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Classiques Garnier

Avertissement

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Vie de Rancé Première partie
  • Pages : 5 à 11
  • Réimpression de l’édition de : 1955
  • Collection : Société des Textes Français Modernes, n° 119
  • Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
  • EAN : 9782406108603
  • ISBN : 978-2-406-10860-3
  • ISSN : 2777-7715
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10860-3.p.0063
  • Éditeur : Société des Textes Français Modernes
  • Mise en ligne : 19/11/2020
  • Diffusion-distribution : Classiques Garnier
  • Langue : Français
63 AVERTISSEMENT a ~III~

Je n'ai fait que deux dédicaces dans ma vie :l'une ~ Napoléon I, l'autre à l'abbé Séguin. J'admire autant le prêtre obscur qui donnait sa bénédiction aux victimes qui mouraient à l'échafaud, que l'homme qui gagnait des
a. Titre :AVERTISSEMENT DE LA PREMIÈRE ÉDITION. B donne en outre, à la page qui précède, ces quelques lignes
AVERTISSEMENT
DE CETTE SECONDE ÉDITION.
J'ai suivi dans cette édition tous les changements qui m'ont

été indiqués. On ne peut me faire plus de plaisir que de m'avertir quand je me suis trompé : on a toujours plus de lumière et plus de savoir que moi *.
r. Sur l'ép4tre dédicatoire du Génie du Christianisme au Premier Consul, cf. Duchemin, pp. zrr-zr6. Sur l'admiration involontaire, mais profonde, de l'écrivain pour l'Empereur, cf. Mémoires, II, r35~ r69, z69, z8o, 9or9oz, 6gr6gz ; IV, gg. Chateaubriand confiait à Marcellus (Chateaubriand et son temps, p. 2xz) : a Mon admiration
pour Bonaparte a toujours été grande et sincère, alors même que
j'attaquais Napoléon avec le plus de vivacité. Je lui saurai toujours
gré d'avoir abattu la guillotine â coups de sabre et détrôné l'anar-
chie àcoups de victoires ; mais lui, se rabaisser au rôle d'usur- pateur ! ■
*. Chateaubriand exprimera plus loin, à propos d'un ouvrage

de Rancé, cet avis quelque peu contradictoire : n Quelle différence de ce public compétent et choisi à celui auquel nous nous adressons maintenant ! ■. Mais, sur son attitude ordinairement ■conciliante et démissionnaire ■envers la critique, cf. Duchemin, pp. ror-roz,
et Durry, I, r89 ; II, rio. L'écrivain, malgré son caractère entier,
renonçait souvent â la polémique, â la fois par courtoisie, par modestie sincère (il en avait des accès) et surtout par ennui. On
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viaoixes. Lorsque j'allais voix, il y a plus de vingt ans, mesdemoiselles d'Acostax (cousines de madame de Chateaubriand, alois au nombre de quatre et qui ne sont plus que deux), je rencontrais, rue du Petit-Bourbon, un prêtre vêru d'une soutane relevée dans ses poches une calotte noire à l'italienne lui couvrait ]a tête; il s'appuyait sur une canne, et allait en marmottant son bréviaire, confesser, dans le faubourg Saint-Honoré, madame de Montboissiex 2, fille de M. de Malesherbes.
rencontre des foules analogues A ce31e-ct dans la Pr6lace d'At¢kc
et de Ren6 (O. C. III, 8) ;dans les Remarques qui précèdent ]a tra- duction du Paradis Perdu (O. G. XI, r3) < n Je ccofs toujours que l'on juge et que l'on voit mieux qne moi .; dans ]es Ménwrores, I, 6> :. Je trouve que ]es autres ont toujours sur moi une supériorité
quelconque.... ; 469. Léécivain n'affectait cette attitude débonnaire que pour les sujets d'importance médiocre, se montrant toujours
irréductible avec des adversaires de haute classe et sur les pro-
blimes essentie]s.
