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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : « Un livre d’art fantasque et vagabond ». Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand
  • Auteur : Millet-Gérard (Dominique)
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Rencontres, n° 12
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812439094
  • ISBN : 978-2-8124-3909-4
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3909-4.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/01/2011
  • Langue : Français
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Avant-propos

Farce du destin, pour le « petit follet de gouttière », le poète-giroflée, que de se retrouver inscrit au programme de l’agrégation, aux mains de ces « commentateurs » qui vont « l’obscurci[r] de leurs éclaircissements » ? Le poète « fameux » des happy few, Baudelaire, Mallarmé, Huysmans, mais encore largement ignoré d’un public qui s’étonne de son étrange prénom de plume, coloré comme un de ces émaux ou vitraux, figures de sa poésie, suscite aujourd’hui quelques volumes riches en suggestions nouvelles, même s’ils ne prétendent pas venir à bout de cette œuvre charmante et énigmatique.

Celui-ci a le mérite de présenter, grâce à la patiente érudition d’Aurélia Cervoni, une série de précieux documents d’époque, de la parution de Gaspard de la Nuit en 1842 à sa première réédition en 1868 : recensions dans des revues difficiles d’accès, témoignages, dont la célèbre lettre de Baudelaire à Arsène Houssaye, devenue la dédicace des Petits Poèmes en prose, qui a contribué à sacrer Bertrand inventeur du genre. Deux études quelque peu iconoclastes remettent en cause deux idées reçues : la bienveillance de Sainte-Beuve à l’égard de Bertrand et l’analogie générique entre Gaspard et Le Spleen de Paris. Dans une caustique analyse d’histoire littéraire, Jacques Bony démontre qu’« on ne peut dissocier le destin d’Aloysius de la lutte sournoise entamée par Sainte-Beuve contre son meilleur ami, lutte qui éclaire les mésaventures de Gaspard » ; de son côté Michel Brix, insistant sur le ton journalistique des Petits Poèmes en prose qu’il interprète comme l’œuvre d’un poète aigri par le procès des Fleurs du Mal, invite à « “débaudelairiser” Gaspard de la Nuit, et à étudier ce recueil pour lui-même plutôt que d’essayer de lui faire avouer une esthétique qui le rapprocherait de la pratique de l’auteur du Spleen de Paris ».

Réactivée par l’action conjointe de Baudelaire, Poulet-Malassis et Asselineau, cette « excentricité contemporaine » a connu, comme on le sait, la faveur de la génération symboliste et décadente. Un premier

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passage en vente du manuscrit en 1918 a provoqué un regain d’intérêt et d’édition, ainsi que la thèse, très riche en documents, de Cargill Sprietsma. Puis ce sera, dans les années 1980, l’engouement conjoint pour la fin-de-siècle et le poème en prose qui ressuscitera une nouvelle fois Aloysius. C’est sur cette fortune d’un poète « mineur » que s’interroge Dominique Combe, concluant que « le cas de Bertrand illustre parfaitement les “lois de l’évolution littéraire” dégagées par les Formalistes russes : “canonisation” des genres “vulgaires” et transmission de l’héritage à la “branche cadette” ». Dans une étude de réception « perspectiviste », Thierry Roger montre comment s’installe d’emblée dans la critique bertrandienne, avec Sainte-Beuve, « une tendance formaliste, un goût pour la miniature, un idéal de concentration impersonnelle, un refus de l’épanchement lyrique », alors qu’au contraire Aragon lira dans Gaspard « singulièrement un ton, une intonation, une inflexion » de nature « vocale et musicale ». Un troisième type de lecture, d’orientation socio-politique, est proposé par Nicolas Wanlin et un quatrième, d’inspiration psychanalytique, par Jean-Luc Steinmetz. Luc Bonenfant, quant à lui, s’appuie sur la traduction américaine de Gaspard par John T. Wright (1994) pour discerner un certain nombre de traits de la poéticité du poème en prose chez Bertrand.

