Bibliographie sélective
- Publication type: Book chapter
- Book: Histoire de Tom Jones, ou l’Enfant trouvé
- Pages: 637 to 648
- Collection: Eighteenth-Century Library, n° 22
Dossier critique 1750-1804
Premiers échos
1) Annonce de la version anglaise du roman de Fielding paru dans le General Advertiser, 22 avril 1749 :
On publie aujourd’hui (prix un shilling) la première partie d’un ouvrage périodique intitulé Magazin de Londres, qu’on continue de donner au public régulièrement.
Item :
6. « Observations sur L’Histoire de Tom Jones, ou l’Enfant trouvé de Mons. Fielding »
2) Première appréciation critique (anonyme) en français du roman de Fielding, publiée dans le premier (et seul ?) numéro du Magazin de Londres, mars-avril 1749 :
Histoire de Tom Jones ou l ’ Enfant trouvé par Monsieur Henri Fielding. À Londres, 1749, chez Millar, en six volumes, in octavo. Contenant en tout 1804 p. Le prix est de 18 shillings.
Mores hominum multorum vidit
L’auteur de cet ouvrage est un gentilhomme de très bonne famille, il s’est déjà fait connaître par plusieurs pièces de théâtre et d’autres écrits qui ont mérité l’approbation du public, il ne s’est pas assurément démenti dans celui-ci qui a déjà été imprimé deux fois et on s’attend à voir paraître au premier jour une troisième édition en 4 tomes à plus bas prix.
L’auteur avait déjà dans son ingénieux roman de Joseph Andrews, porté à un grand degré de perfection ce genre d’ouvrage inconnu avant lui au goût anglais. Cette nation, dégoûtée apparemment par le faux et le frivole qu’elle trouvait en général dans cette manière d’écrire, l’avait peut-être méprisée, et traitait de bagatelle ce travail de pure imagination qui, cependant quand il est bien conduit et mis en œuvre par le jugement, est capable de former un amusement solide, et réunissant l’utile et l’agréable, de sorte qu’on peut dire que les livres marqués à ce coin-là instruisent à force de se faire lire.
620Auteur de l’ouvrage en question a donc pleinement fait voir de quoi le génie anglais est capable, ne daignant pas de se mêler de fiction, il l’emploie à plaire et à instruire, premier inventeur selon lui-même de la vérité de cette nouvelle méthode d’écrire dans ce pays, il a rempli toutes les conditions nécessaires pour la rendre avantageuse au public.
On apprend dans l’histoire à connaître le monde et surtout les Anglais, et comme elle peut passer pour un roman à demi-bourgeois et à demi-provincial, elle renferme aussi ces deux genres de vie, tant dans les événements que dans les portraits que l’auteur a puisé dans le sein de la vraie nature.
Le héros de l’histoire est un enfant trouvé que l’auteur prend par la main et qu’il conduit dès le berceau à travers des routes singulières et intéressantes jusqu’au dénouement de son sort. C’est un jeune homme, au fond, d’un caractère aimable mais qui, maîtrisé par les passions de son âge et entraîné par les occasions, s’égare et se voit sur le bord d’un précipice affreux dont il n’est sauvé que par des découvertes très intéressantes et très singulières qui sont conduites avec beaucoup d’art et de justesse sans que la vraisemblance y soit négligée.
Le caractère de l’enfant trouvé, fait un contraste frappant avec celui d’un autre jeune homme nommé Blifil qui, attaché scrupuleusement aux apparences et approfondi dans la morale, semble remplir tous les devoirs, mais qui, manquant essentiellement par le cœur, est enfin démasqué et essuie le même sort du Tartuffe, le personnage lui ressemble en plusieurs endroits sans qu’on puisse accuser l’auteur de l’avoir imité.
Ce sont des rencontres fondées sur la simple nature et jamais deux auteurs ne se sont moins écartés du naturel que Molière et notre auteur.
Le caractère d’Allworthy – qui fait élever le jeune Tom Jones après l’avoir trouvé abandonné sur son propre lit – aussi bien que celui d’un gentilhomme campagnard, à qui il donne le nom de Western, père de la belle Sophie, héroïne du roman, y est [sont] très bien peint[s].
Dans le premier on aperçoit et on sent, non cette sorte de bonté purement passive, qui dépend du tempérament, mais une bonté qui part de la réflexion, qui est suivie et appuyée sur des principes mêmes, et qui ne se dément jamais, une bonté enfin qui part du cœur et que l’esprit avoue. Sujette cependant à être trompée, et effectivement Allworthy fut quelquefois la dupe de son cœur, mais c’est toujours par un concours de circonstances qui sauvent au jugement toute la honte de passer pour tel. Et à dire le vrai, si Allworthy n’eut en certaines occasions pris le change sur les fausses apparences, comme par exemple sur le faux vernis de Blifil, ça aurait été un caractère trop parfait et aurait trop senti le roman.
Monsieur Western représente au plus juste ces héros de province qui, étant de fiers biberons et de bons chasseurs, ne connaissent que le seul mérite de ce divertissement dont ils font l’unique occupation de leur vie et qui se font une gloire de mépriser la cour, la ville, enfin, tout ce qui n’est point chasse ou boisson. Quel goût ! Cependant, rien de plus vrai, c’est ordinairement le cas des gentilshommes qui résident sur leurs terres. L’auteur lui a aussi prêté le ridicule du jacobitisme qui se manifeste à chaque occasion par des quolibets trivials (sic) sur les rats et 621les navets d’Hanovre. C’est ici qu’on devrait s’attendre que le caractère de lui être commun avec les gentilshommes de province, et qu’il lui devient singulier, car assurément, toutes ridicules que sont les couleurs avec lesquelles l’auteur peint cette prévention de parti, ce n’est pas fortifier la bonne cause que de supposer pour ennemis un si grand nombre de personnages considérables par leurs biens et par leur crédit auprès du peuple. Ce serait aussi en quelque façon leur donner occasion de se plaindre que de leur prêter une pareille idée.
Pour le reste des personnages, tous les caractères subalternes y sont marqués au coin de la vraie nature. On voit l’homme enfin, tel qu’il est, soit dans le milord, soit dans le simple domestique. Enfin, on peut décider sans flatterie sur cet ouvrage qu’il est excellent en son genre, et qu’en le lisant, on est toujours impatient d’en voir le dénouement, sans jamais souhaiter la fin.
3) En février 1750 Jacques Rollin, imprimeur parisien, publie la traduction de La Place sans permission. Extrait des Registres du Conseil d’État, 24 février 1750.
