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Classiques Garnier

Avant propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Vie de saint Louis
  • Pages : I à VI
  • Réimpression de l’édition de : 2010
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 612
  • Série : Lettres médiévales
  • Thème CLIL : 3438 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moyen Age
  • EAN : 9782812427671
  • ISBN : 978-2-8124-2767-1
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2767-1.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2014
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

Le livre de Joinville est l'un des textes historiques les plus intéressants et les plus attachants que nous ait laissés le Moyen Age. L'auteur raconte ce qu'il a personnellement connu du règne de saint Louis (1226-1270), essentiellement la croisade en Ég)'pte et le séjour en l'erre sainte (1248-1254) ; il se fait l'écho des propos édifiants du roi, qu'il vit souvent depuis leur retour en France, et de quelques-unes de ses décisions les plus remarquables. Mais Joinville parle presque autant de lui-même que du roi, le sujet de son livre ; il le fait d'une manière si naturelle qu'il ne donne jamais l'impression de vouloir se met¬ tre en avant. Ces développements tout personnels ne sont pas pesants ; à les lire, l'intérêt ne faiblit pas. A côté de la haute figure de saint Louis se dessine celle, bien vivante, du chroni- ueur. Nous avons ainsi, sur les façons de sentir et de penser 'un homme du xiir^ siècle, un éclairage incomparable. Ce livre est une oeuvre strictement personnelle : Joinville ne suit aucun modèle. C'est un seigneur champenois qui raconte ses souvenirs naturellement et sans recherche. Il n'est pas nécessaire d'être spécialiste de l'histoire et de la littérature du Moyen Âge pour le lire et l'apprécier pleinement. La manière dont le livre est construit surprend parfois, mais Joinville est moins désordonné qu'on ne l'a dit. L'ensemble est clair, et l'on voit bien ce qu'il a voulu faire. La langue est sans apprêt, l'allure générale esc celle du récit oral. Joinville avait dû raconter bien souvent ses souvenirs ; il ne change pas de ton lorsqu'il s'agit de les mettre par écrit, qu'il les ait dictés, ce qui

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est de beaucoup le plus vraisemblable, ou qu'il les ait écrits, ce dont il était certainement capable. Son vocabulaire est assez riche, simple et précis ; il n'accumule jamais les synonymes, comme le font les écrivains de profession ; la pratique de l'ité¬ ration lexicale lui est étrangère. Sa phrase est rarement longue ; elle comporte souvent quelques subordonnées, sans jamais être embrouillée ni même complexe. L'usage si fréquent de la con¬ jonction et lasse un peu, mais elle reflète bien les enchaîne¬ ments sans recherche du conteur. Joinville aime faire parler ses personnages ; il ne lui arrive 3as souvent de rapporter leurs propos au style indirect ; orsqu'il leur donne la parole, il le marque clairement par des annonces comme : « dit le roi » », « fit-il », etc. Il ne leur prête jamais de discours comme l'avait tait Villehardouin. Il raconte ce qu'il a vu, et il voyait bien, en observateur curieux et bienveillant. Il a un sens inné du détail précis, qui évoque de manière vivante une situation. Il nous transmet, avec une merveilleuse mémoire, et dans toute leur fraîcheur, ses impressions. Il peut s'agir de propos ou de faits et gestes du roi, de chevaliers au combat, ou de circonstances sans consé¬ quence, comme la couleur d'un vêtement ou la simple beauté d'un feu. Il s'est intéressé au pays et aux gens d'Egypte et de Terre sainte ; il n'entreprend jamais de les décrire systémati¬ quement, mais la somme des indications qu'il a réunies sur eux est importante, surtout à une époque que l'on dit peu sou¬ cieuse d'observation. Son chapitre sur les Bédouins est lumi¬ neux. Les critiques de la fin du siècle dernier, même ceux qui admiraient e plus Joinville, ont cru voir en lui un homme naïf, qui ne raisonnait pas et avait, pour reprendre une expres¬ sion de Gaston Paris, « la façon de sentir et de juger d'un enfant » ; Charles-Victor Langlois s'exprime à peu près dans les mêmes termes. Ces savants lui reprochent de ne pas avoir de vues d'ensemble, de ne pas réfléchir sur les événements et de ne pas rechercher leurs causes ; il ne saurait pas bâtir un plan, ou, s'il avait réussi à en esquisser un, il aurait été incapable de s'y tenir. « Son style n'est pas seulement dénué d'art, il est négligé au point d'être parfois incohérent, et très souvent il est obscur (...) Il a l'habitude d'entrer en matière comme si l'on