Deux exercices de microlectures s’attachent à deux pièces du recueil. Jacques-Remi Dahan propose une analyse fine et érudite d’Ondine, montrant comment le poème relève de la théorie élémentaire avec laquelle Bertrand s’est sans doute familiarisé grâce à la lecture de l’ouvrage célèbre de Montfaucon de Villars, Le Comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes (1670), à quoi s’ajoute celle du célèbre Märchen de La Motte-Fouqué. Persuadé, comme je le suis aussi, de « la nécessité d’une pleine intelligence du contenu explicite et implicite des textes pour appréhender véritablement leur dimension proprement poétique », l’auteur montre aussi l’importance de l’épigraphe, « qui chez Bertrand n’est jamais innocente, jamais vraiment séparée du texte dont elle précise la tonalité ». L’étude que je présente du Marchand de tulipes voit dans cette pièce, reflet de la préface, un petit traité illustré de poétique où l’apparente opposition entre les « deux faces antithétiques » de Rembrandt et de Callot s’avère être au contraire une très complexe composition de ces deux principes qui fait l’originalité, et la grâce extrême, de la manière de Bertrand. Ici encore l’épigraphe fait partie intégrante du « chiffre » du poème.

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Un ensemble d’articles plus généraux traitent de questions génériques et rhétoriques. Avec beaucoup de bonheur, Filip Kekus s’attarde sur le terme de fantaisie, qui méritait en effet d’être replacé dans son contexte, à la lumière des dictionnaires d’époque. Il appert alors que « le caprice et la fantaisie » sont très proches « du grotesque, du baroque et de l’humour, autres termes chers aux romantiques » : « fantaisie est dans les années 1830 une bannière de ralliement romantique, c’est-à-dire anticlassique ». Gaspard est alors qualifié de « véritable panorama des goûts romantiques, authentique petite encyclopédie du romantisme fashionable ». Hugues Marchal s’intéresse à la dimension fictionnelle des poèmes de Gaspard et l’appréhende à travers la figure de la métalepse telle qu’elle a été redéfinie par Genette. Henri Scepi revient, après Noriko Yoshida, sur la question du visuel et du poème conçu comme une machine optique ; il insiste sur « la dimension paradigmatique [qui] invite à lire l’ouvrage non comme une composition suivie, mais comme un ensemble discontinu […] un peu à la façon d’un portefeuille d’estampes », mais aussi sur « la fonction quasi épiphanique » du poème bref, reposant sur « une poétique de l’enargeia, […] force d’apparition de ces silhouettes et de ces ombres », « spectacle électrique [dans La Ronde sous la cloche] dont la puissance photophanique dégage de la nuit un tableau éphémère condamné à s’effacer ». Poursuivant une recherche amorcée dans son article de la livraison de La Toison d’or consacrée à Bertrand, Gisèle Vanhese explore l’ambiguïté constitutive des poèmes à travers certains effets lexicaux et syntaxiques, animation des objets inanimés, ellipse narrative ; elle reprend avec justesse à propos de Bertrand l’expression d’« esprit géométral », appliquée par Marguerite Moreno à son époux Marcel Schwob, pour évoquer « ce type de vision plurielle qui caractérise de nombreux poèmes de Gaspard de la Nuit ». Enfin Hélène Védrine met très utilement au service du lecteur son savoir technique en matière de typographie, de bibliophilie, de numismatique pour éclairer la « Préface » de Bertrand à son recueil, en les rattachant habilement à l’esthétique du théâtre d’ombres, et notamment celui de Séraphin, mentionné par Aloysius : « [Ce spectacle] relève certes d’une esthétique du noir et du blanc, de l’écran plat et des silhouettes en deux dimensions qui peut aisément être assimilée à l’esthétique du texte et de la page » ; corrélativement, « la nuit qui blasonne le recueil tout entier est la condition nécessaire à la naissance de l’ombre, et la lumière lunaire la condition de sa projection sur un écran translucide, vitraux

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ou fenêtres ». L’examen du manuscrit de Gaspard confirme quant à lui « l’assimilation du texte à une gravure se faisant non par le biais de la transposition ou de l’ekphrasis, mais par celui de la composition du livre », l’« étonnante dualité de l’art » s’y trouvant respectée grâce à la manière dont « la ligne arabesque et fantaisiste des “créatures graphiques” épouse la rigidité des paragraphes et en forme le contrepoint indispensable ».

Bertrand serait-il, par la grâce de l’agrégation, en passe de devenir un « auteur majeur » ? Mais qu’importe après tout cette distinction, du moment que les étudiants et ceux qui ont ici travaillé pour eux sont de ceux, interpellés par le tout premier recenseur du livre, « à qui l’art s’est révélé, et qui, s’arrêt[a]nt parfois aux vestibules des galeries, charmés qu’ils sont des détails et des enroulements d’une folle arabesque, l’aiment jusque dans ses formes les plus fugitives et les plus étranges1 ».

Dominique Millet-Gérard

Octobre 2010

[1] P.B., « Gaspard de la Nuit, fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot », Revue du Calvados (Caen), janvier 1843, p. 608 ; ci-dessous, p. 297.