes avec du sable de mer, elle se met en devoir de sculpter des statues, et voilà que vous avez un Pluton ou un Jupiter, une Tisiphone ou une Psyché, une Sirène ou une Madone 4, selon que le Destin ou l'Inspiration en auront décidé. Que l'ou¬ vrage soit sinistre ou resplendissant, épouvantable ou divin, vous n'avez pas le choix, vous n'avez qu'à vous incliner sans protester. Quant à vous, l'artiste dont l'œuvre portera le nom, votre participation a simple¬ ment consisté à travailler en obéissant à des ordres
1. La préfacière fait ici allusion aux théories méprisantes formulées par Mme Linton, en même temps sans doute qu'aux premières hypo¬ thèses de Nelly (cf. ch. IV et VI). 2. L'Afrite est un démon de la mythologie mahométane. On sait que les enfants Brontë, grands créateurs d'univers ténébreux, étaient étrangement familiers avec les formes attribuées aux puissances du mal dans diverses littératures. 3. Job, XXXIX, 13 et XXXIX, 10. 4. La plupart des noms cités par Charlotte Brontë pour illustrer l'idée du contraste entre un monstre et un être de beauté se passent d'explications complémentaires. Rappelons simplement que Tisiphone est, avec Alecto et Mégère, l'une des trois Furies.
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que vous n'avez ni émis ni pu discuter, qui n'ont voulu ni être formulés sur votre requête, ni annulés ou modifiés selon votre caprice. Si le résultat est séduisant, le Monde vous louera, alors que vous ne méritez guère de louanges; s'il est repoussant, le même Monde vous blâmera, alors que vous ne méritez guère plus de blâme. Hurlemont a été sculpté dans un atelier sauvage, à l'aide d'outils ordinaires et de simples matériaux. Le statuaire trouva un bloc de granit sur une lande solitaire; le contemplant, il vit qu'on pouvait tirer de ce rocher une tête, farouche, sombre et sinistre; modeler une forme qui posséderait au moins un élé¬ ment de la grandeur : la puissance. Il la façonna d'un ciseau grossier, et sans autre modèle que la vision de ses méditations. A force de temps et de labeur, le rocher prit forme humaine; à présent, il se dresse, colossal, sombre et menaçant, mi-statue, mi-roc; sous son premier aspect, terrible et spectral; sous le second, presque beau, car sa couleur est un gris tendre et il est revêtu de la mousse des landes; en outre, la bruyère, avec ses clochettes épanouies et sa senteur embaumée, pousse fidèlement tout contre le pied de ce géant.
Currer Bell
- Thème CLIL : 3444 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Romans -- Romans étrangers
- ISBN : 978-2-8124-1870-9
- EAN : 9782812418709
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1870-9.p.0081
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/04/2014
- Langue : Français