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savait déjà ce dont il va parler'. » Dans certaines parties de son livre, il y aurait même des traces de sénilité. Nous avons peut- être aujourd'hui d'autres critères, et je n'arrive pas à me per¬ suader de la justesse de ces observations. On verra d'ailleurs, dans les pages qui suivent, que certains de ces reproches sont sans objet. Les répétitions, par exemple, plutôt que des négli¬ gences, sont, je pense, le résultat d'un parti pris conscient. Le récit des combats entre la ville de Mansûra et le Nil n'est, bien sûr, pas toujours clair ; mais l'affaire a été extrêmement con¬ fuse, et les affrontements ont eu lieu en ordre dispersé. Join- ville ne pouvait pas beaucoup mieux faire, dans la situation où il se trouvait, et d'ailleurs, à le lire attentivement, on voit assez bien ce qui s'est passé. Sa description des positions avant la grande bataille qui eut lieu quelques jours après est au con¬ traire remarquablement méthodique. Le roi avait trente-quatre ans au début de la croisade ; Joinville, lorsqu'il partit avec lui, n'en avait pas beaucoup plus de vingt-trois. Il ne possédait sans doute pas une grande expérience de la guerre, et l'affrontement avec les Sarrasins dut être une épreuve difficile. Il parle des combats avec une très grande sérénité, soulignant le courage des uns et des autres sans mettre excessivement en valeur ses propres mérites. Il avait certainement le sentiment d'avoir fait son devoir, mais il ne cache pas qu'il eut plusieurs fois très peur. Ce devait être un homme calme et de sang-froid. Il ne paraît pas être dominé par une hostilité aveugle contre les infidèles ; il est loin d'être un fanatique, bien qu'il ait été manifestement très attaché à la religion chrétienne, à ses doctrines, à sa morale et à ses pratiques. Il avait conscience de son rang de sénéchal de Champagne et de son appartenance à une classe supérieure (par exemple § 36). Il ne s'intéresse guère qu'aux actions des hommes de son milieu et ne parle presque jamais de ce qu'il appelle « la menue gent ». Il est cependant très conscient de la responsabilité c|u'a chaque chevalier de ramener au pays le « menu peuple » qu il a conduit outre-mer (§ 421, 431).

1. Paris 1898, p. 303, 452-433 ; Langlois 1897.

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Quelle valeur doit-on arracher au témoignage de Joinville ? Je le crois, comme on Ta toujours pensé, parfaitement sincère. Il est certain qu'il n'a aucune cause à défendre, car il n'a jamais exercé, au cours de la croisade, de grandes responsabilités. A cet égard, il y a une très grande différence entre son livre et celui de Villehardouin. La qualité de l'information paraît excellente. Il faut mettre à part les développements sur les sou¬ lèvements du début du règne (1227-1231). Le chroniqueur ne pouvait avoir pour cette période de souvenirs personnels, et, à côté de détails justes, il y a des confusions dans son récit. Je relève aussi certains flottements dans ce qu'il écrit sur la cam¬ pagne de Poitou en 1242. Mais, à partir du début de la croi¬ sade de 1248, on ne le prend en défaut, sauf erreurs de détail sans conséquences, sur aucun des faits pour lesquels un recou¬ pement est possible. J'ai essayé de le montrer dans les notes qui accompagnent le texte. 11 faut évidemment laisser de côté ce qu'il rapporte expressément par ouï-dire et qui ne concerne pas le roi de France, ses digressions sur le Nil ou sur les Mongols par exemple. Pour le reste, il n'y a vraiment aucune raison de mettre en douce l'exactitude matérielle du récit, ou des propos qu'il met dans la bouche de saint Louis. Cela posé, on peut se demander si la présentation générale des faits n'est pas conditionnée par sa propre personnalité, par ses conceptions, par son admiration pour le roi. La réponse est très délicate, car nous ne pouvons raisonner que sur des vrai¬ semblances. Peut-être sa position de noble champenois, sa méfiance pour le gouvernement de Philippe le Bel, qui est bien marquée, ont pu l'amener à donner de la manière de gouver¬ ner de saint Louis une image proche de celle que, dans son milieu, on se formait d'un souverain idéal ; mais je ne pense pas qu'il ait jamais fait un choix conscient dans ses souvenirs pour arriver à ce résultat. Il faudrait aussi faire le bilan des silences de Joinville. En particulier, une comparaison avec les Grandes Chroniques, qu'if avait sous les yeux, ferait ressortir ce dont il n'a pas parlé ; mais il est bien probable que ce silence vient de ce qu'il n'avait pas connu directement ces faits. On lit parfois, dans des publications récentes, que Joinville aurait voulu écrire ou avait écrit en fait un « miroir du prince », et aussi un code de bonne conduite du chevalier. Je

