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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Voltaire à Ferney. Adresse à la postérité moderne (1758-2015)
  • Pages : 9 à 15
  • Collection : L'Europe des Lumières, n° 60
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406068754
  • ISBN : 978-2-406-06875-4
  • ISSN : 2258-1464
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06875-4.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/01/2019
  • Langue : Français
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Avant-propos

Puisque les historiens préfèrent maintenant les mentalités aux bonnes et vieilles fatalités infrastructurelles, à eux de travailler.

Jean Goldzink.

Lhistoriographie boude Voltaire, ou plutôt le frôle.

René Pomeau était professeur de littérature, comme Jean Goldzink ou Raymond Trousson1. La plupart des biographes du « Patriarche » ne sont guère historiens. Beaucoup sont journalistes, écrivains ou critiques littéraires, tels Louis-Simon Auger, Eugène de Mirecourt, Gustave Desnoiresterres, Émile Faguet ou, plus près de nous, Pierre Lepape2 . Certains sont des historiens-biographes ou essayistes, tels René-Jean Durdent, Gustave Lanson, Jean Orieux ou Max Gallo3. Gustave Crouvezier était un ancien technicien de laéronautique, reconverti dans la librairie, après la première guerre mondiale4. Les hasards de lactualité, les circonstances politiques ou les errements de lopinion 10publique, enfin, somment régulièrement Voltaire « de sexpliquer », usant parfois de son œuvre comme dun prétexte, au sens premier du terme, dans la poursuite dun combat engagé « pour ou contre les Lumières », comme le montre le récent ouvrage dAndré Glucksmann5. Il serait impossible de les citer tous.

Les grandes sociétés voltairiennes souvrent-elles progressivement à lhistoriographie ? La Société qui relève du Centre dÉtude de la littérature et de la langue française à la Sorbonne, la Voltaire Foundation à Oxford, comme lInstitut et le musée Voltaire de Genève, se sont donnés pour tâche principale, jusquà une date récente, la collection et lédition critique de lintégralité de lœuvre de Voltaire. Initiés dans les années 1950 par Théodore Besterman, les travaux de la Voltaire Foundation souvrent, en 2014, à létude de lensemble des Lumières6. La Société Voltaire voulue par René Pomeau, sise à Ferney depuis mai 2000, revendique un rôle plus fédérateur entre les différents domaines de recherche concernant le « Patriarche ».

La tâche est compliquée, il est vrai, par la masse des lettres, documents, chapitres inédits et écrits divers qui émergent de partout, tout au long du xxe siècle. Lédition de Moland, par les frères Garnier, entre 1877 et 1885, constitue déjà la 27e depuis la mort de Voltaire et compte 52 volumes7. Elle reprend dans une large mesure celle de Beuchot, publiée entre 1828 et 18438. En 1967, le projet de publication par Besterman de lensemble des œuvres est planifié en 146 volumes. En 1980, il en comprend déjà environ 80 dœuvres littéraires, quatre de Cahiers et décrits divers non datables. La seconde édition de la seule correspondance compte, à elle seule, 51 volumes9. Sans compter les problèmes de classification, de rééditions ou de réécritures successives de certains textes majeurs, tels Candide ou les Éléments de la philosophie de Newton. Il faudrait aussi prendre en compte les versions successives dune 11œuvre : Le Comte de Foix, pièce remaniée à trois reprises (quelle version retenir ?), les traductions en anglais, les innombrables contributions aux dictionnaires… La recherche voltairienne accompagne, bien souvent en parallèle, les rééditions successives de ce corpus enrichi. Linflation étourdissante des textes publiés a renouvelé les paradigmes de lécriture biographique, posant avec acuité la question du dosage entre la vie et lœuvre. La tentation est forte de mettre en cohérence la biographie avec labondante correspondance nouvellement publiée (Pomeau, Besterman, Mitford)10. Peut-on partager pour autant lidée que la biographie de Voltaire se trouve tout entière dans ses œuvres ou faut-il, daccord avec Christophe Cave, tenir à distance la Correspondance où se manifeste dans la parole agile un jeu certain avec la vérité11 ?

