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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Frédéric Gonand est économiste, et cet ouvrage est issu dune thèse quil a soutenue en histoire de lart, devant un jury principalement composé dhistoriennes et dhistoriens dart. Lexemple dun tel enjambement des frontières disciplinaires de la recherche et de la curiosité scientifiques nest pas fréquent, mais dispose de rares précédents illustres. Présent à plusieurs titres dans le livre de Frédéric Gonand, le regretté John Michael Montias enseigna léconomie internationale à luniversité de Yale avant dy consacrer progressivement lessentiel de son activité de recherche à lart hollandais du xviie siècle, dans la seconde partie de sa carrière. En règle générale, cependant, les économistes qui se sont penchés sur les arts et notamment sur la peinture ont été plus directement intéressés par les propriétés et par le comportement du marché de lart dans ses structures et ses transactions contemporaines. Ils ont étudié la valeur économique des œuvres à partir de modèles économétriques quils testaient sur de vastes bases de données pour analyser la structure et lévolution, sur le court, le moyen et le long termes, du prix des œuvres tel quil est établi et renseigné par les enchères publiques. Les prix denchère sont de fait les seuls prix rendus publics et les seuls susceptibles dune analyse systématique, alors que les prix en transaction privée demeurent confidentiels. Les recherches économiques qui se sont appuyées sur ces sources ont connu un bel élan, principalement dans les années 1980 et 1990, puis un reflux dans la période récente, sans doute parce que de tels travaux et publications ont un rendement réputationnel marginal dans la science économique, qui est gouvernée par une conception très hiérarchique de limportance des domaines de recherche. Les arts ny occupent quune place très secondaire, sauf par brefs moments, et pour quelques publications remarquables.

Lambition de Frédéric Gonand est différente. Consacrant lessentiel de ses analyses à la peinture italienne et surtout vénitienne du xvie siècle, Frédéric Gonand ne sest pas mué ici en un historien dart explorateur 10darchives pas plus quen strict économètre occupé à tester des modèles sur des données. Il connaît, et nous livre lessentiel de ce que les avancées de la recherche historique sur ce monde italien de la production artistique du Cinquecento peuvent nous apprendre des peintres, de leurs clients institutionnnels et privés, de leurs mécènes, et de lorganisation du métier de peintre. Frédéric Gonand sait aussi que si les enquêtes archivistiques sur cette période reculée sont irremplaçables pour établir des faits, elles ne peuvent pas déboucher directement, loin de là, sur une sommation dinformations qui sordonnerait en une vaste base de données offerte à des prouesses danalyse économétrique, tant le contenu et la richesse des archives, et le degré davancement des recherches qui les exploitent, varient dune ville à lautre. Quel parti adopte alors notre auteur ? Dans sa première partie, cest celui dune méta-analyse. Classant les auteurs de travaux historiques et sociologiques et leurs perspectives de recherche en fonction de leur fécondité, de leur contestabilité ou de leur obsolescence, Frédéric Gonand nous rappelle, par exemple, que les voies originales ouvertes par Thorstein Veblen ou Werner Sombart, au début du xxe siècle, demeurent plus suggestives, pour comprendre les comportements de consommation des biens de luxe parmi lesquels sont classés les œuvres dart, que les recherches marxistes qui, chez des auteurs tels que Frederick Antal ou Arnold Hauser, entendaient appliquer, en pionnières, le programme marxiste du matérialisme historique à la production des œuvres, à leur réception et à leur consommation. On touche ici du doigt lun des dilemmes de la recherche sur les arts. Les interprétations généralisantes ont, du fait de leur caractère systématique et englobant, un degré immédiat de séduction qui se dissipe pourtant assez vite, quand il se heurte aux progrès du travail historique, patiemment et obstinément soucieux détablir des faits et de placer lempirie aux commandes. La modestie des « historiens travailleurs de la preuve » noffre rien de délibérément spectaculaire et séduisant, mais elle travaille à laccumulation de données et dindices que peuvent ordonner des cadres analytiques falsifiables et réajustables au gré de lavancement de la recherche empirique. Les auteurs qui sont plus théoriciens quhistoriens ne deviennent alors féconds que si lon sait trouver dans leurs analyses des hypothèses originales susceptibles dêtre testées.

Cest ainsi que procède Frédéric Gonand, quand, dans la deuxième partie de son livre, il entend identifier les facteurs de lexpansion de 11la demande de peinture aux xve et xvie siècles en Italie. Veblen et sa théorie de la consommation ostentatoire, dune part, et Sombart et son analyse des facteurs dincorporation du luxe dans la sphère privée, dautre part, sont ici confrontés à de nombreuses recherches historiques et économiques dont Gonand est un fin connaisseur. Le lecteur sera attentif à la manière dont Frédéric Gonand tisse le contrepoint entre la synthèse méta-analytique des travaux présentés, leur discussion critique, la présentation des progrès de la recherche historique, et les leçons de méthode à en dégager, avec laide de bons guides comme lhistorien Richard Goldthwaite, qui a étudié en profondeur les facteurs socioéconomiques du développement de lart italien de la Renaissance, et léconomiste John Michael Montias, déjà cité.

