Préface
- Prix de la francophonie 2019 du Cercle littéraire et artistique Catherine-de-Médicis (Auvergne - Bourbonnais - Velay) et du Cercle littéraire et artistique Madame-de-Sévigné (Dauphiné - Lyonnais - Savoie)
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Une vie à la trace. Amable Bourzeis, écrivain (1606-1672)
- Pages : 7 à 11
- Collection : Lire le xviie siècle, n° 48
- Série : Littérature, libertinage et spiritualité, n° 8
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406065630
- ISBN : 978-2-406-06563-0
- ISSN : 2257-915X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06563-0.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2018
- Langue : Français
Préface
Il existe au Japon une savante et brillante tradition d’études pascaliennes. Yasushi Noro, maître de conférences à l’Université d’Okayama, en est issu. Les recherches menées en France pour son doctorat l’ont pourtant conduit à une double rupture. Il a choisi de ne pas travailler sur l’œuvre de Pascal elle-même, mais de s’intéresser à la figure, en apparence fort étrange et relativement obscure, d’Amable Bourzeis. Il a aussi abandonné le commentaire littéraire pour réfléchir à la manière dont l’écriture d’une œuvre sans unité et aujourd’hui à peu près oubliée ne pouvait être historiquement pensée que dans sa rencontre avec des contextes apparemment extérieurs à elle, en tout cas tels que les concevrait l’histoire littéraire ou l’histoire des idées.
Il est vrai que Bourzeis présentait, de ce point de vue, un cas particulièrement intéressant. Académicien de la première heure, proche donc des réseaux de l’autoritaire fondateur, célébré ensuite ou dénoncé comme le plus tenace des pamphlétaires jansénistes. Et pourtant, coup de théâtre, il est le premier à signer le fameux formulaire de 1656 condamnant les cinq propositions attribuées à Jansenius. Ensuite efficace serviteur de plume de Mazarin et de Colbert, pour lesquels il déploie une érudition aussi subtile qu’éclectique. Il écrit, il compile des sources, il prépare des argumentations historiques.
Le suivre pendant le presque demi-siècle de sa vie active a exigé la reconstitution minutieuse d’un parcours, qui n’est pas qu’un parcours d’auteur. Une épineuse question s’est vite imposée au centre du paysage de cette vie, celle de son unité ou de son morcellement, ou plutôt celle de la co-présence de ces deux aspects apparemment contradictoires. Quels rapports entre engagement religieux, conviction intellectuelle et instrumentalisation de l’écriture au service d’une stratégie politique qui trouve ailleurs ses raisons ? Il a fallu d’abord se tenir à l’écart d’une facilité de pensée qui était aussi une tentation de jugement moral rétrospectif ; il a fallu se garder de transformer Bourzeis, passant de l’augustinisme proclamé 8de ses libelles jansénistes à la domesticité de Mazarin, en cynique sans conviction. Le dépassement de ce dilemme n’est pas venu de l’étude textuelle des positions successives défendues dans les textes de l’académicien, mais d’une réflexion rigoureuse sur une position sociale spécifique, dans la construction de laquelle l’écriture a tenu une place cruciale. Cette position n’est évidemment pas extérieure à l’activité d’écrivain qui fut celle de Bourzeis, mais elle ne saurait se comprendre à partir de la définition spontanée de ce que nous percevons comme une identité d’auteur. Comment se construit cette réalité, pour nous étrange : d’un côté un investissement intellectuel et moral dans une écriture soigneusement argumentée, et, de l’autre, le fait que ce travail et cet engagement s’expriment dans l’espace contraint d’un service qui les instrumentalise ? Rien ne serait plus faux qu’un jugement à l’emporte pièce qui n’y verrait que duplicité, insincérité ou corruption. C’est une des leçons de ce livre : la relation de clientèle est au xviie siècle le cadre social le plus usuel de l’expression écrite de la conviction. Ce qui nous paraît spontanément relever de la contradiction pouvait être vécu par les hommes du passé dans l’unité d’une conduite moralement et spirituellement banale.