Ce renouvellement accéléré du corpus des textes publiés dans le dernier tiers du xxe siècle favorise, sans lexpliquer, la prédominance très nette des chercheurs en littérature. Sur les 28 contributions, réunies en 2008, par Christophe Cave et Simon Davies, sous lample titre Les vies de Voltaire, une seule est lœuvre dun historien, Daniel Roche12 . Sans être absente du champ historiographique (Guy Chaussinand-Nogaret ou Pierre Milza13), la recherche voltairienne demeure un peu le parent pauvre des modernistes. Quà cela ne tienne : dautres ont su faire le chemin inverse et traverser la frontière parfois étanche des spécialités universitaires, pour nous apporter des thèmes stimulants de réflexion : Henri Duranton nous ouvre les horizons dun métier dhistorien en voie démancipation des autorités politiques et religieuses grâce à Voltaire, à la veille de la Révolution14. Linfluence du Voltaire historiographe 12est-elle persistante ? De lauteur du Siècle de Louis XIV (1751) à léditeur de labrégé de lhistoire universelle, version primitive de lEssai sur les mœurs (1756), en passant par lhistorien de « lAllemagne », la pérennité de son influence sur lhistoriographie de la Restauration nest pourtant guère évidente15. Les nouveaux maîtres de lhistoire nationale (Thierry, Guizot, Barante, puis Michelet) lignorent presque tout à fait16. Son influence semble reléguée à une vulgate darrière-garde un peu sclérosée, quHenri Duranton qualifie savoureusement de Messieurs Homais de lhistoire17. La rupture avec le Voltaire historiographe remonte donc à la première moitié du xixe siècle, paradoxalement à un moment où lon assiste à la diffusion massive de ses œuvres.

Exit donc, Voltaire historiographe. Il demeure Voltaire comme objet historiographique. Sil nest nulle part, son ombre est partout : dans les réseaux intellectuels des Républicains des lettres, au milieu des sociabilités salonnières de la seconde moitié du xviiie siècle, dans les origines culturelles de la Révolution française, mais aussi, plus largement, dans la diffusion des pratiques modernes du luxe et de la consommation (Le Mondain, 1738), dans lémergence dune sphère publique de lopinion, chère à Habermas, dans les constructions identitaires révolutionnaires en 1791, puis républicaines dans la seconde moitié du xixe siècle et plus encore dans le roman national. Partout : dans les manuels scolaires18, au cinéma, à la télévision et au théâtre19… Mais où le situer dans les nouveaux enjeux du changement de régime dhistoricité, où la mémoire tend à lemporter sur lhistoire, dans la construction de nouvelles propositions sociographiques, à travers lappropriation par 13lhistoire des objets littéraires20 et, plus loin, dans une historiographie mutante, fondée sur le paradigme de lindice, qui se teinte de fiction ? Pourquoi ne pas se prendre à rêver dune rencontre improbable et manquée, au printemps 1778, entre le « Patriarche » triomphant et lélève «Robespierre », alors obscur boursier à 450 livres par an à Louis-le-Grand, qui ferait pendant à celle, encore incertaine mais revendiquée, avec Jean-Jacques Rousseau21 ?

Ce quil reste de Voltaire ? Une ombre, un indice, une trace, tout au plus, dans le grand décentrement des sciences humaines, avec labandon du paradigme essentialiste : dans le fond, la question nest pas de savoir qui est Voltaire, chacun conviendra dune impossible réponse, mais bien plutôt de comprendre comment lon saccorde sur les identités voltairiennes enchâssées dans le mouvement même de leur effectuation : identités et liens sociaux, selon Bernard Lepetit, « nont pas de nature, mais seulement des usages22 ». Le terme de pragmatisme historique recouvre pourtant imparfaitement le sens de la démarche. Le « cas Voltaire » pose le problème de la compréhension dune singularité à lœuvre, dont toutes les dimensions ne sont guère rationnelles. De nombreuses altérations aux modèles traditionnels de la déduction et de lexpérimentation sont à prendre en compte, dans le sillage des travaux de Jean-Claude Passeron et Jacques Revel23. Voltaire est le plus souvent perçu à travers la déformation des codes et des sources qui le représentent : altération concernant la fiabilité supposée de la correspondance, altération par la dépossession de limage de soi ou de largumentaire (un Voltaire « détourné »), par la production indomptée de représentations et danecdotes (le Voltaire « coprophage »), par la formation de biographèmes synthétiques (la « gloire de Voltaire », le « Patriarche ») incrustant la mémoire… Il est aussi fait de cette aura mobile qui lentoure : la somme des processus, infléchie par celle de leurs déformations successives. Un Voltaire fractal et aléatoire se dessine, déployant ses formes à linfini, dans une 14transformation continue des paradigmes interprétatifs : quel régime de vérité peut-on lui appliquer ?

