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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Vie de saint Louis
  • Pages : 7 à 11
  • Collection : Textes littéraires du Moyen Âge, n° 12
  • Thème CLIL : 3438 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moyen Age
  • EAN : 9782812442087
  • ISBN : 978-2-8124-4208-7
  • ISSN : 2261-0804
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4208-7.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2010
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

Le livre de Joinville est lun des textes historiques les plus intéressants et les plus attachants que nous ait laissés le Moyen Âge. Lauteur raconte ce quil a personnellement connu du règne de saint Louis (1226-1270), essentiellement la croisade en Égypte et le séjour en Terre sainte (1248-1254) ; il se fait lécho des propos édifiants du roi, quil vit souvent depuis leur retour en France, et de quelques-unes de ses décisions les plus remarquables. Mais Joinville parle presque autant de lui-même que du roi, le sujet de son livre ; il le fait dune manière si naturelle quil ne donne jamais limpression de vouloir se mettre en avant. Ces développements tout personnels ne sont pas pesants ; à les lire, lintérêt ne faiblir pas. À côté de la haute figure de saint Louis se dessine celle, bien vivante, du chroniqueur. Nous avons ainsi, sur les façons de sentir et de penser dun homme du xiiie siècle, un éclairage incomparable.

Ce livre est une œuvre strictement personnelle : Joinville ne suit aucun modèle. Cest un seigneur champenois qui raconte ses souvenirs naturellement et sans recherche. Il nest pas nécessaire dêtre spécialiste de lhistoire et de la littérature du Moyen Âge pour le livre et lapprécier pleinement.

La manière dont le livre est construit surprend parfois, mais Joinville est moins désordonné quon ne la dit. Lensemble est clair, et lon voit bien ce quil a voulu faire. La langue est sans apprêt, lallure générale est celle du récit oral. Joinville avait dû raconter bien souvent ses souvenirs ; il ne change pas de ton lorsquil sagit de les mettre par écrit, quil les ait dictés, ce qui est de beaucoup le plus vraisemblable, ou quil les ait écrits, ce dont il était certainement capable. Son vocabulaire est assez riche, simple et précis ; il naccumule jamais les synonymes, comme le font les écrivains de profession ; la pratique de litération lexicale lui est étrangère. Sa phrase est rarement longue ; elle comporte souvent quelques subordonnées, sans jamais être embrouillée ni même complexe. Lusage si fréquent de la conjonction et lasse un peu, mais elle reflète bien les enchaînements sans recherche du conteur.

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Joinville aime faire parler ses personnages ; il ne lui arrive pas souvent de rapporter leurs propos au style indirect ; lorsquil leur donne la parole, il le marque clairement par des annonces comme : « dit le roi », « fit-il », etc. Il ne leur prête jamais de discours comme lavait fait Villehardouin.

Il raconte ce quil a vu, et il voyait bien, en observateur curieux et bienveillant. Il a un sens inné du détail précis, qui évoque de manière vivante une situation. Il nous transmet, avec une merveilleuse mémoire, et dans toute leur fraîcheur, ses impressions. Il peut sagir de propos ou de faits et gestes du roi, de chevaliers au combat, ou de circonstances sans conséquences, comme la couleur dun vêtement ou la simple beauté dun feu. Il sest intéressé au pays et aux gens dÉgypte et de Terre sainte ; il nentreprend jamais de les décrire systématiquement, mais la somme des indications quil a réunies sur eux est importante, surtout à une époque que lon dit peu soucieuse dobservation. Son chapitre sur les Bédouins est lumineux.