Lanalyse de la production en atelier et de la commercialisation des peintures, et létude de lorganisation du travail professionnel des peintres, sous le contrôle des guildes puis des académies, occupe la troisième partie du livre, qui est la plus longue, la plus érudite et sans doute la plus originale. Frédéric Gonand historien y entre en débat avec Frédéric Gonand économiste, selon le principe dune constante mise en tension des deux savoirs et de leurs exigences respectives.

Dune part, la culture historienne que déploie Gonand entend tirer parti de la richesse des sources documentaires et archivistiques qui ont nourri les nombreux travaux présentés au fil des pages du livre. Lhistoire, et tout particulièrement la micro-histoire, est une science des cas, des contextes et des évolutions. En lecteur attentif des meilleurs travaux historiques, Frédéric Gonand connaît les risques et les limites qui simposent à toute généralisation ou à toute ambition de formalisation. Mais il entend, dautre part, exercer son métier déconomiste, pour identifier des mécanismes, des régularités, et des configurations daction et de négociation dans le monde de la peinture italienne de lépoque, de sa production et de son marché émergent.

Les trois « encadrés techniques » qui sont proposés dans cette troisième partie illustre le double parti adopté par Gonand économiste. Il entend familiariser son lecteur avec certains des outils habituels de lanalyse économique, et avec leur application, moins habituelle, à létude des faits artistiques – le calcul économétrique dun indice des prix pour les peintures, la théorie des jeux, et le modèle de principal-agent. Sagissant du premier outil, Gonand entend aussi désigner les 12voies du dépassement possible des recherches antérieures menées par des économistes historiens tels que John Michael Montias. Celui-ci adopta le parti du travail empirique dans les archives, avec lenthousiasme dun enquêteur avide dénigmes à résoudre, et procéda à une impressionnante collecte de données et dindices sur la vie, sur les revenus et sur la production des peintres hollandais du xviie siècle, sur leurs réseaux sociaux, sur leurs collectionneurs, grâce à des recherches pionnières dans les inventaires après décès, dans les archives denchères, et dans toutes les sources renseignant sur les budgets des ménages et sur leurs dépenses de consommation. Comme lauteur de la présente préface en a été maintes fois le témoin admiratif, la passion de Montias explorateur darchives navait dégal que son scrupule darchitecte des bases de données quil constitua et quil déposa à la Frick Collection à New York1.

Ce travail de Montias, pour précieux que Frédéric Gonand le juge pour la partie empirique des voies denquête ainsi ouvertes, et pour lambition de constituer des séries statistiques, lui paraît assez frustre sur le plan économétrique. Est-ce une limite due aux outils utilisés par Montias à lépoque où il mena ses travaux, ou sagit-il dun problème dune autre nature ? Notre auteur forme à plusieurs reprises lespoir quavec des données plus nombreuses, plus représentatives, et plus longitudinales, une analyse économétrique up to date pourrait faire merveille. Sagit-il dun vœu impatient mais modeste, parce que Frédéric Gonand connaît les nombreuses difficultés que pose la collecte de données empiriques dans les archives des différentes régions et villes italiennes concernées, et pour la période du Cinquecento ? Ou bien cet espoir relève-t-il dune nécessaire hubris du savant certain que les progrès de la recherche archivistique seront suffisamment cumulatifs pour permettre, à terme, la pleine mise en œuvre des outils économétriques ? Montias aurait sans doute souscrit à lespoir de Gonand, mais lui aurait demandé aussi de combien il faudrait réduire la situation dincomplétude des données avant de pouvoir persuader les historiens que léconométrie leur est indispensable pour résoudre leurs propres énigmes.