Comment provoquer la mise en évidence dun tel phénomène, autrement que par la confrontation dun cas particulier (le « cas Voltaire ») avec un processus singularisant (la naissance de la postérité moderne) ? Ce choc met en évidence la construction même de cette aura, accentuant lirisation des contours dun portrait que lon croyait si net. Cette confrontation nous place doffice en dehors de tout système clos de définition ou dinterprétation a priori. Croiser limpalpable cas avec limprévisible évolution dun procès à lœuvre autorise un éloignement souhaité par rapport à toute modélisation forcée, à tout ce que Stephen Toulmin qualifie de « tyrannie des principes24 ». La particularité de la démarche montre quun paradigme ne chasse pas lautre, mais donne parfois naissance, dans les interstices, à des objets historiographiques inattendus : la postérité en est un. Les apports récents de la sociologie de la reconnaissance, de létude des économies de la grandeur et de lévolution du culte des grands hommes conjuguent ensemble lanalyse de la construction sociale dune œuvre avec une anthropologie de ladmiration25. Elle ouvre la voie depuis quelques années à une histoire des cultures de la célébrité, quil faut prolonger par celles de la postérité26. Selon Nathalie Heinich, la notoriété est une extension de la personne dans lespace des réseaux de linformation, tandis que la postérité renvoie davantage à une extension dans le temps grâce aux supports dinformation (livres, légendes et images) dun auteur objectivé par une œuvre ; le sens du mot pouvant être entendu ici très largement. Comment ne pas reprendre en le prolongeant le travail remarquable de Jean-Claude Bonnet sur le culte des grands hommes au xviiie siècle27 : la « promotion de la liberté et de la laïcité » peut recouvrir les formes les plus inattendues de lhommage rendu par la 15postérité. Il faut pour autant bien cerner notre objet : lenjeu nest guère de prendre la mesure des postérités successives de Voltaire depuis sa mort, les unes succédant aux autres, souvent en discordance. Quy a-t-il de commun entre la panthéonisation de 1791 et le sulfureux réseau Voltaire28 ? Renversant la perspective, lenjeu consiste plutôt à cerner la façon dont se pose à un vivant du xviiie siècle la question de sa propre postérité et les stratégies quil est amené à déployer pour inscrire sa vie dans la mémoire des générations à venir. La chose nest pas négligeable.

1 Pomeau, René, Voltaire en son temps, Paris, Fayard, Voltaire Foundation, 1985-1995, 2 vol. ; Goldzink, Jean, Voltaire : la légende de Saint Arouet, Paris, Gallimard, collection « Découvertes », 1994 ; Trousson, Raymond, Dictionnaire Voltaire, Paris, Hachette, 1994 et Id., Voltaire, Paris, Tallandier, 2008.

2 Auger, Louis-Simon, Notice sur la vie et les ouvrages de Voltaire, Paris, Éverat, 1827 ; Mirecourt, Eugène de, La queue de Voltaire, Paris, Dentu, 1864 ; Desnoiresterres, Gustave, Voltaire et la société française, Paris, Didier et Cie, 1867-1876, 8 vol. ; Faguet, Émile, Voltaire, Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1895 ; Lepape, Pierre, Voltaire conquérant, Paris, Seuil, coll. « Point », 1970.

3 Durdent, René-Jean, Histoire littéraire et philosophique de Voltaire, Paris, Eymery, 1818 ; Lanson, Gustave, Voltaire, Paris, Hachette, 1906 ; Orieux, Jean, Voltaire ou la royauté de lesprit, Paris, Flammarion, 1966 ; Gallo, Max, « Moi, jécris pour agir », vie de Voltaire, Paris, Fayard, 2008.

4 Crouvezier, Gustave, La vie de Voltaire, Paris, Sorlot, 1937.

5 Candide saisi comme antidote éternel aux intégrismes et nihilismes de toutes natures, Glucksmann, André, Voltaire contre-attaque, Paris, Robert Laffont, 2014.

6 Les travaux de la Voltaire Foundation sont soutenus par les nombreuses publications de lancienne SVEC (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century), devenue en 2014, lOxford University Studies in the Enlightenment.

7 Lédition complète de Lefèbvre et Deterville de 1818, reprise de celle de Kehl, comptait déjà 42 volumes.

8 Barber, William H., « Lédition des œuvres complètes de Voltaire », Cahiers de lAssociation Internationale des études françaises, 1981, vol. XXXIII, p. 161-169.