r. Comme il n'existe aucune étude d'ensemble sur ]a famille de Mme de Chateaubriand, je n'ai rencontré sur Melles d'Acesta
que des renseignements épazs (Ct. M6morores et Lettres de Mme de ChateauMroand, publiés par J. Le Gras (Pazis, Jonquières, r9rz9), PP~ rzrz8, rz4A rz6r, rz83 ;Mma Paul na Snm~s,A l'aube 3uromantrosme: Chénedo316 (Caen, Domin, r9rzrz), p. rz3rz suie.; M. LEVAILLANT, Splendeurs et Mrosères de M. de Chafeauhriaud (Pazis, 011endorff, r9rz3), PP~ 97, rzo3, rz3o : M.-L. PniL~,exos, La Vrocomtesse de Chateau- brroand (Pazis, les Portiques, x934), PP~ x36 et x45-x46 ; Bulletron ChateauMroamd, r93r, PP~ 70-73 et x937, PP~ 88-89 ; Durry, II, rz88). Elles étaient cinq so:urs, JennY, Bonne, Céleste, Berthe, Françpise ; l'affiée Jenny mournt en r8rz3. Elle= habitaient a Maison du Curé, 3, rue du Petit-Bourbon, A Pazis n. D'après celles de leurs lettres qui ont été publiées, a les bonnes cousines d'Acesta aemblent avoir été ]a bonté et l'obligeance mémes ;malgré les préventions que Mme de Chateaubriand avait eues contre elles, elles lui rendaient nombre de services, notamment quand l'écrivain et sa femme se trouvaient
éloignés de Paris.
rz. Françoise-Pauline de Lamoignon de Malesherbes, née en x758, avait épousé en x7751¢ bazon Chazles de Montboissier-Beaufort- Canillac; elle était tente par alliance du comte Jean-Baptiste- Auguste, frère acné de Chateaubriand (Mémoires, I, re7, 393, 4rrz,
prz6).
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Je le retrouvai plusieurs fois aux environs de Saint- Sulpice; il avait peine à se défendre d'une troupe de mendiantes qui portaient dans leurs bras des enfants empruntés. Je ne tardai pas à connaître plus [Iv, intime- ment cette proie des pauvres, et je le visitais dans sa maison, rue Servandoni, n~ z6. J'entrais dans une petite cour mal pavée; le concierge allemand ne se dérangeait pas pour moi :l'escalier s'ouvrait à gauche au fond de 1a cour, les marches en étaient rompues; je montais au second étage; je frappais, une vieille bonne vêtue de noir venait m'ouvrir :elle m'introduisait dans une antichambre sans meubles où il n'y avait qu'un chat jaune qui dormait sur une chaise. De là je pénétrais dans un cabinet orné d'un grand crucifix de bois noir. L'abbé Séguin 1, assis devant le feu et séparé de moi pax un paravent, me reconnaissait à 1a voix : ne pouvant se lever, il me donnait sa bénédiction et me demandait des nouvelles de ma femme. Il me racontait que sa mëre lui disait souvent dans le langage figuré de son pays « Rappelez-vous que la robe des prêtres ne doit jamais » être brodée d'avarice. » La sienne était brodée de pauvreté. Il avait eu trois frères, prêtres comme lui, et tous quatre avaient dit la messe ensemble dans
Z. Cf. E. BIRÉ, Les dersttièreS asxsxéeS de Chateaubriasxd, pp. 312- 313• Une lithographie de Z. Belliazd {i843), conservée à la Biblio- thèque Nationale {Estampes, N. z) et représentant J. M. Séguin, a prêtre de la paroisse de Saint-Sulpice, doyen du clergé de l'arts », figurait à l'Exposition du Centenaire {1948), organisée à la Galerie Mazarine {Cf. Catalogue, n° Sg6).