Mais dautres voies de recherche que la modélisation et les tests économétriques sont praticables par léconomiste penché sur le passé des arts, 13de leur production et de leur commercialisation. La collecte et létude des contrats établis entre les peintres et leurs commanditaires, mais aussi la matière des correspondances entre eux, et celle des livres de compte des peintres et des acheteurs, ont donné lieu à des recherches historiques très éclairantes dont Gonand rappelle limportance. Dans son ouvrage fameux, intitulé, dans sa traduction française, LŒil du Quattrocento, Michael Baxandall avait montré comment, en Italie, dans les contrats de commandes passées à des peintres réputés, le système de tarification des œuvres avait conduit à inverser progressivement la hiérarchie des facteurs, en plaçant le « talent » de lartiste au premier plan, au-dessus de la taille et du genre de lœuvre, des couleurs employées, et du nombre de figures peintes, bref au-dessus de la quantité de travail nécessaire et de la valeur des matériaux employés. Et lon trouvait déjà, dans ces contrats de commande, une spécification du prix du talent : cétait un rapport entre la quantité de travail réalisée de la main même du peintre et la quantité de travail déléguée par le peintre à ses assistants dans son atelier. Cette évolution désigne le mouvement dindividualisation croissante du travail artistique, qui sexprime dans la concurrence selon le talent et selon la virtuosité des peintres, et qui bénéficie de la formation dun marché des réputations individuelles, en opérant progressivement dans dimportants centres urbains de production artistique, mais aussi via la circulation internationale des artistes. Frédéric Gonand est plus gradualiste que discontinuiste dans son analyse des transformations du système de production de la peinture italienne de lépoque. Il insiste sur le rôle des guildes et sur leur organisation de la profession de peintre en un segment de lartisanat, soumis à des règles qui limitent ou prohibent la compétition par loriginalité. Mais il montre aussi comment le contrôle exercé par les guildes ne peut empêcher lémergence des marchés locaux de peinture ni la formation des académies de peinture. Celles-ci rivalisent avec les guildes, pourtant mieux armées, selon lui, pour assurer lexécution des relations contractuelles entre peintres et commanditaires. Progressivement, les académies simposent, pour former les peintres, pour développer les carrières individuelles et pour valoriser le talent et loriginalité comme le ressort de la compétition et de la réputation des peintres.

La rivalité entre les guildes et les académies a deux enjeux : la construction dun monde professionnel des artistes fondé sur la 14compétition ouverte et non pas limitée et régulée par une organisation professionnelle homogène ; la constitution dun monde damateurs et dacheteurs éclairés qui exercent leurs préférences à partir des espaces de comparaison et dévaluation ouverts par lindividualisation de la production artistique, et qui sont attentifs aux réputations des artistes en concurrence.

La transition entre ces deux systèmes dorganisation de la production artistique nest pas simple à restituer à partir de sources historiques qui insistent beaucoup sur la variété des situations locales. Prudemment, Gonand ne veut pas déployer une grande fresque évolutionniste pour placer en opposition complète les deux modèles de professionnalisation des peintres, selon un schéma dont ont abusé certains travaux dhistoire sociale de lart cités dans les deux premières parties du livre. Mais il suggère certains outils nouveaux pour étayer létude de la transition, telle lanalyse des réputations dartiste à partir du modèle théorique des jeux répétés appliqué aux transactions contractuelles avec les commanditaires. Et en sappuyant sur plusieurs recherches historiques, il indique que cest à partir dune certaine masse critique de peintres et de commanditaires, comme il sen forme dans les grands centres urbains, que la concurrence entre les peintres et la rivalité entre les acheteurs augmentent, et à travers elles, les chances de développement de linnovation esthétique, tout comme peut se développer ainsi une sensibilité croissante aux différences de qualité originale des œuvres.

Au long du livre, et tout particulièrement dans sa troisième partie, le lecteur pourra juger sur pièce la tension que Frédéric Gonand établit, sur les plans théorique, empirique et méthodologique, entre le travail de léconomiste et celui de lhistorien, et entre leurs ambitions et leurs limitations respectives. Cette tension na pas vocation à être résolue. La conclusion générale du livre résume efficacement cette tension en sept points, et exprime deux espoirs. Le premier espoir est que les méthodes et les raisonnements des économistes puissent être associés plus étroitement au travail des historiens, moyennant, pour ces derniers, la manifestation dun intérêt plus soutenu pour lappareil conceptuel et méthodologique de léconomie. Le second espoir est que la distance entre les limites irréductibles du travail historique sur des archives dépoques éloignées de plusieurs siècles, dune part, et la modélisation économétrique gourmande en données, dautre part, ne soit pas un obstacle à 15la collaboration pluridisciplinaire. Il y a là un hymne à la curiosité et au volontarisme transdisciplinaires, qui, selon Frédéric Gonand, ne poseraient pas de problème particulier, une fois le bon mindset mis en œuvre par les deux parties prenantes. Au travail, donc, peut-on souhaiter. Quant aux lecteurs qui ne sont ni chercheurs ni historiens ni économistes, ils pourront apprécier le cheminement que propose ce livre à travers une grande variété de travaux savants ainsi rendus accessibles, afin de remonter vers les origines italiennes du marché de lart, avec un économiste-historien pour guide.

Pierre-Michel Menger

Collège de France, chaire
de sociologie du travail créateur

1 Cette base de données consultable ici : https://research.frick.org/montias.