Les critiques de la fin du siècle dernier, même ceux qui admiraient le plus Joinville, ont cru voir en lui un homme naïf, qui ne raisonnait pas et avait, pour reprendre une expression de Gaston Paris, « la façon de sentir et de juger dun enfant » ; Charles-Victor Langlois sexprime à peu près dans les mêmes termes. Ces savants lui reprochent de ne pas avoir de vues densemble, de ne pas réfléchir sur les événements et de ne pas rechercher leurs causes ; il ne saurait pas bâtir un plan, ou, sil avait réussi à en esquisser un, il aurait été incapable de sy tenir. « Son style nest pas seulement dénué dart, il est négligé au point dêtre parfois incohérent, et très souvent il est obscur (…) Il a lhabitude dentrer en matière comme si lon savait déjà ce dont il va parler1. » Dans certaines parties de son livre, il y aurait même des traces de sénilité. Nous avons peut-être aujourdhui dautres critères, et je narrive pas à me persuader de la justesse de ces observations. On verra dailleurs, dans les pages qui suivent, que certains de ces reproches sont sans objet. Les répétitions, par exemple, plutôt que des négligences, sont, je pense, le résultat dun parti pris conscient. Le récit des combats entre la ville de Mansûra et le Nil nest, bien sûr, pas toujours clair ; mais laffaire a été extrêmement confuse, et les affrontements ont eu lieu en ordre dispersé. Joinville ne pouvait pas beaucoup mieux faire, dans la situation où il se trouvait, et 9dailleurs, à le lire attentivement, on voit assez bien ce qui sest passé. Sa description des positions avant la grande bataille qui eut lieu quelques jours après est au contraire remarquablement méthodique.

Le roi avait trente-quatre ans au début de la croisade ; Joinville, lorsquil partit avec lui, nen avait pas beaucoup plus de vingt-trois. Il ne possédait sans doute pas une grande expérience de la guerre, et laffrontement avec les Sarrasins dut être une épreuve difficile. Il parle des combats avec une très grande sérénité, soulignant le courage des uns et des autres sans mettre excessivement en valeur ses propres mérites. Il avait certainement le sentiment davoir fait son devoir, mais il ne cache pas quil eut plusieurs fois très peur. Ce devait être un homme calme et de sang-froid. Il ne paraît pas être dominé par une hostilité aveugle contre les infidèles ; il est loin dêtre un fanatique, bien quil ait été manifestement très attaché à la religion chrétienne, à ses doctrines, à sa morale et à ses pratiques.

Il avait conscience de son rang de sénéchal de Champagne et de son appartenance à une classe supérieure (par exemple § 36). Il ne sintéresse guère quaux actions des hommes de son milieu et ne parle presque jamais de ce quil appelle « la menue gent ». Il est cependant très conscient de la responsabilité qua chaque chevalier de ramener au pays le « menu peuple » quil a conduit outre-mer (§ 421, 431).

Quelle valeur doit-on attacher au témoignage de Joinville ? Je le crois, comme on la toujours pensé, parfaitement sincère. Il est certain quil na aucune cause à défendre, car il na jamais exercé, au cours de croisade, de grandes responsabilités. À cet égard, il ny a une très grande différence entre son livre et celui de Villehardouin. La qualité de lInformation paraît excellence. Il faut mettre à part les développements sur les soulèvements du début du règne (1227-1231). Le chroniqueur ne pouvait avoir pour cette période de souvenirs personnels, et, à côté de détails justes, il y a des confusions dans son récit. Je relève aussi certains flottements dans ce quil écrit sur la campagne de Poitou en 1242. Mais, à partir du début de la croisade de 1248, on ne le prend en défaut, sauf erreurs de détail sans conséquences, sur aucun des faits pour lesquels un recoupement est possible. Jai essayé de le montrer dans les notes qui accompagnent le texte. Il faut évidemment laisser de côté ce quil rapporte expressément par ouï-dire et qui ne concerne pas le roi de France, ses digressions sur le Nil ou sur les Mongols par exemple. Pour le reste, il ny a vraiment 10aucune raison de mettre en doute lexactitude matérielle du récit, ou des propos quil met dans la bouche de saint Louis.