Le Roy étant informé que Jacques Rollin, libraire à Paris, aurait présenté un ouvrage intitulé Histoire de Tom Jones, traduit de l’anglais, pour être examiné ; mais qu’avant qu’il ait été approuvé, et qu’il eût été accordé aucun privilège ou permission pour impression de ce livre, ledit Rollin aurait entrepris de l’imprimer sous un frontispice étranger, et de le vendre et débiter […]. Sa Majesté […] ordonne que l’ouvrage intitulé Histoire de Tom Jones sera et demeurera supprimé ; à l’effet de quoi enjoint Sa Majesté à tous ceux qui en ont des exemplaires, de les remettre au greffe de la police etc.
4) Dans son édition de la Correspondance de Voltaire, Besterman publie une lettre (qu’il date du 21 février) comme étant de Voltaire où il est question de l’arrêt du 24 février. D’après M. Charles Wirz, cette lettre n’est pas de Voltaire ; elle serait plutôt de l’auteur dramatique Pierre-Claude Nivelle de La Chausée et fut destinée à l’abbé Jean-Bernard Le Blanc.
(D4117 21 février 1750) Le livre nouvellement traduit par m. de la Place est Tom Jones, ou l’enfant trouvé, en 4 volumes. On en est assez content. L’édition vient d’être arrêtée à cause d’un conflit de juridiction entre m. Berrier et m. Maboul, on ne sait ce qu’il en arrivera, mais il y a déjà 2 500 exemplaires distribués.
6225) Les ennemis de Fielding en Angleterre ne manquent pas de profiter de la suppression du roman en France pour répandre le bruit que c’est pour cause d’immoralité que Conseil d’État condamne la traduction française de L’Enfant trouvé : (The Monthly Review, mars 1750)
The newspapers inform us that the celebrated Tom Jones has been suppressed in France as an immoral work.
D’après Richardson : Tom Jones is a dissolute book. Its run is over even with us. It is true that France had virtue enough to refuse to licence such a profligate performance.
Le journal Old England (16 mars 1750) renchérit :
An arrêt of the Council of State is issued for suppressing a certain immoral work, entitled The History of Tom Jones, translated from the English.
6) Démenti du marquis d’Argenson. C’est l’imprimeur et non l’auteur qui est visé par l’arrêt du Conseil d’État. Journal et Mémoires du marquis d’Argenson (28 mars 1750) :
Rollin, imprimeur de Tom-Jones a été condamné à l’amende et le livre supprimé par arrêt du conseil, quoiqu’il n’y ait rien que de vertueux dans ce petit roman anglais, mais l’ouvrier a manqué d’attention à M. Maboul, maître des requêtes chargé par M. le chancelier du district de la librairie, et Maboul est bien un autre ouvrier.
Premiers repères critiques de L’Enfant trouvé de La Place : « Observations sur la littérature moderne » :
Tom Jones ou l ’ enfant Trouvé, par M. Fielding, traduit l’anglais, par M. de la Place.
Voici encore une traduction ; l’ouvrage dans l’original peut être bon ; mais le verre au travers duquel on nous le montre, est plein de taches. II n’y a là-dessus qu’une voix, et tout le monde convient que ce roman n’est pas écrit dans toute la pureté de notre langue. Le style en est inégal, les expressions mal choisies, et quelquefois même assez ignobles. On y trouve de fréquentes répétitions de mots, de mauvaises constructions de phrases, et des termes qui ne sont point français. Voilà pour le traducteur. Venons à l’ouvrage.
Son but est d’inspirer l’amour de la vertu. Tout ce qui a pour objet une entreprise si louable ne peut manquer de nous toucher vivement. Non, la vertu n’est pas dans un si grand discrédit qu’on veut quelquefois nous le persuader. Si elle ne règle pas toujours les actions de la plupart des hommes, elle conserve du moins encore un secret 623pouvoir sur les cœurs. Ceux mêmes qui, dans la pratique, s’éloignent le plus de ses principes, ne peuvent se refuser à l’attrait vainqueur de ses charmes, lorsqu’elle les fait briller à leurs yeux. J’avoue que l’impression n’en est souvent que momentanée, et que dans l’admiration qu’elle inspire, on ne forme presque jamais que de vains désirs de la posséder. Mais quoique ce goût naturel ne nous rende pas toujours vertueux, rien n’est plus utile cependant que de l’entretenir, que de l’augmenter dans les cœurs. Ce germe précieux n’y sera pas toujours oisif, et tôt ou tard il y produira les fruits les plus heureux et les plus abondants. Nous ne pouvons donc témoigner trop de reconnaissance à ces hommes généreux, qui s’empressent d’établir le bonheur de la société, en étendant l’empire de la vertu qui en est la base. Applaudissons à un travail qui change nos amusements mêmes en d’utiles leçons, et qui, par le secours d’une fiction, ingénieuse, convertit les préceptes en images, et la morale en plaisirs. Si nous n’allions chercher dans les pays qui nous environnent que de semblables écrits la France ne serait pas inondée de tant de livres pernicieux, où l’on enseigne l’impiété par principes, et où l’on se fait un système de manquer de religion.
II est vrai que tous ceux que la connaissance des langues met en état de rendre dans la nôtre les productions de nos voisins, ne s’exercent pas sur des ouvrages de cette nature. II y a parmi nous d’industrieuses abeilles, qui ne le répandent dans des terres étrangères, que pour venir ensuite nous enrichir des sucs précieux qu’on y recueille. Elles fuient les plantes empoisonnées avec autant de précaution qu’elles s’attachent avec ardeur aux plus salutaires ; et loin de nuire aux fleurs sur lesquelles elles se reposent, elles ne font au contraire que les rendre souvent plus brillantes. Tantôt elles s’y insinuent avec adresse, et en développent les boutons qui ne sont point encore tout à fait épanouis. Tantôt elles voltigent autour d’elles avec légèreté, et en écartent une foule d’atomes étrangers qui en terniraient les couleurs. D’autres fois, elles en font sortir mille petits insectes qui en rendraient l’éclat moins durable. Et d’autrefois enfin, elles en détachent les feuilles les moins saines qui pourraient corrompre toute la fleur. Avec quel plaisir ne les voyons-nous point revenir ensuite chargées du miel délicieux qu’elles ont préparé à notre goût ? Et quel avantage ne retirons-nous pas de leur travail ?
