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Classiques Garnier

Préface de l’auteur

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Un estomac d’Autriche
  • Pages : 27 à 32
  • Collection : Bibliothèque de littérature du xxe siècle, n° 37
  • Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
  • EAN : 9782406123361
  • ISBN : 978-2-406-12336-1
  • ISSN : 2258-8833
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12336-1.p.0027
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/10/2021
  • Langue : Français
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Préface dea lauteur

Ceb petit ouvrage date davant la guerre. Il a été écrit en 1913, à loccasion du centenaire de la Restauration de la République de Genève1,c.

Ce que lon appelle, à Genève, la Restauration, cest le retour de la petite République à lindépendance, après une période de quinze années dannexion à la France. Le déclin de Napoléon, àd la suite de la défaite de Leipzig, et le passage du Rhin par les armées des Alliés furent loccasion de cette Restauration, qui se produisit le 31 décembre 18132. Larrivée des contingents suisses à Genève, prélude de lentrée de Genève dans la Confédération helvétique, neut lieu que cinqe mois plus tard3. Ce 28sont donc deux événements distincts. Cest le premier qui fait lobjet du présent récit. Le second, ou plutôt la commémoration qui en fut faite en juillet 1914, peuf de semaines avantg la grande guerreh, forme le thème du premier chapitre de La Croix rouge et la Croix blanche, écrit douzei ans plus tard4. Ces deux compositions figurent ainsi les volets dun même tableau. Mais entre eux, dans la réalisation de lauteur, il y a eu la guerre. Sans ellej, le second volet du diptyque neût sans doute jamais été peintk. Toutl les sépare. Et, cependant, lesprit en est-il différent ?

Je ne le crois pas.

Un lecteur superficiel pourra, il est vrai, sétonner ou remarquer avec malignité que dans mon écrit de 1913 soufflem une sorte de vent anti-français qui a complètement changé de direction dans celui de 1925. Àn coup sûr, un événement aussi considérable que la guerre suffirait à expliquer et à motiver toutes les modifications, pour absolues quelles puissento être, du sentiment ou de lap pensée. Jeq serais le dernier à songer à men excuser. Maisr tel nest pas le cas. Lapparente contradictions qui saperçoit entre les deux récits se résout aisément, et, loin davouer ce changement dorientationt pour men disculper ou men honorer, je prétends navoir point changé, je prétends quil ny a pas opposition dans mes deux attitudes, quelles se complètent, au contraire, et seu rejoignent lune lautre5.

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Quonv remarque dabord que Genève nétait pas proprementw anti-française en 1813, mais anti-impérialistex. La Révolution avait été accueillie avec enthousiasme par la majeure partie de la population. Maisy le coup de force du Directoire, suivi du dur régime napoléonien navaient pas tardé à transformerz les sentiments desaa Genevois. Quinze ans dannexion à une France guerrière, épuiseuse dhommes et génératrice de ruines, avaient réussi à rendre momentanément odieux le nom français. Aussi fut-ce avec joieab que Genève accueillit, avec les troupes autrichiennes, sa libération dun joug exécré.

Il ny a rien là détonnant. Cest le vieil instinct de lindépendance qui parlait, plus fort, chez un peuple libre, que tous les appels de la race et que tous les liens dune culture commune. Lhistoire de Genève, comme celle de tous les Étatsac qui ont fini par former la Confédération helvétique, est pleine de faits analogues. Cest ainsi, pour ne prendre quun exemple qui peut aujourdhui semblerad paradoxal, quenae 1870, lors de la guerre franco-allemande, Genève se montraitaf germanophile, tandis que la Suisse allemande se révélait tout entière francophile. Cest que, pour Genève, payée pour le redouterag, le danger françaisah du Second Empire étaitai la préoccupation dominante, tandis que pour la Suisse allemande, qui connaissait mieux les visées hégémoniques de la Prusseaj, cétait lAllemagne qui constituait le danger. Dans un cas comme dans lautre, cétait le véritable esprit helvétique qui se manifestait. Aussi, pendant quà Genève on souhaitait le succès des armées de Guillaume Ier, à Berne, à Zurich, à Bâle, on faisait des vœux pour la victoire de la France6.