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l'église paroissiale de Sainte-[v]Maure. Ils allèrent aussi se prosterner à Carpentras sur le tombeau de leur mère. L'abbé Séguin refusa de prêter le serment : poursuivi pendant la révolution, il traversa un jour en courant le jardin du Luxembourg et se sauva chez M. de Jussieu, rue Saint-Dominique-d'Enfer. En quittant le Luxem- bourg pour la dernière fois en I S I g a i, je passai de même à travers le jardin solitaire avec man ami, M. Hyde de Neuville. De tristes êchos se réveillent dans les coeurs qui ont retenu le bruit des révolutions.
L'abbé Séguin rassemblait, dans des lieux cachés, les chrétiens persécutés. L'abbé Antoine, son frère, fut 2rrêté, mis aux Carmes et massacré le z septembre. Quand cette nouvelle parvint àJean-Marie, il entonna le ~8 Deum. Il allait déguisé, de faubourg en faubourg, administrer des secours aux fidèles. Il était sauvent accompagné de femmes pieuses et dévouées ;madame Choqué se faisait passer a pour sa fille; elle faisait le guet et était chargée d'avertir le confesseur. Comme il était grand et fort, an l'enrôla dans la garde na-[vI]tionale. Dès
a. en r83o
b, madame Choque passait pour
r. Chateaubriand prit en réalité la parole pour la derniére fois ~ la Chambre des Pairs le q aoflt z83o afin de proclamer sou indé- fectible attachement â la Légitimité ;après son discours, il quitta la salle des séances et, dit-il, «j'abandonnai, en secouant la poussiére de mes pieds, ce palais des trahisons, où je ne rentrerai de ma vie p {Mérsaoires, III, b5 8-bbg). Sur le baronl~yde de Neuville, cf. Mlssaotires, passissa ; M.-J. DVRxY, Chateaubrtiasui et Hyde de Neuville. Corres- posxùance inédite {Paris, le Divan, zgag).
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le lendemain de cet enrôlement, il fut envoyé avec quatre hommes visiter une maison, rue Cassette. Le ciel lui apprit le rôle qu'il avait à jouer a. Il demande avec fracas que les appartements lui soient ouverts; la fouille est faite. L'abbé Séguin aperçut un tableau placé contre un mur et qui cachait ce qu'il ne voulait pas trouver. Il en approche, soulève avec sa baïonnette un coin de ce tableau, et s'aperçoit qu'il bouche une porte. Aussitôt, changeant de ton, il reproche à ses camarades leur inactivité et leur donne b l'ordre d'aller visiter les chambres en face du cabinet que dérobait le tableau. Pendant que la religion inspirait ainsi l'hé- roïsme àdes femmes et à des prêtres, l'héroïsme était sur le champ de bataille avec nos armées :jamais les Français ne furent si courageux et si infortunés. Dans la suite l'abbé Séguin, ayant vu quel parti on pouvait tirer de la. garde nationale, était toujours prêt à s'y présenter. Le mensonge était sublime, mais il n'en' offensait pas moins l'abbé Séguin, parce qu'il était mensonge. Au milieu de ses violents sacri-[vII]fices, il tombait dans un silence consterné qui épouvantait ses amis. Il fut délivré de ses tourments par suite du changement des choses humaines. On passa du crime à la gloire, 1 de la répu- blique àl'empire.
a. lui apprit ce qu'il avait à faire : il demande avec fracas que les appaztements lui soient ouverts. Il aperçoit un tableau placé
b. leur inactivité, leur donne
r. Cette antithèse est longuement développée dans la Préface

68 IO VIE DE RANCÉ
C'est poux obéir aux ordres du directeur de ma vie que j'ai écrit l'histoire de l'abbé de Rancé. L'abbé Séguin me parlait souvent de ce travail, et j'y avais une répugnance naturelle. J'étudiai néanmoins ; je lus, et c'est le résultat de ces lectures qui compose aujour- d'hui la Vie de Rancé.