Si l’Angleterre mérite que nous lui fassions hommage de quantité d’excellents écrits que nous avons en notre langue, M. de la Place doit partager notre reconnaissance avec les autres traducteurs qui nous les ont procurés. Non content d’avoir déjà enrichi la littérature française de ce que le théâtre d’Angleterre a de plus beau, il a encore voulu nous faire part d’un nouveau roman anglais, qu’on peut regarder comme une leçon continuelle de morale pour les jeunes gens. Tom Jones en est le héros. Cet enfant, dont on ignora longtemps l’origine, tomba heureusement entre les mains d’un seigneur, dont l’humanité, la prudence et la religion font proprement le caractère. Celui-ci se nommait Alvvorthy (sic). C’était un homme riche, veuf et sans enfants. II prit soin du petit Jones, comme s’il eût été son propre fils. II remarqua bientôt en lui toutes les qualités extérieures qui rendent un jeune homme aimable, avec un fond excellent qui pouvait en faire dans la suite un très honnête homme.
Tel est le fond de ce roman, dont le but est de montrer les dangers où l’imprudence peut conduire quelquefois les hommes les plus vertueux. La vertu paraît ici sous toutes 624les formes qui peuvent la faire aimer. Dans Alworthy, on la voit toujours constante etinébranlable : susceptible peut-être de quelques surprises, mais incapable du moindre travers. Si elle souffre de légères éclipses dans la conduite de Tom Jones et de Sophie, c’est pour donner lieu à des remords qui la vengent. Le crime en contraste avec elle, n’en devient que plus méprisable. Il est peint dans cette histoire sous les couleurs les plus odieuses ; la prospérité qui le suit n’y est que passagère : la honte, l’infamie, les disgrâces y marchent toujours à sa suite. […] C’est la variété des évènements, la finesse des portraits, les délicatesses da l’amour, l’analyse de nos sentiments et les peintures brillantes de nos mœurs, qui rendent la plupart de nos bons romans si intéressants. L’on n’aperçoit ici presque rien de toutes ces choses-là, et cependant on lit cet ouvrage avec beaucoup de plaisir. C’est qu’il y règne partout une simplicité et un naturel qui attachent, et qui lui donnent l’air d’une histoire véritable plutôt que d’un roman. On y peint l’homme, plutôt que le grand seigneur ; et il ne faut être ni prince, ni duc, ni marquis, pour se reconnaître aux tableaux qu’on y fait de nos passions, de nos vertus et de nos vices.
On y raconte des aventures de voyages, que tout le monde peut rencontrer également ; ce n’est point dans des châteaux superbes, dans des palais magnifiques que se passent tous ces évènements ; des maisons particulières, de simples hôtelleries, sont le théâtre de la plupart des scènes épisodiques qui forment cette histoire. Pour peu qu’on ait voyagé, surtout dans les voitures publiques, on n’est pas éloigné d’ajouter foi à toutes ces aventures : il n’est personne qui ne puisse en avoir eu de semblables. Elles sont extrêmement fréquentes, principalement sur les grandes routes ; et l’on est charmé de voir dans un livre des choses toutes pareilles à celles dont on a été soi-même témoin. Sans sortir de l’enceinte de Paris on pourrait aussi trouver à chaque pas mille sujets de romans, et le faubourg Saint-Marceau en fournirait peut-être autant que le quartier Saint-Honoré ; mais on a un goût décidé pour le brillant, et ce n’est que parmi la plus haute noblesse qu’on va puiser des mémoires, qui vraisemblablement ne doivent pas amuser beaucoup les gens d’un rang inférieur. Ce sont les mœurs des grands qu’on veut nous peindre ; et ceux qui prennent ce soin sont ordinairement si petits, ils ont si peu de connaissance de ce qui se pratique dans des maisons où il ne sont jamais entrés, de ce qui s’observe parmi des personnes qu’ils n’ont jamais été à portée de connaître, de ce qui se passe dans des cœurs si différents du leur, qu’on peut dire que de pareils écrits donnent aux grands qui les lisent, une idée véritable de l’insuffisance de l’écrivain, et au peuple, une fausse idée de la grandeur.
On a obligation à M. de la Place d’avoir retranché fort à propos de l’Histoire de Tom Jones, plusieurs endroits qui en eussent rendu la lecture languissante et ennuyeuse. Bien des gens souhaiteraient aussi qu’il eût donné un air un peu plus français au reste de l’ouvrage. Ils prétendent que la scène où l’on représente des gentilshommes qui se battent à coups de poings, et qui se font d’énormes meurtrissures, est un spectacle révoltant à nos yeux, et que la supériorité dans ces sortes de combats, ne donne pas une grande idée du vainqueur. Mais malgré ce défaut et d’autres encore de cette nature, ce roman attache et intéresse. Pourquoi cela ? J’en ai apporté une raison, et j’en ai insinué une autre au commencement de cet extrait : c’est ce goût, cette estime naturelle que nous avons pour la vertu. Nous sentons qu’elle est faite pour nous 625rendre heureux, et rien ne nous satisfait tant que l’espèce de bonheur qu’elle nous procure. Or toutes les scènes principales de L’Enfant trouvé nous font sentir cette joie délicieuse d’où résulte le plus parfait bonheur. Ce que la reconnaissance a de plus vif, ce que l’amitié a de plus tendre, ce que le désintéressement a de plus noble, ce que la candeur, la fermeté, le courage ont de plus touchant, de plus admirable, de plus héroïque, voilà ce qui relève, ce qui anime les situations, les images qui sont répandues dans tout le cours de cet ouvrage. On se livre avec joie aux douces impressions qu’elles font naître ; nul remord ne les suit ; c’est pour la vertu seule qu’on s’intéresse.
7) Mme de Graffigny à Devaux : « J’ai eté un peu fachée contre Tom Jones de sa coucherie » mais « voila ce qui s’appelle un succes […] ce sont bien des peintures de Chardin ».
(1508~7 février 1750) […] Doudou a lu toute la matinée, toute la journée L’Enfant trouvé. Depuis trois jours nous jurons apres ceux qui nous interompent. J’en raffolle et le public aussi. En huit jours il y en a eu 15 cent de vendus, quoique fort cher, car il coute 8lt 8s. Voila ce qui s’appelle un succes. Tu sais que c’est La Place qui l’a traduit.
(1509~10 février 1750) Apres diner pendant la digestion, Doudou lut un peu de Tom Jones en tremblant d’être interompu. Nous le fumes… […] Quand tu auras lu L’Enfant trouvé, tu n’auras point de regret a sa part du port, je t’en réponds. [même date le soir] Enfin nous avons finis cet Enfant trouvé, que je trouve le roman le mieux fait que j’aye jamais vu. Autez-en les episodes que j’ai passé sans balancer, ce sont bien des peintures de Chardin. Combien d’esprit, de son sens, d’imagination ! Des pilleries, des longueurs, mais enfin beaucoup plus de bon que de mauvais. Je suis desolée que Mr Alworty soit si ressemblant avec mon Dorimont et les deux neveux. Je vois enfin des traits qui me font craindre que l’on ne croye que c’est là mon original.
