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Extrait / L’Histoire de Pompée le Petit ou La Vie et les aventures d’un chien de compagnie

LIVRE I, CHAPITRE II

La naissance, l’origine, l’éducation, et les voyages d’un chien de compagnie

Pompée, fils de Julio et de Phyllis, naquit en 1735 après J.-C. à Bologne, en Italie, localité réputée pour ses chiens de compagnie et pour ses saucisses. Ses parents étaient tous deux de familles les plus illustres, issus d’une longue procession d’ancêtres, qui s’étaient trouvés dans de nombreuses régions d’Europe et avaient vécu dans l’intimité des plus grands hommes de l’époque. Ils avaient fréquenté les chambres des beautés les plus fières, et ils avaient leurs entrées dans les cabinets des plus grands princes ; les cardinaux, les rois, les papes et les empereurs étaient tous heureux de les fréquenter, et à ma connaissance la branche la plus ancienne de la famille vit en ce moment chez sa Sainteté au palais papal de Rome.

Mais Julio, le père de mon héros, étant le cadet d’une famille nombreuse, échut en partage à un aristocrate italien de Bologne, de qui je tiens une histoire qui contribue tant à son mérite que ce serait faire offense à sa mémoire de ne la point rapporter ; d’autant qu’il est du devoir d’un historien de dériver l’origine de son héros à partir d’ancêtres honorables, et de l’introduire dans le monde avec autant d’éclat et de renom qu’il le peut.

Il paraît que la ville de Bologne étant fort encombrée de chiens, ses habitants sont astreints, à certaines périodes de l’année, à disséminer par les rues des saucisses empoisonnées pour les anéantir, moyen par lequel leur multitude est réduite à un nombre plus supportable. Or Julio étant sorti un matin dans les rues par l’inattention des domestiques, eut l’envie peu sage de goûter à ces friandises pernicieuses, ce qui le fit sans délai tomber en convulsions violentes. Étant toutefois soulagé en temps opportun avec de l’émétique, et possédant une bonne constitution, il surmonta la maladie, et se souvenant à tout jamais de ce à quoi il avait lui-même échappé, par pitié pour ses frères qui pourraient peut-être subir le même sort, il fut aperçu, pendant toute la saison des saucisses, s’occupant à porter un à un dans sa gueule ces appâts empoisonnés, et à les jeter dans la rivière qui coule dans cette ville. Mais revenons à notre propos.

L’aristocrate italien susmentionné avait une intrigue avec une courtisane célèbre de Bologne, et le petit Julio, qui l’accompagnait souvent lorsqu’il lui rendait visite (puisque c’est le propre de tous les domestiques que d’imiter les vices de leurs maîtres), commença aussi une affaire de cœur avec une petite chienne favorite nommée Phyllis, alors la bien-aimée de cette fille de joie. Elle repoussa longtemps sa cour avec dédain, et le reçut avec cette modestie que les beautés de son sexe savent très bien feindre, mais enfin, dans un petit cabinet consacré à Vénus, l’heureux amant accomplit ses désirs, et Phyllis donna bientôt des signes de grossesse.

Je n’ai pas été en mesure d’apprendre si mon héros fit son entrée dans le monde après une naissance annoncée par des prodiges préalables, et même si la coutume de la plupart des historiens pourrait m’autoriser à les inventer, je crois fort sincère d’avouer, comme fort vraisemblable de conclure, que la Nature ne se mit pas en frais à cette occasion. Les miracles ont indiscutablement cessé en ce siècle, quoi qu’ils aient pu être dans des siècles antérieurs ; nul besoin d’un Dr. Middleton pour nous en convaincre, et je ne crois guère que le Dr. Ch… .n lui-même aurait la hardiesse de me soutenir, si je devais me risquer à en rapporter un à notre époque.

Qu’il soit donc suffisant de dire que le 25 mai 1735 nouveau style, Pompée fit sa première apparition dans le monde à Bologne; jour où, autant que je sache, le soleil brillait tout comme d’habitude, et la nature revêtait exactement le même aspect que n’importe quel autre jour de l’année.

Vers ce moment-là, il se trouva qu’un lord anglais, qui faisait son tour de l’Europe pour s’enrichir des manières et des vêtements étrangers, résidait à Bologne. Et comme un grand but des voyages modernes est le plaisir de mener des intrigues avec des femmes de toutes les nations et de toutes les langues, on l’introduisit auprès de la dame susmentionnée, qui était en ce temps-là la courtisane à la mode la plus prisée de la ville. Le petit Pompée, ayant maintenant ouvert les yeux et appris l’usage de ses pattes, était admis à gambader dans la pièce lorsque sa maîtresse était à sa toilette ou présidait à sa table à thé. À ces occasions, les galants de la dame ne manquaient jamais de jouer avec lui, et force dialogues habiles le concernant fusaient souvent, qui ne manqueraient peut-être pas de briller dans une comédie moderne. Chacun avait quelque chose à dire au petit favori, qui semblait fier d’être remarqué, et qui par de nombreux gestes significatifs faisait souvent croire qu’il comprenait les compliments qu’on lui adressait.

Mais personne ne se distinguait davantage sur ce plan que notre Hillario anglais, qui avait maintenant fait des progrès considérables dans le cœur de sa maîtresse car, en partie la recommandation de sa personne, mais surtout la profusion de ses dépenses firent qu’elle vit en lui un amant très désirable. Et constatant que sa passion dominante était la vanité, elle était trop bonne dissimulatrice, et trop maîtresse de son métier, pour ne pas flatter cette faiblesse à ses fins personnelles. Voilà qui enflamma tant l’ardeur d’Hillario, qu’il se contemplait chaque jour avec un plaisir accru dans son miroir, et tirait vanité en toute occasion de montrer combien il se distinguait des anciens admirateurs de la dame en se croyant bien supérieur à chacun d’eux. Prenant par conséquent le parti de tous les surpasser aussi bien en magnificence qu’il s’imaginait les éclipser dans le succès de son amour, il lui offrait sans cesse les cadeaux les plus coûteux, et entre autres choses, il fit présent à Messire Pompée d’un collier garni de diamants. Voilà qui agit tant sur la vanité du petit animal, pour être le premier ornement qu’il eût jamais porté, qu’il mangeait du biscuit de la main d’Hillario avec deux fois plus de plaisir que celui qu’il éprouvait venant de la main de quelqu’un d’autre, et Hillario en faisait l’occasion de présenter des compliments indirects à sa maîtresse. Quelquefois il jurait qu’il la croyait capable de communiquer sa beauté à ses chiens mêmes, et quand elle souriait de la platitude de ce trait d’esprit, lui, se figurant qu’elle était charmée par sa finesse, était transporté de joie et mettait en pratique toutes les mimiques à la mode que l’usage recommande dans les intrigues. [...]


* Extrait tiré de « L’Histoire de Pompée le Petit ou La Vie et les aventures d’un chien de compagnie », Francis Coventry. Traduction d'Elsa Lévy-Albaric.