Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface

97

PRÉFACE1

Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe dêtres, se comporte dans une société, en sépanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup dœil, profondément dissemblables, mais que lanalyse montre intimement liés les uns aux autres. Lhérédité a ses lois, comme la pesanteur.

Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement dun homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand jaurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à lœuvre, comme acteur dune époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, janalyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de lensemble.

Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose détudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite dune première lésion organique, et qui déterminent, [2]2 selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils sirradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le Second Empire, à laide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup dÉtat à la trahison de Sedan.

98

Depuis trois années, je rassemblais les documents de ce grand ouvrage, et le présent volume était même écrit, lorsque la chute des Bonaparte, dont javais besoin comme artiste, et que toujours je trouvais fatalement au bout du drame, sans oser lespérer si prochaine, est venue me donner le dénouement terrible et nécessaire de mon œuvre. Celle-ci est, dès aujourdhui, complète ; elle sagite dans un cercle fini ; elle devient le tableau dun règne mort, dune étrange époque de folie et de honte.

Cette œuvre, qui formera plusieurs épisodes, est donc, dans ma pensée, lHistoire naturelle et sociale dune famille sous le Second Empire. Et le premier épisode : la Fortune des Rougon, doit sappeler de son titre scientifique : Les Origines.

Émile Zola.

Paris, le 1er juillet 1871.

99 100

La marche des insurgés (daprès le dossier préparatoire du roman)

1 Nous avons reproduit la première version de cette préface, rédigée avant la chute du Second Empire, dans le dossier documentaire, ci-dessous, p. 495-495.

2 Les chiffres entre crochets renvoient à la pagination de lédition de base (Charpentier).