(1511~février 1750) Garde-toi de commencer Tom Jones sans avoir les volumes de suite, si tu ne veux renrager, je t’en averti. Si tu trouve a le vendre, vens-le apres que tu l’auras lu. On en fait une edition a Rouan qui ne coutera que trois livres. J’en prendrai un pour toi et un pour moi. Je veux l’avoir. La seconde edition e[s]t presque debitée. T’ai-je dit que la premiere etoit de 3 000 ? Je t’ai dit, je crois, que La Place est venu se fourer dans ma loge a la derniere comedie pour faire connaissance avec moi. Je trouve en bas de la page perdue que tu as commencé Tom Jones, Que je te plains ! Mais le second n’est pas de même, au moins. Ne t’y attend pas.
(1513~20 février 1750) Tiens, je soufre pour toi de ce retard de ton Tom Jones. J’ai envie de te le conter comme une comedie. Ce serait un bon tour a te faire.
(1514~22 février 1750) J’ai eté un peu fachée contre Tom Jones de sa coucherie, mais j’ai su bien bon gré à l’auteur d’en avoir fait un homme. Je suis ravie qu’il 626t’attache come moi. Si tu as le quatrieme, c’est bien pis. Je veux te voir a genoux devant Mde Miller. A propos, n’as-tu pas été bien touché du voleur qui tremble en présentant un pistolet vuide ? Mon Dieu, comme ces caracteres-la sont vray, comme il sont les tableaux de Chardin. Je ne sais rien de si ressemblans que Mr Westerns et mon pere. Il m’a toujours sembler l’entendre.
(1517~1er mars 1750) Je n’ai jamais pretendu louer le stile de Tom Jones et, si j’ai donné des louanges a La Place, ce que j’ignores, c’est d’avoir abrege les longueurs en partie, et de l’avoir encore mieux traduit qu’aucun livre anglais, excepté Pope. Du reste, je n’ai pas pris garde du tout au phrase. Je n’ai vu que les caractere, les tableaux et l’interets. Tout le monde crie contre le stile. Je l’abbandonne meme sans le connoitre. Ainci nous voila d’acort.
8) Recension critique (anonyme) de L’Enfant trouvé parue dans le Gentleman’s Magazine, A literary article from Paris (mars 1750)
« Les Françaises doivent trouver ce roman choquant. Elles ne pardonneront pas au héros son inconstance ; mais l’action avant tout ».
Histoire de Tom Jones, ou l ’ Enfant trouvé ; the History of T. Jones, or the (sic) Foundling, translated into French by M. De la Place, and adorned with cuts designed by M. Gravelot.
[ … ] In France ladies would be shocked at the repeated breaches of faith in Tom Jones to his mistress, and fathers and mothers would exclaim against that resolute boldness with which Miss Western abandons her father’s house to preserve herself inviolate to her lover. In England they are not so rigorous ; every father and mother indeed, in London as well as Paris, would be glad to have their children perfectly obedient to their will ; but love of liberty in the English renders them generally more disposed to forgive the disobedience of a daughter when her obedience might make her miserable. Inconstancy in a lover will no more be pardon’d by an English than a French woman, but the first will sooner pass by a slight neglect ; in general the English ladies are more jealous of a man’s sentiments, the French of his action. M. de la Place, the translator would have done well perhaps to have inserted these remarks, which we have ventured to make in his preliminary discourse, in order to prevent those objections which some cavillers might make against M. Fielding. […]
M. de la Place has considerably abridged this romance, which in the original makes 6 volumes. We would advise him to make some more retrenchments when he comes to give* a second edition of his translation. In a letter which is addressed to Mr Fielding, he justifies his abridgment after the following manner. [ … ] If Mr Fielding had written for the French, he would have suppressed a multitude of passages excellent in themselves, but which appear to a Frenchman unseasonable or misplaced. When he has once armed his imagination with the interesting result of an intrigue highly pathetic, and artfully laid, he becomes impatient under all sorts of digressions, dissertations or moral touches, and regards all such ornaments, 627 however fine, as obstacles to the pleasure which he is in haste to enjoy. I have done no more than what the author himself would have done. [ … ]
It is very seldom that a work of wit and entertainment does not suffer by a translation ; for instance, the person introduced by Mr Fielding under the name of Fitzpatrick, is continually talking in a mixture of Irish and English, which tickles the ear of an Englishman, but has no effect on the French. M. de la Place has however in his translation preserved most of the graces of the original. He is not indeed absolutely correct, but so far from deserving censure for some negligence of style that it is surprising to see so few faults of that kind, since he spent about five months on so long and diffuse a work. The designs of M. Gravelot for the cuts which adorn this edition well deserved to be executed by our best engravers.
*Since the writing of this article, the edition, to which artfully put printed for Mr. Nourse in London, has been suppressed by an arrêt of the council of state.
9) Bibliothèque impartiale janvier février 1750 p. 434 signé AR
Les Anglais se sont mis dans le goût d’écrire des romans. Le succès éclatant de leur Pamela n’a sans doute pas peu servi à les y encourager. On a vu paraitre depuis elle David Simple, et Joseph Andrews. Voici présentement Tom Jones, qui se produit sur la scène, un peu francisé à la vérité par les soins de M. de la Place, mais qui conserve toujours des marques reconnaissables de son origine. II faut assurément que les ouvrages de la nature de ceux-ci se rapportent aux mœurs des nations pour qui ils sont faits, qu’ils en expriment le génie et le caractère. C’est ce qui a donné à 1’incomparable chevalier de la Manche cette supériorité sur tous les livres semblables écrits depuis Cervantès, que je crois bien décidée. Mais comme ces nuances, ou couleurs propres aux nations, ont ordinairement quelque chose de trop fort, et pour ainsi dire, de tranchant, l’art des auteurs, qui se proposent d’exceller dans de telles compositions, c’est de fondre ces traits marqués avec d’autres traits généraux, propres à tous les hommes, et qui puissent par conséquent intéresser les lecteurs de tous les lieux et de tous les temps. Or voilà, si je ne me trompe, ce qui manque encore aux auteurs anglais. Ils ne veulent que des touches fortes et expressives, sans penser au gracieux. Cela fait des livres singuliers, qui forment un genre à part, si vous voulez, mais qui ne se font pas lire avec le même plaisir qu’on ressent à la lecture de ceux où le goût et le sentiment dominent.