Voilà tout ce que j'avais à dire. Mon premier ouvrage a été fait à Londres en 1797, mon dernier à Paris en 1844. Entre ces deux dates, il n'y a pas moins de quarante-sept ans, trois fois l'espace que Tacite appelle une longue partie de la vie humaine : «Quindecim anno.r, grande mortali.r aevi rpatium I. » Je ne serai lu de personne, excepté peut-être de quelques arrière-petites-nièces habituées aux contes de leur vieil oncle 2. Le temps s'est
des Études historiques (O. C. IX, 60-69), où l'auteur oppose les crimes de la Révolution et la gloire des ammées républicaines. Idée analogue dans les Mémoires, II, 653: « (Napoléon) est grand pour avoir fait renaître en France l'ordre du sein du chaos..., pour avoir réduit des égorgeurs de prisons et de rues, des claquedents de tribune, de clubs et d'échafauds, ... pour avoir défait toutes les armées a.
1. Vie d'Agricoles, III. Selon Sainte-Beuve (Chateaubriand et son groupe, Calmann-Lévy, 1889, I, 44-45, note), ce mot de Tacite fut « mis en honneur et en circulation u paz Chateaubriand : a II est fort possible qu'il l'eût remarqué et retenu pour l'avoir vu employé dans une excellente Notice sur Rollin, par son ami Guéneau de Mussy (1805)... u (Cf. Id., Ibid., II, 378).
2. Comme on l'a noté (Durry, I, 4x1 ; II, 286, 288), Chateau- briand ne se désintéressa jamais des descendants collatéraux de sa famille et s'efforça de satisfaire leurs exigences ; il affectait volon- tiers de jouer avec eux « le rôle d'aïeul diseur de contes n. Il écrivait, par exemple, à la jeune femme de son neveu Louis : «Voilà un conte qui sent tout à fait son oncle... u (Cité par Biré, édition des Mémoires, I, 452). On trouvera chez Mmes M.-L, PAILLERON (op. cit., pp. 215 et 259) de charmantes anecdotes sur l'écrivain et les enfants. Sur sa vocation paternelle insatisfaite, cf. aussi Mé- moires, III, 410.
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écoulé, j'ai vu mourir Louis XVI et Bonaparte; c'est j.VIII~ une dérision que de vivre après cela. Que fais-je dans le monde I ? Il n'est pas bon d'y demeurer lorsque les cheveux ne descendent plus assez bas pour essuyer les larmes qui tombent des yeux 2. Autrefois je bar- bouillais du papier avec mes filles, Atala, Blanca, Cymodocée, chimères qui ont été chercher ailleurs la jeunesse. On remarque des traits indécis dans le tableau du Déluge, dernier travail du Poussin a :ces défauts du temps embellissent le chef-d'æuvre du grand peintre; mais on ne m'excusera pas, je ne suis pas Poussin, je n'habite point au bord du Tibre et j'ai un mauvais soleil a. Jadis j'ai pu m'imaginer l'histoire d'Amélie, maintenant je suis réduit à tracer celle de Rancé :j'ai changé d'ange en changeant d'années.
a. un mauvais soleil. La fin de l'alinéa manque.
r. Idée familière à Chateaubriand vieilli. Cf. in/ra, p. 40 : « la plus dure des affiictions, le survivre... n —Essai sur la littérature anglaise (Conclusion) a Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes auxquels j'appartenais par la date de l'heure o~l ma mère m'infligea la vie ? pourquoi n'ai-je pas disparu avec mes contemporains ?... Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os dans les ténèbres et la poussière d'un monde écroulé ? u (O. C., XI, 792)•
2. Cf. Amour et Vieillesse, p. 20 : « ... quelques rares cheveux blancs sur la tête chauve d'un homme ne descendent point assez bas pour essuyer les larmes qui tombent de ses yeux n. Mémoires, II, 24 : « Je fus cependant témoin de ses pauvres larmes lorsqu'il expira il ne put me cacher son affiiction, il était trop tard : ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et essuyer ses pleurs A.
3. Ce thème sera développé plus largement dans les pages con- sacrées au Poussin, Cf. infra, pp. rqz-r73•