9 Ibid., p. 162.

10 Besterman, Théodore, Voltaire, biography, Londres, Longmans, 1969 ; Mitford, Nancy, Voltaire amoureux, Paris, Stock, 1959.

11 La question est posée par Morizot, Raymonde, Lautobiographie chez Voltaire, Paris, Publibook, 2006 ; Cave, Christophe, « “Croyez-vous que je puisse tromper quelquun dans létat où je suis ?” : la représentation de soi comme arme de combat dans la Correspondance de Voltaire », Voltaire et ses combats, Actes du congrès international Oxford-Paris, Kôlving, Ulla et Mervaud, Christiane (éd.), Oxford, Voltaire fondation, 1997, p. 231-240.

12 Roche, Daniel, « Voltaire, du voyage à la philosophie », Les vies de Voltaire : discours et représentations biographiques, xviiie-xxie siècles, Cave, Christophe et Davies, Simon (éd.), Oxford, Voltaire Foundation, 2008, p. 43-60.

13 Chaussinand-Nogaret, Guy, Voltaire et le siècle des Lumières, Bruxelles, Éditions Complexe, 1994 ; Milza, Pierre, Voltaire, Paris, Perrin, 2007.

14 Duranton, Henri, « La diffusion dune nouvelle histoire : les avatars de Clio au xviiie siècle », Revue dhistoire des sciences, Vol. XLIV, no 3-4, 1991, p. 359-374.

15 Idem, « Un cas décole : La parution de lAbrégé de lhistoire universelle », Revue Voltaire, Numéro spécial « Voltaire éditeur », No 4 (2004), p. 57-80 ; id., « Voltaire historien de lAllemagne, ou Du bon usage des contraintes historiographiques », LAllemagne et la France des Lumières. Deutsche und französische Aufklärung, Delon, Michel et Mondot, Jean (éd.), Paris, Honoré Champion, 2003, p. 317-331.

16 Augustin Thierry ne le mentionne guère au nombre des historiens anciens. Sur la relation ambivalente de Michelet à Voltaire, Petitier, Paule, « Le Voltaire de Michelet », Revue Voltaire, « Voltaire et lhistoire nationale », no 10, 2010, p. 39-51.

17 Duranton, Henri, « Des historiens à lécole de Voltaire au temps de la Restauration », Revue Voltaire, (…), op. cit., p. 29-37.

18 Bomel-Rainelli, Béatrice, « Le rire du roi Voltaire : 160 ans de biographies scolaires », Les vies de Voltaire (…), op. cit., p. 407-422.

19 Reynaud, Denis, « Voltaire au cinéma », Les vies de Voltaire (…), op. cit., p. 423-430 et Loichemol, Hervé, « Porter la vie (de Voltaire) au théâtre », Ibid., p. 433-436.

20 Lyon-Caen, Judith, « Histoire et Littérature », À quoi pensent les historiens ?, Granger, Christophe (éd.), Paris, Autrement, 2013, p. 74.

21 Remémoration mythique, voire imaginaire, dune rencontre possible à Paris ou Ermenonville ? Robespierre, Maximilien, Mémoires, « Dédicace aux mânes de Jean-Jacques Rousseau », Bruxelles, Tarlier, 1830, p. 122.

22 Lepetit, Bernard, Les formes de lexpérience, Paris, Albin Michel, 1995, (réed. 2013), Introduction.

23 Passeron, Jean-Claude et Revel, Jacques (éd.), Penser par cas, ou comment remettre les sciences sociales à lendroit, Paris, EHESS, 2005.

24 Jonsen, Albert, Toulmin, Stephen, The abuse of casuistry, a history of moral reasoning, Berkeley, University of California Press, 1988.

25 Boltanski, Luc et Thevenot, Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

26 Van Damme, Stéphane, « Histoire et sciences sociales : nouveaux cousinages », À quoi pensent les historiens ?(…), op. cit., p. 61 ; Lilti, Antoine, Figures publiques. Linvention de la célébrité. 1750-1850, Paris, Fayard, 2014.

27 Bonnet, Jean-Claude, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998.

28 Association créée en 1994, le réseau Voltaire avait pour vocation, selon ses statuts, de lutter pour « lémancipation des individus face aux dogmes et aux empires ». De graves crises internes conduisent à sa dissolution en France, en 2007.