Que serait-ce si Tom Jones était tombé entre les mains d’un traducteur ordinaire, qui ne se fût proposé d’autre mérite que celui de la fidélité à l’original anglais est en 6 volumes, contenant 18 livres, chacun desquels est précédé d’un discours préliminaire, en forme de dissertation, sur quelque point de littérature, ou de morale, souvent étranger au sujet. Nos lecteurs français n’auraient jamais voulu soutenir l’ennui d’une pareille bigarrure. Ainsi M. Fielding, c’est l’auteur anglais, au cas qu’il entende ses véritables intérêts, doit non seulement accepter les excuses que lui fait M. de la Placed’avoir apporté du changement à la forme de son ouvrage, mais il doit lui en témoigner une sincère reconnaissance. D’ailleurs tout cet ouvrage est fort bien exécuté, soit pour le style et le tour de la traduction qui part d’une main 628dont l’habileté est reconnue, soit par rapport à l’impression et aux estampes. Les personnes, pour qui de pareilles productions sont principalement destinées, aiment qu’on les leur présente, avec tous ces ornements dont des ouvrages plus solides peuvent se passer jusqu’à un certain point.
10) La Bibliothèque impartiale, mai-juin 1750 : « la vie d’un grivois ».
Les Anglais se sont mis dans le goût d’écrire des romans. Le succès éclatant de leur Paméla n’a sans doute pas peu servi à les y encourager. On a vu paraître depuis elle David Simple, et Joseph Andrews. Voici présentement Tom Jones.[…] Voilà qui est merveilleux : je ne ferai qu’une petite difficulté. La vie d’un grivois (car tel est au fond le héros de ce livre) tissue d’aventures qui sont rien moins que délicates, semée de portraits assez libres, et de situations qui peignent le vice un peu trop naturellement, une telle vie est-elle parfaitement propre à remplir le canevas de cette magnifique morale ?
11) Mercure de France mars 1750 : « Jones, tout libertin qu’il est, s’attache tous les cœurs sensibles par sa candeur ».
Nous ignorons s’ils [les Anglais] ont approuvé le part que l’auteur a pris d’imiter la manière de Michel Cervantès, de Scarron et de Le Sage, dans le titre de ses chapitres. Pour nous, il nous paraît, qu’autant elle convient dans les fictions détachées uniquement à réjouir, autant elle est déplacée dans un ouvrage dont l’objet principal est d’intéresser. […] Sancho Pansa a donné à M. Fielding l’idée d’un certain Partridge, qui à la vérité n’est pas aussi agréable que l’écuyer de Don Quichotte, mais qui cependant peut avoir de quoi plaire aux Anglais. […] Les détails bas de l’ouvrage peuvent plaire aux Anglais, mais ils déplaisent souverainement à nos dames. […] M. Fielding entend ici par vertu, non l’observation rigoureuse de tous les préceptes dictées par la morale chrétienne, mais seulement la pratique des principaux devoirs prescrits par la justice et l’humanité. […] Jones, tout libertin qu’il est, s’attache tous les cœurs sensibles par sa candeur, sa générosité, son humanité, sa reconnaissance pour son bienfaiteur, sa tendresse compatissante et toujours secourable pour les malheureux.
12) L’abbé Raynal émet certaines réserves. Il prononce le texte de la Place « gothique » : « on ne peut guère faire bien et faire vite » (Nouvelles Littéraires).
Il y a douze ou quinze mois l’on publie à Londres un roman intitulé l’Enfant trouvé. Cet ouvrage, de M. Fielding, y eut le succès le plus prodigieux. M. de la Place, auteur du Théâtre anglais, vient de le traduire en français. […]
629Quoique le traducteur ait resserré l’ouvrage, il se trouve encore trop long. Les caractères y sont assez bien peints et assez variés, mais la multitude des personnages cause une espèce de confusion. L’intérêt qu’on doit prendre aux deux héros du roman est affaibli par celui qu’on veut que je prenne à des personnages subalternes. Une autre chose mal entendue encore, ce sont des infidélités que Jones fait à sa maîtresse. Les détails bas de l’ouvrage peuvent plaire aux Anglais, mais ils déplaisent souverainement à nos dames. J’ignore si l’original, que je n’ai point vu, est bien écrit, mais la traduction est assez souvent gothique. On ne peut guère bien faire et faire vite.
13) Le marquis d’Argenson vante le succès de ce nouveau roman, tout en s’inquiétant de l’anglomanie des Français : « Tout le monde lit aujourd’hui ce livre à Paris. Qui nous aurait dit, il y a quatre-vingts ans que les Anglais feraient des romans, et meilleurs que les nôtres ? ».
Tout le monde lit aujourd’hui ce livre à Paris, comme on faisait de Gulliver et de Paméla dans leurs temps. Je le dis l’anglicisme nous gagne ; nous y prenons de continuelles leçons de philosophie et de morale en des écrits d’esprit et de force, malheureusement aussi de religion et de politique, car cela altère continuellement les principes de l’une et de l’autre. Il est vrai que leur morale à force d’être hardie, redevient saine. […]
Paméla, David Simple, Andrews, et maintenant l’Enfant trouvé viennent de cette heureuse société. On annonce un autre roman de même espèce, mais parmi les acteurs plus relevés, ceux-ci n’étant que des romans bourgeois sur des scènes bourgeoises.
Dans Tom Jones, la Providence est copiée et représentée d’une exactitude que nous devons lui souhaiter en toutes choses. Dans le cours de la pièce, le vice a quelque bonheur, la vertu supporte de rudes épreuves ; mais le fond des âmes compense les faux dehors de l’épreuve, et, à la fin de la pièce, la vertu se trouve salariée avec une grande exactitude et couronnée d’un grand bonheur proportionnel tandis que le vice est définitivement puni.
Ainsi, les Anglais croient à la Providence, sans croire aux mystères, ni à l’éternité de l’âme. Du reste, l’auteur de ce livre l’a rendu plaisant et amusant, comme il convenait pour se faire lire. L’intérêt augmente de chapitre en chapitre jusqu’à la fin, il attache ; on le lit promptement, quoiqu’il y ait bien des négligences de français dans la traduction. C’est une critique continuelle des mœurs, et même du gouvernement de l’Angleterre. Les caractères y sont soutenus et je ne connais pas de pièce de théâtre où cet article soit mieux observé. Qui nous aurait dit, il y a quatre-vingts ans que les Anglais feraient des romans, et meilleurs que les nôtres ? Cette nation va bien loin à force de liberté en tout. Après avoir tenu école de cynisme, ils professent aujourd’hui la morale la plus pure, et leur philosophie, par sa hardiesse, est revenue à la vérité.
63014) Dans ses Lettres sur quelques écrits de ce temps (6 juillet 1751), Fréron invective contre le mauvais goût anglais : « Leur Mont Parnasse est un autre Etna qui vomit des flammes, de la cendre et de la fumée ».
