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Extrait : « Femmes artistes et écrivaines dans l’ombre des grands hommes »

 


MARY SHELLEY DANS LA MAIN DE SON MARI ?

 

L’ombre de Percy Shelley sur Frankenstein

 

Au début du dix-neuvième siècle, en Angleterre, publier sous couvert d’anonymat était monnaie courante. Mais lorsqu’en janvier 1818 Frankenstein or The Modern Prometheus (Frankenstein ou le Prométhée moderne) paraît dans ces conditions, l’ouvrage déclenche de vives spéculations sur l’identité de son auteur. On y subodore la signature d’hommes de lettres réputés, tantôt celle de William Godwin, tantôt celle de Percy Bysshe Shelley. Mais l’on ne s’imagine guère que Frankenstein puisse être l’œuvre d’une femme, fût-elle la fille du premier et l’épouse du second, qui lui feront longtemps de l’ombre… De fait, Mary Shelley attend jusqu’en août 1823 pour se révéler au grand jour. Elle le fait à l’occasion d’une réédition de son best-seller en devenir et d’une adaptation à succès sur la scène londonienne. Août 1823, c’est aussi une année après la disparition prématurée de son mari, qui se noya en mer, au large de l’Italie, le 8 juillet 1822. Mais ce n’est qu’en octobre 1831, dans l’édition définitive de son roman, remanié par ses soins et augmenté d’une copieuse introduction, que Mary Shelley lève publiquement le voile sur son culte du secret : « Il est vrai que je répugne fortement à me mettre en avant par la plume. »

Toutefois, dès le 14 juin 1818, elle a adressé un pli confidentiel à Walter Scott : « Je tiens à ce que vous ne persistiez plus dans votre erreur de croire M. Shelley coupable de cette tentative juvénile qui est la mienne ; à laquelle – ayant été écrite à un âge précoce – je me suis abstenue d’apposer mon nom – et aussi par respect à l’égard des personnes qui le portent. » Mary, née le 30 août 1797, a à peine vingt ans et l’on devine chez elle une modestie et une pudeur extrêmes, comme si elle ne se sentait pas totalement légitime. Le terme de guilty qu’elle utilise est à cet égard symptomatique. Serait-il possible qu’elle n’ait pas composé Frankenstein toute seule ? De cela, treize ans plus tard, elle se défendra avec vigueur : « Je ne suis certainement pas redevable à mon mari de m’avoir suggéré la moindre péripétie, ni même le moindre enchaînement de sentiments, et pourtant sans son incitation cette idée n’aurait jamais pris la forme sous laquelle elle fut présentée au monde. » En quoi consiste exactement cette « incitation » ? La dénégation qui précède masquerait-elle un aveu ? Mary Shelley, désormais veuve et forte de sa maturité, minorerait-elle le rôle que joua son époux dans la fabrication de son chef- d’œuvre ? Ne noierait-elle pas le poisson de leur collaboration littéraire ? La suite immédiate de ses propos laisse en effet entendre, par une sorte de lapsus calami, que Frankenstein fut conçu comme l’on conçoit un enfant : à deux. « Et maintenant, une fois encore, j’invite ma hideuse progéniture à aller de l’avant et à prospérer.

J’ai de l’affection pour elle, car elle fut le rejeton des jours heureux. » Filons cette métaphore et nous verrons comment Percy Shelley fertilisa le désir d’écrire de sa partenaire ; comment il participa effectivement à la conception de Frankenstein, aidant à l’accouchement de l’écrivaine pendant que celle-ci inscrivait subtilement ce processus de co-création en abyme, dans un mouvement paradoxal de consentement et de rébellion. Consentement à l’abandon de son autorité, rébellion contre cette dépossession. Car c’est aussi de pouvoir qu’il s’agit dans l’acte d’écriture. Surtout à l’époque géorgienne, où le sexe dit faible ne disposait pas de lui-même – les épouses anglaises pouvant même être vendues ! –, où sa voix se heurtait aux murs du patriarcat et des préjugés. Dans un tel contexte social, quelle était la nature de la relation de couple qui nous intéresse ici ? Il conviendra en effet, avant d’entrer dans le vif du sujet, de cerner le rapport de sujétion, qui s’instaura très vite après leur coup de foudre réciproque au printemps 1814, entre la future auteure de Frankenstein et son mentor littéraire [...]

* Référence ouvrage : « Femmes artistes et écrivaines dans l’ombre des grands hommes », Maurel-Indart (Hélène), Coll. Masculin/féminin dans l’Europe moderne, n° 24.