La deuxième rupture opérée par Yasushi Noro est sans doute plus audacieuse encore. Après avoir observé que tous les récits de la vie et de l’activité d’auteur de Bourzeis puisaient à la même source et se recopiaient les uns les autres, il s’est fixé pour but de transformer ce handicap, qui pouvait paraître insurmontable, en socle méthodologique de son travail. Au lieu de suivre le même chemin en produisant son propre récit de vie, ou au contraire de se détourner du projet de saisir des écrits dans le parcours d’une vie, il a choisi d’affronter cette réalité historiographique. Il a pris le récit le plus riche en informations, celui du Dictionnaire de Moreri – source conventionnelle s’il en est – et, il l’a mis en pièces, l’a démonté, comme le ferait un horloger du mécanisme d’un vieux réveil détraqué. Comme il s’en explique lui-même dans son discours de la méthode, il l’a ainsi scindé en séquences biographiques et s’est ensuite employé à contextualiser chacune de ces séquences dans tous les registres événementiels mentionnés ou frôlés dans le texte de la séquence. C’est un paysage complexe qui s’est trouvé ainsi peu à peu dessiné ou peint, à petites ou à grosses touches.
La méthode avait de quoi surprendre ; elle a surpris. Mais son intérêt, sa productivité heuristique, s’imposent au lecteur. Et d’abord par 9un double effet. Le cheminement patient de séquence biographique en séquence biographique relève d’une logique et d’un imaginaire cartographiques : on n’avance pas au hasard, on tient le cap. Et pourtant la progression par sauts, d’une mise en contexte à une autre, transforme le paysage d’une vie en autant d’îlots de sens, visuellement bien séparés les uns des autres, plus ou moins imposants – il y en a de menus et il y en a de massifs – mais tous autonomes, observables dans la singularité de leur rapport à l’événement conté. Cette peu commune originalité de la démarche offre au lecteur le spectacle assumé d’une expérience de recherche et d’écriture.
Quels en sont les enjeux ? Les images affluent pour caractériser cette expérience : dissection, tronçonnage, découpe, démolition, etc. Encore une : le récit de vie cohérent de la notice Bourzeis du Moreri n’est pas regardé comme un tissu, dont il faudrait identifier et présenter la trame, mais comme un chapelet de biographèmes dont le fil brisé laisse fuir les grains, le critique procédant ensuite, par l’observation attentive de chacun d’eux, à la construction d’un objet historique détourné de son usage pieux, c’est-à-dire, en l’occurrence, de la vision finaliste de toute histoire de vie. Il s’agit donc d’éprouver sur un cas la difficulté qui consiste à conserver une perspective biographique sans céder à « l’illusion biographique ».
La critique célèbre de l’écriture biographique par Pierre Bourdieu, qui y voyait l’illusion d’une cohérence orientée, artificiellement imposée par le récit de vie, accompagne d’emblée la réflexion de Yasushi Noro. Mais dès lors qu’on s’intéresse au temps de la vie d’un auteur du passé comment éviter l’emprise du biographique ? Ce genre – la biographie, dont les formes, les formats et les mises en récits sont si divers –, tout à fait central dans la production historique, a ses lettres de noblesse et a, comme on sait, remporté de spectaculaires succès commerciaux. On en connaît la faiblesse congénitale, même dans le cas d’une étude savante et réfléchie : les segments de vie informés par de scrupuleux dossiers érudits se trouvent inévitablement assemblés par un liant narratif qui reproduit, qu’on s’en défende ou non, une idéologie littéraire du passage du temps. Les opérations de contextualisation des grains du chapelet du cas Bourzeis poussent cette tension vers son point de rupture. C’est là qu’opère l’expérience : en deçà de ce point de rupture revient l’illusion biographique, au-delà il n’y a plus rien à reconstruire 10de l’histoire d’une vie, et il ne reste plus qu’à proscrire toute idée de parcours. La désarticulation du récit du Moreri en séquences aspirées par les événements où elles se contextualisent condamnait le navigateur audacieux à louvoyer entre ces écueils. Or l’expérience a réussi. Les écrits de Bourzeis sont bien saisis dans les événements d’une vie et ceux-ci dans les événements apparemment extérieurs à cette vie vers lesquels les écrits conduisent, et dont l’écho résonne, parfois presque inaudible, dans les biographèmes du Moreri.