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ne crois pas que cette affirmation, même présentée avec des nuances, soit exacte. Le « miroir du prince » est un genre bien défini ; il s'agit d'un enseignement organisé, qui envisage les diverses qualités et les divers devoirs du souverain, même s'il présente, pour illustrer cet enseignement, des exemples. Join- ville a une démarche différente. 11 part de la personne de saint Louis ; l'objet de son [ivre est, dans Ja mesure ou il est un témoin, de faire connaître ce qu'il a vu et entendu. Il pensait certainement, suivant l'idée commune, que son livre d'histoire pouvait avoir une valeur exemplaire, et exprime clairement l'idée que les successeurs de Louis IX feront bien de suivre l'exemple du saint roi (§ 18, 19, 761) ; le lignage risque d'être déshonoré s'il n'observe pas ce conseil. Mais il ne va pas plus loin ; il n'écrit pas un ouvrage de morale ; s'il parle de lui, ce n'est pas pour se donner en exemple ou dire comment doit se conduire un homme de sa condition. Je donne là très brièvement ces quelques indications sur des questions importantes : langue et style, valeur de témoignage, intentions profondes : il ne m'était pas possible de les dévelop¬ per dans une introduction sans donner à celle-ci une étendue excessive. Je me suis limité, dans les pages qui suivent, à traiter les points qui m'ont paru les plus directement utiles à la lec¬ ture du texte : présentation de Jean de Jolnviile, analyse de l'œuvre avec des précisions chronologiques et un minimum d'observations critiques, étude un peu plus poussée de ce que le livre nous apprend sur la personne de saint Louis ; date de la composition ; tradition du texte ; enfin quelques indications sur l'établissement du texte et sur la traduction. Les notes mêlent des précisions relatives à la constitution du texte et des renseignements historiques ; j'ai préféré les regrouper plutôt qu'ob iger le lecteur à consulter deux séries. Je n'ai pas eu la possibilité de donner un glossaire, que la traduction rendait d'ailleurs moins nécessaire ; j'ajoute que la Vie de saint Louis a été très soigneusement dépouillée par Tobler-Lommatzsch et qu'on trouve pratiquement tous les mots importants dans ce dictionnaire. Une étude sur le vocabulaire de Joinville serait intéressante, mais ce n'est pas ici le lieu d'en donner les résul¬ tats. L'index des noms de personne et de lieu est en principe complet.

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En terminant cette édition, je ne peux oublier les encoura¬ gements et Taide qui m'ont été apportés de bien des côtés. Je tiens aussi à dire tout ce qu'elle doit à Natalis de Wailly qui, dans la seconde moitié du xix'^ siècle, a admirablement travaillé sur le texte de Joinville. Il a malheureusement eu l'idée, qui passa à l'époque pour un progrès, de se livrer, dans son édition de 1868 et dans celles qui ont suivi, à une modification systé¬ matique de la graphie et de la morphologie du manuscrit poul¬ ies ramener à l'usage qu'il avait observé dans les chartes origi¬ nales de Joinville. Cette seule circonstance a empêché que son édition soit à peu près définitive. Le texte, pour le fond, est excellent. Je me suis vite convaincu à sa suite que s'en tenir à la lettre du seul manuscrit utilisable comme base, le manuscrit dit de Bruxelles, était impossible. J'emprunte à Natalis de Wailly sa division du texte en paragraphes pour toutes les réfé¬ rences.