[…] Les Anglais, si jaloux de leur indépendance, veulent-ils donc l’étendre jusques sur leur manière d’écrire. […] La forme de leurs livres (me pardonnerez-vous ce parallèle) ressemble à celle de leur gouvernement et retrace, pour ainsi dire, les trois pouvoirs qui se réunissent à Westminster. La majesté royale est, en quelque sorte, représentée par les traits vraiment sublimes qui leur échappent ; la Chambres des Pair par des sentiments nobles qu’ils expriment, et celle des Communes (la plus nombreuse) par les petits objets qu’il s’amusent à peindre, par les idées triviales qu’ils ne savent point rebuter, par la bassesse des originaux qu’ils nous présentent. Enfin, leur Mont Parnasse est un autre Etna qui vomit des flammes, de la cendre et de la fumée.
Je ne crois pas qu’on en juge plus favorablement après avoir lu l’Histoire de Tom Jones, ou l’Enfant trouvé. Ce roman en anglais renferme dix-huit livres qui font six volumes. Chaque livre est précédé d’un discours préliminaire en forme de dissertation, sur quelque point de littérature ou de morale ordinairement étranger au sujet. Ce goût pédantesque règne dans le corps même de l’ouvrage et coupe souvent l’action dans les moments les plus vifs. M. de la Place, qui nous a enrichis de cette nouvelle production britannique, l’a prudemment réduite à quatre volumes. […] Un autre interprète eût peut-être poussé la sévérité encore plus loin que M. de la Place. Il eût supprimé tout le bas comique répandu avec profusion dans cette histoire. Il nous eût fait grâce, par exemple, du barbier Partridge, plaisant détestable, ennuyeux pédagogue qui lâche à tout propos des bribes de latin. Il eût changé surtout les titres des chapitres qui dégénèrent quelques fois en bouffonneries insipides. […] Quelques lecteurs raisonnables auraient aussi souhaité que M. de la Place eût corrigé le défaut de vraisemblance qui se trouve dans le fondement de cette histoire. […]
Malgré les vices de ce roman, je suis forcé d’avouer que je l’ai lu deux fois avec beaucoup de plaisir. Il y a des endroits si touchants et si pathétiques ; le sentiment y est exprimé avec tant de force et de vérité ; la morale en est si belle ; les caractères si vrais et si bien soutenus, qu’on ne peut refuser à l’autre beaucoup de génie et de talent pour peindre les hommes. D’ailleurs, le but qu’il s’est proposé est si noble et en général si heureusement rempli, qu’on doit lui pardonner ses défauts, les attribuer même à sa nation plutôt qu’à son esprit. Son dessein, dans tout le cours de cet ouvrage, est de rendre l’innocence et la bonté également aimable, et surtout de faire voir par les portraits de Jones et de Blifil, que la différence est grande entre les fautes que trop de candeur fait dégénérer en impudence et celles qui procèdent uniquement d’un cœur faux et gâté. […]
L ’ Enfant trouvé a mis le comble à la gloire de M. Fielding. Un Anglais m’a dit que la première édition a été enlevée en feuilles toutes mouillées et suivie de trois autres qui ont enrichi le libraire et l’auteur. Ce dernier s’est vu en état de prendre un 631équipage. Quelle différence de nation à nation. En France le meilleur roman donne à peine à son auteur de quoi vivre pendant une année.
15) Grimm parle le premier du « roman domestique » anglais (Correspondance littéraire, 1er août 1753) :
Les Anglais ont une espèce de roman domestique qui est tout à fait inconnu aux Français. Je parle des romans d’un excellent auteur qu’ils ont aujourd’hui dans ce genre, c’est M. Fielding, qui vient de donner un nouveau roman en anglais sous le titre d’Amélie. Cet écrivain méritera sans doute une place distinguée parmi les auteurs qui ont illustré l’Angleterre, est très original, grand peintre, toujours vrai et quelquefois aussi sublime que Molière. Son Tom Jones ou l’enfant trouvé […] et surtout son Joseph Andrews et le ministre Abraham Adams sont des ouvrages excellents dans leur genre, pleins de traits de génie. Il paraît d’abord étonnant que les Français qui ont beaucoup de romans dans leur langue, n’en aient pas qui peignent leurs mœurs domestiques. […] Les Anglais […] ont conservé avec leur liberté, le privilège d’être chacun en particulier ce qu’il est par son caractère et par sa façon de penser, de ne point cacher ses opinions, et de conserver les manières, le ton et les préjugés de la profession qu’il exerce. Voilà pourquoi nous n’aurons jamais de roman domestique et pourquoi les romans anglais de ce genre sont si agréables, même pour les étrangers qui n’ont jamais été à portée de connaître les mœurs anglaises.
16) Voltaire livre ses impressions ironiques à la marquise du Deffand :
(D8533) Lire les romans anglais quand vous ne voulez pas lire l’Ancien Testament. Dites-moi donc, s’il vous plait, où vous trouverez une histoire plus intéressante que celle de Joseph, devenu contrôleur général en Egypte, et reconnaissant ses frères. Comptez-vous pour rien Daniel qui confond si finement les deux vieillards ? Quoique Tobie ne soit pas si bon, cependant cela me parait meilleur que Tom Jones, dans lequel il n’y a rien de passable que le caractère d’un barbier.
17) L’abbé Jacquin : Entretiens sur l’origine des romans (1755)
Avais-je donc tort de vous prophétiser que le roman de Paméla serait bientôt oublié ? Vous en étiez idolâtre pour lors ; et cependant, sans votre petite chienne, que vous appelâtes de ce nom, vous en resterait-il encore quelque idée ? Il en fut de même il y a trois ans de TomJones et de Clarisse. Il en sera des romans de nos jours comme de ceux de l’Antiquité : un très petit nombre passera à la postérité.
63218) Pierre Clément résume : « Tant de longueurs ne m’ont pas impatienté jusqu’à me rendre insensible aux belles situations et aux excellents caractères du nouveau roman » (Cinq années littéraires, Berlin 1756).
Eh bien, Monsieur, cet Enfant trouvé, ce Tom Jones en six volumes, a été réduit à quatre en français, c’est-à-dire qu’il n’en a plus que deux de trop. Je passerai volontiers à M. Fielding son amour outré pour les réflexions, pour les digressions, pour les préfaces, pour les portraits bas et les menus détails. Qu’il me permette seulement de penser que s’il eût supprimé tous ces fatras, il eût fait un roman beaucoup plus agréable à ses compatriotes mêmes. On souffre peut-être à Londres ces espèces de hors d’œuvres ; mais je doute qu’on y prise beaucoup plus qu’ici un conteur par chapitres qui se mêle à tout propos avec ses personnages, qui vous arrête au milieu d’un évènement pour vous dire : « attendez que je vous fasse une réflexion et un autre récit ». Hé Monsieur ! Je n’ai pas le temps, finissez et ne me faites pas acheter si cher le plaisir d’entendre une bonne histoire.