Cela posé, on peut se demander si la présentation générale des faits nest pas conditionnée par sa propre personnalité, par ses conceptions, par son admiration pour le roi. La réponse est très délicate, car nous ne pouvons raisonner que sur des vraisemblances. Peut-être sa position de noble champenois, sa méfiance pour le gouvernement de Philippe de Bel, qui est bien marquée, ont pu lamener à donner de la manière de gouverner de saint Louis une image proche de celle que, dans son milieu, on se formait dun souverain idéal ; mais je ne pense pas quil ait jamais fait un choix conscient dans ses souvenirs pour arriver à ce résultat. Il faudrait aussi faire le bilan des silences de Joinville. En particulier, une comparaison avec les Grandes Chroniques, quil avait sous les yeux, ferait ressortir ce dont il na pas parlé ; mais il est bien probable que ce silence vient de ce quil navait pas connu directement ces faits.

On lit parfois, dans des publications récentes, que Joinville aurait voulu écrire ou avait écrit en fait un « miroir du prince », et aussi un code de bonne conduite du chevalier. Je ne crois pas que cette affirmation, même présentée avec des nuances, soit exacte. Le « miroir du prince » est un genre bien défini ; il sagit dun enseignement organisé, qui envisage les diverses qualités et les divers devoirs du souverain, même sil présente, pour illustrer cet enseignement, des exemples. Joinville a une démarche différence. Il part de la personne de saint Louis ; lobjet de son livre est, dans la mesure où il est un témoin, de faire connaître ce quil a vu et entendu. Il pensait certainement, suivant lidée commune, que son livre dhistoire pouvait avoir une valeur exemplaire, et exprime clairement lidée que les successeurs de Louis IX feront bien de suivre lexemple du saint roi (§ 18, 19, 761) ; le lignage risque dêtre déshonoré sil nobserve pas ce conseil. Mais il ne va pas plus loin ; il nécrit pas un ouvrage de morale ; sil parle de lui, ce nest pas pour se donner en exemple ou dire comment doit se conduire un homme de sa condition.

Je donne là très brièvement ces quelques indications sur des questions importantes : langue et style, valeur de témoignage, intentions profondes : il ne métait pas possible de les développer dans une introduction sans donner à celle-ci une étendue excessive. Je me suis limité, dans les pages qui suivent, à traiter les points qui mont paru les plus directement utiles à la lecture du texte : présentation de Jean de Joinville, 11analyse de lœuvre avec des précisions chronologiques et un minimum dobservations critiques, étude un peu plus poussée de ce que le livre nous apprend sur la personne de saint Louis ; date de la composition ; tradition du texte ; enfin quelques indications sur létablissement du texte et sur la traduction. Les notes mêlent des précisions relatives à la constitution du texte et des renseignements historiques ; jai préféré les regrouper plutôt quobliger le lecteur à consulter deux séries. Je nai pas eu la possibilité de donner un glossaire, que la traduction rendait dailleurs moins nécessaire ; jajoute que la Vie de saint Louis a été très soigneusement dépouillée par Tobler-Lommatzsch et quon trouve pratiquement tous les mots importants dans ce dictionnaire. Une étude sur le vocabulaire de Joinville serait intéressante, mais ce nest pas ici le lieu den donner les résultats. Lindex des noms de personne et de lieu est en principe complet.

En terminant cette édition, je ne peux oublier les encouragements et laide qui mont été apportés de bien des côtés. Je tiens aussi à dire tout ce quelle doit à Natalis de Wailly qui, dans la seconde moitié du xixe siècle, a admirablement travaillé sur le texte de Joinville. Il a malheureusement eu lidée, qui passa à lépoque pour un progrès, de se livrer, dans son édition de 1868 et dans celles qui ont suivi, à une modification systématique de la graphie et de la morphologie du manuscrit pour les ramener à lusage quil avait observé dans les chartes originales de Joinville. Cette seule circonstance a empêché que son édition soit à peu près définitive. Le texte, pour le fond, est excellent. Je me suis vite convaincu à sa suite que sen tenir à la lettre du seul manuscrit utilisable comme base, le manuscrit dit de Bruxelles, était impossible. Jemprunte à Natalis de Wailly sa division du texte en paragraphes pour toutes les références.

1 Paris 1898, p 303, 452-453 ; Langlois 1897.