Autre enjeu que l’expérience traverse : celui de la définition du terme janséniste. Qu’est-ce qu’un janséniste ? On sait que ceux que les contemporains ou l’historiographie ont ainsi désignés, ou dénoncés, ne se sont jamais reconnus dans cette appellation. Or Bourzeis est tôt apparu comme une figure importante du « parti janséniste ». Son travail d’écrivain polémiste est pour beaucoup dans cette visibilité et cette identification. Dès lors, une question surgit, que pose de manière assez pressante Yasushi Noro, à propos de ses écrits et de sa place d’écrivain dans le « parti » : « attaque-t-on Bourzeis parce qu’il est un des premiers jansénistes ou est-il un janséniste important parce qu’on l’attaque continuellement ? » Cette centralité de la polémique, son impact indirect, et rarement évalué à sa juste mesure, sur l’historiographie ne peut que rendre plus cruciale la compréhension de la fonction de polémiste, celle des spécificités de cette écriture et des conditions socio-politiques dans lesquelles elle était accomplie. L’engagement de Bourzeis dans la polémique janséniste cesse quand il quitte le patronage du duc de Liancourt, comme d’ailleurs, bien des années plus tôt, l’écriture poétique d’un Théophile de Viau avait évolué au fur et mesure des heurs et malheurs de ses engagements clientélaires. Cela ne signifie pas que Bourzeis n’avait pas de conviction « janséniste » quand on l’accusait de n’être que cela, ou qu’il avait abandonné ces convictions quand il n’a plus écrit pour le « parti » mais pour Mazarin ou Colbert. Cela signifie simplement que la question de la polémique pro ou anti janséniste ne peut être séparée de celle de l’histoire de l’écriture polémique au xviie siècle, et celle-ci de la question de l’identité sociale des écrivains.
Qu’est-ce qu’un écrivain au xviie siècle ? Bien des travaux ont tenté de répondre de diverses manières à cette interrogation brutalement posée. Le cas Bourzeis, polémiste, polygraphe, érudit, juriste et même poète à Rome, apporte une série de réponses qui ne cesse d’interroger les 11rapports entre la production des écrits dans une période donnée, saisie à l’échelle d’une vie, et l’historiographie qui s’en empare pour les faire servir à la construction de l’édifice qu’elle bâtit, tourné vers l’histoire intellectuelle, religieuse, politique d’une époque. Le récit-source de la vie de Bourzeis est perdu. Qu’importe ? La confiance en celui qui l’a recueilli se transmet à peu près intacte à travers le temps et circule sous le voile transparent de l’évidence. En briser l’amalgame trompeur pour en égrener chaque composant – moellon ou gravier – permet finalement à Yasushi Noro d’aborder les enjeux les plus aigus de l’histoire du littéraire. La radicalité du double choix qu’il a accompli, celui de l’écrivain obscur et celui de la contextualisation systématique des biographèmes du Moreri, impose ainsi sa force et sa fécondité.
Christian Jouhaud
Ce livre est issu d’une thèse soutenue en 2006. Il a bénéficié des discussions des membres du Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire (GRIHL). Je tiens à les remercier collectivement pour leur aide dans la relecture et l’achèvement de cet ouvrage. Je remercie également M. Tomohiro Ishikawa, sans qui je n’aurais pas pu me lancer dans la recherche, la famille Cron-Faure, Damien Sauzet, Silvain Chupin, Yosuke et Caroline Itsutsuji-Subra et Hidemi Osawa.