Tant de longueurs ne m’ont pas impatienté jusqu’à me rendre insensible aux belles situations et aux excellents caractères du nouveau roman. […]
Il y a une vérité dans ce tableau, une force d’expression et de contraste ! Le traducteur est celui du Théâtre Anglais en huit volumes. Des puristes l’accusent de ne pas savoir le français. Bagatelle ! L’abbé Desfontaines a bien traduit Joseph Andrews sans savoir l’anglais. Mr. Fielding est à l’épreuve de tout cela.
19) Jaucourt parle dans L’Encyclopédie de « l’amour des bonnes mœurs et de la vertu » : « Roman » 1767.
Mais la plupart des auteurs des autres romans qui leur ont succédé dans ce siècle, sont des productions dénuées d’imagination, ou des ouvrages propres à gâter le goût, ou ce qui est pis encore, des peintures obscènes dont les honnêtes gens sont révoltées. Enfin, les Anglais ont heureusement imaginé depuis peu de tourner ce genre de fictions à des choses utiles, et de les employer pour inspirer en amusant l’amour des bonnes mœurs et de la vertu par des tableaux simples et naturels et ingénieux des événements de la vie. C’est ce qu’ont exécuté avec beaucoup de gloire et d’esprit MM. Richardson et Fielding.
Les romans écrits dans ce bon goût sont peut-être la dernière instruction qu’il reste à donner à une nation assez corrompue pour que tout autre lui soit inutile.
63320) La marquise du Deffand écrit (14 juillet 1773) au francophile Horace Walpole : « Je n’aime que les romans qui peignent les caractères, bons et mauvais ».
Je viens de relire Tom Jones, dont le commencement et la fin m’ont charmée. Je n’aime que les romans qui peignent les caractères, bons et mauvais. C’est là où l’on trouve de vraies leçons de morale ; et si on peut tirer quelques fruits de la lecture, c’est de ces livres-là ; ils me font beaucoup d’impression ; vos auteurs [sont] excellents dans ce genre, et les nôtres ne s’en doutent point. J’en sais bien la raison, c’est que nous n’avons point de caractère. Nous n’avons que plus ou moins d’éducation, et que nous sommes par conséquent imitateurs et singes les uns des autres.
21) Walpole dénonce le mauvais goût des romans anglais. À la marquise du Deffand il répond le 3 août 1773 : « Dans les romans de Fielding, il y a des curés de campagne qui sont de vrais cochons. Je n’aime pas à lire ce que je n’aimerais pas entendre ».
Je n’accorde pas, comme vous, le même mérite à nos romans. Tom Jones me fit un plaisir bien mince : il y a du burlesque, et ce que j’aime encore moins, les mœurs du vulgaire. Je conviens que c’est fort naturel, mais le naturel qui n’admet pas du goût me touche peu. Je trouve que c’est le goût qui assure tout, et qui fait le charme de tout ce qui regarde la société. Scarron peut être aussi naturel que Mme de Sévigné, mais quelle différence. Mille mères peuvent sentir autant qu’elle ; c’est le goût qui la sépare du commun des mères. Nos romans sont grossiers. Dans Gil Blas il s’agit très souvent de valets, et de telle engeance, mais jamais, non jamais, ils ne dégoûtent. Dans les romans de Fielding, il y a des curés de campagne qui sont de vrais cochons. – Je n’aime pas à lire ce que je n’aimerais pas entendre.
22) La Harpe, disciple de Voltaire, invective contre La Place et ses mauvaises traductions :
« cet homme, sans talent, sans esprit, sans connaissances, sans savoir même écrire le français, parvint cependant à une sorte de fortune dans les lettres » (nécrologie dans Le Mercure de France reprise telle quelle dans le Cours de Littérature, 1799).
Il (La Place) était né en 1707, et mourut au commencement de 1793. Il s’appelait le doyen des gens de lettres ; sur quoi l’on a dit qu’il se faisait le doyen d’un corps dont il n’était pas. Il peut être utile de faire voir comment cet homme, sans talent, sans esprit, sans connaissances, sans savoir même écrire le français, parvint cependant à une sorte de fortune dans les lettres […]
634Il fut plus heureux dans sa traduction de Tom-Jones, le seul ouvrage de lui qui soit resté ; ce n’est pas qu’il n’ait défiguré et même étranglé inhumainement ce chef-d’œuvre de Fielding ; mais ce roman, le meilleur des romans, offre tant d’intérêt et de variété, que ceux qui ne savent pas l’anglais le liront toujours, même dans la plate version que nous en avons, jusqu’à ce qu’une meilleure plume vienne quelque jour venger Fielding.
23) Le citoyen Davaux « venge Fielding » en 1796 :
Encore Tom Jones ! Il est si connu en roman, en comédie, en opéra-comique. Je le sais, et si je crois cependant donner un ouvrage absolument nouveau. Vous connaissez Tom Jones, ami lecteur : mais vous ne connaissez pas l’aimable philosophe Fielding. Plus gai, plus sensible que Richardson. […] Il (Fielding) paraîtra seul dans tous les chapitres préliminaires de chaque livre. Ils ont été totalement omis dans la traduction de La Place qui, le premier, nous a fait connaître les romans anglais.
24) Sade : Idée sur les romans (1799) : « C’est Richardson, c’est Fielding qui nous ont appris que l’étude profonde du cœur de l’homme ».
Enfin les romans anglais, les vigoureux ouvrages de Richardson et de Fielding, vinrent apprendre aux Français, que ce n’est point en peignant les fastidieuses langueurs de l’amour, ou les ennuyeuses conversations des ruelles, qu’on peut obtenir des succès dans ce genre ; mais en traçant des caractères mâles qui, jouets et victimes de cette effervescence du cœur connue sous le nom d’amour, nous en montrent à la lois et les dangers et les malheurs ; de là seul peuvent s’obtenir ces développements, ces passions si bien tracés dans les romans anglais. C’est Richardson, c’est Fielding qui nous ont appris que l’étude profonde du cœur de l’homme, véritable dédale de la nature, peut seule inspirer le romancier, dont l’ouvrage doit nous faire voir l’homme, non pas seulement ce qu’il est, ou ce qu’il se montre, c’est le devoir de l’historien, mais tel qu’il peut être, tel que doivent le rendre les modifications du vice, et toutes les secousses des passions ; il faut donc les connaître toutes, il faut donc les employer toutes, si l’on veut travailler ce genre-là. Nous apprîmes aussi que ce n’est pas toujours en faisant triompher la vertu qu’on intéresse ; qu’il faut y tendre bien certainement autant qu’on le peut, mais que cette règle, ni dans la nature, ni dans Aristote, mais seulement celle à laquelle nous voudrions que tous les hommes s’assujettissent pour notre bonheur, n’est nullement essentielle dans le roman, n’est pas même celle qui doit conduire à l’intérêt ; car lorsque la vertu triomphe, les choses étant ce qu’elles doivent être, nos larmes sont taries avant que de couler ; mais si après les plus rudes épreuves, nous voyons enfin la vertu terrassée par le vice, indispensablement nos âmes se déchirent, et l’ouvrage nous ayant excessivement émus, ayant, comme disait Diderot, ensanglanté nos cœurs au revers, doit indubitablement produire l’intérêt qui seul assure des lauriers.
63525) Germaine de Staël, Essai sur les fictions, chapitre xv : « De L’imagination des Anglais dans leur poésie et dans leurs romans ».
Le don d’émouvoir est la grande puissance des fictions ; on peut rendre sensibles presque toutes les vérités morales, en les mettant en action. La vertu a une telle influence sur le bonheur ou le malheur de l’homme, qu’on peut faire dépendre d’elle la plupart des situations de la vie. Il y a des philosophes austères qui condamnent toutes les émotions, et veulent que l’empire de la morale s’exerce par le seul énoncé de ses devoirs : mais rien n’est moins adapté à la nature de l’homme en général qu’une telle opinion ; il faut animer la vertu pour qu’elle combatte avec avantage contre les passions ; il faut faire naître une sorte d’exaltation pour trouver du charme dans les sacrifices ; il faut enfin parer le malheur pour qu’on le préfère à tous les prestiges des séductions coupables ; et les fictions touchantes qui exercent l’âme à toutes les passions généreuses, lui en donnent l’habitude, et lui font prendre à son insu un engagement avec elle-même, qu’elle aurait honte de rétracter, si une situation semblable lui devenait personnelle. Mais plus le don d’émouvoir a de puissance réelle, plus il importe d’en étendre l’influence aux passions de tous les âges, aux devoirs de toutes les situations. L’amour est l’objet principal des romans, et les caractères qui lui sont étrangers n’y sont placés que comme des accessoires. En suivant un autre plan, on découvrirait une multitude de sujets nouveaux. Tom Jones est de tous les ouvrages de ce genre celui dont la morale est la plus générale ; l’amour n’est présenté dans ce roman que comme l’un des moyens de faire ressortir le résultat philosophique. Démontrer l’incertitude des jugements fondés sur les apparences, prouver la supériorité des qualités naturelles et, pour ainsi dire, involontaires, sur ces réputations qui n’ont pour base que le respect des convenances extérieures, tel est le véritable objet de Tom Jones, et c’est un des romans les plus utiles et le plus justement célèbres. […]
Il y a des longueurs dans les romans des Anglais comme dans tous leurs écrits ; mais ces romans sont faits pour être lus par les hommes qui ont adopté le genre de vie qui y est peint, à la campagne, en famille, au milieu du loisir des occupations régulières et des affections domestiques. Si les Français supportent les détails inutiles qui sont accumulés dans ces écrits, c’est par la curiosité qu’inspirent des mœurs étrangères. Ils ne tolèrent rien de semblable dans leurs propres ouvrages. Ces longueurs, en effet, lassent quelquefois l’intérêt, mais la lecture des romans anglais attache, par une suite constante d’observations justes et morales, sur les affections sensibles de la vie. L’attention sert en toutes choses aux Anglais, soit pour peindre ce qu’ils voient, soit pour découvrir ce qu’ils cherchent.
Tom Jones ne peut être considéré seulement comme un roman. La plus féconde des idées philosophiques, le contraste des qualités naturelles et de l’hypocrisie sociale, y est mise en action avec un art infini, et l’amour, comme je l’ai dit ailleurs, n’est que l’accessoire d’un tel sujet.
63626) Marmontel loue le Tom Jones de La Place dans son Essai sur les romans, écrit vers 1799, publié en 1816 : « chaque chose y produit son effet naturel »
Dans Tomes (sic) Jones, roman de Fielding, quelle distinction fine et juste entre les erreurs et les vices ; entre les écarts passagers, qui, dans un jeune homme, ne prennent rien sur la bonté du naturel, et ces vices profonds et graves qui ne laissent rien espérer du mauvais cœur où ils sont empreints ! Quel contraste de caractères, que ces jeunes gens, l’un dissimulé, fourbe et méchant jusqu’à la noirceur, sous les dehors de la sagesse ; l’autre, ayant contre lui toutes les apparences, est sincère, bon généreux jusqu’à la magnanimité ! Quelle indignation l’un inspire et l’autre quel tendre intérêt ! Quel soulagement on éprouve, lorsque cet odieux Blifil est démasqué et que l’aimable et vertueux Jones est connu et rentré en grâce ! Il n’y a rien là d’équivoque, ni dans les mœurs, ni dans l’exemple, ni dans l’impression qu’il laisse ; sans préambule et sans épilogue, chaque chose y produit son effet naturel.
27) Tom Jones, ou Histoire d’un enfant trouvé, traduite de Fielding par L. C. Chéron (1804) : « La Place en a fait une imitation qui ne reproduit ni le génie, ni les grâces de l’original ».
Tom Jones, suivant La Harpe, est le premier roman du monde. La Place en a fait une imitation qui ne reproduit ni le génie, ni les grâces de l’original. Retranchant d’une main barbare tous les ornements de style, toutes les beautés de détails, il n’a laissé subsister que la contexture du roman. « La Place, dit La Harpe, a défiguré, et même étranglé inhumainement le chef-d’œuvre de Fielding. Quand nous donnera-t-on donc Tom Jones tel que Fielding l’a composé ? » et en énonçant ce vœu, l’on ne songeait qu’à ces chapitres célèbres servant d’introduction à chaque livre, sans se douter que le corps entier de l’ouvrage avait été non seulement affaibli, mais presque entièrement dénaturé. Qu’il est donc puissant par lui-même, puisque, malgré cette horrible mutilation, il a eu un succès aussi général.
- CLIL theme: 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN: 978-2-8124-0965-3
- EAN: 9782812409653
- ISSN: 2258-3556
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-0965-3.p.0637
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-22-2013
- Language: French