Mais en 1914, changement extraordinaire, bien fait pour dérouter toutes les prévisions. Alors que, devant limpérialisme patent et lagression organiséeak de lAllemagne, la Suisseal, fidèle à ses traditionsam de toujours, aurait dû sélever unanimement contre les violateurs de la Belgique et les envahisseurs de la France, on assista à ce spectacle déconcertant dune Suisse divisée en deux parties inégales, dont lune, la plus importante, se découvraitan ardemment germanophile7,ao. Les causes de ce phénomène et 30de cette dissolution de lesprit national, je les ai suffisammentap exposées dans mon livre La Croix rouge et la Croix blanche. Je nai pas à y revenir ici. Mais à tous les bons citoyens qui vécurent ces années étranges il put sembler que cétait la fin de la vieille Confédération.

On me dira peut-être : Si, en 1925, en véritable Suisse que vous êtes resté, vous avez exprimé les sentiments qui avaient été ceux dune partie de vos compatriotes durant la guerre et qui, selon vous, auraient dû être ceux de toute votre nation, – en 1913, avant la guerre, au moment où vous écriviez votre récit de la Restauration genevoise, vous nétiezaq pas personnellement anti-français. Comment se fait-il que votre roman le soit ou paraisse lêtre ?

Àar pareille question je ne crois pas que jaie à répondre. Je suis romancier. À ce titre, je nai dautre devoir que de me maintenir dans la vérité de mon sujet, qui est ici de lhistoire8. Mes personnages parlent le langage et expriment les sentiments qui étaient ceux de Genève à cette époque. Cela suffit, et je nai pas dautre explication à donner. Mes sentiments à moi, ceux de 1913 et ceux de 1925, ne regardent aucunement le lecteur. Un romancier doit être objectif. Je mefforce dêtre objectif. Si le romancier a le droit darchitecturer à sa manière les faits dont il dispose, il nen demeure pas moins que les faits sont intangibles et que les faits seuls doivent parler9.

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Javaisas simplement à expliquer, et cest ce qui vient dêtre fait, comment, au point de vue strictement suisse, se conciliait, à légard de la France, une double tendance qui en réalité nen forme quune.

Cest cette objectivité même quon ma pourtant vivement reprochée, en Suisse, à loccasion de mon roman La Croix rouge et la Croix blanche. On aurait voulu que, négligeant le souci de laat véracité, faisant fi des injonctions de lhistoire et me pliant aux considérations politiques du jour, jeusse fait comme tout le monde en Suisse et que, minspirant dune faculté doubli aussi générale quopportune, jeusse atténué, masqué ou falsifié la réalitéau historique, pour jeter un voile patriotiquement pudique sur les années troubles et frémissantes de la guerre10. Ceût été trahir la conscience de lécrivain et déconsidérer lart du romancier. Jai préféré rester sincèreav, objectif, vrai, au risque de provoquer la campagne de diffamation, dincompréhension et de fureur qui sest, effectivement, déchaînée contre moi dun bout à lautre de mon pays.

Cette campagne me rappelle celle, non moins virulente, qui a été menée, en France, paraw la presse dextrême gauche contre mes précédents volumes, jugés coupables de trop de sévéritéax envers lAllemagne et dune insuffisante indulgence à légard des fauteurs dun pacifisme suspect qui ne pouvait que servir limpérialisme germanique11. En Suisse, 32– du moins en Suisse romande, car je crois bien quen Suisse allemande jai réuni lunanimité contre moi, – cest le contraire qui sest produit. Je me suis vu attaqué par la presse bourgeoise, tant conservatrice que radicale, et défendu par les socialistes12. Telle est lironie des jugements qui nont pour fondement que la mobilité etay le relativisme des passions publiques : réacteur en deçà du Jura, subversif au-delà ; militariste sur la rive gauche du lac Léman, défaitisteaz sur la rive droite ; patriote à Paris, sans-patrie à Lausanne et à Genève. Ainsi va le monde et se forme lopinion.ba

Févrierbb 1932.

1 Pour rappel, Un estomac dAutriche est publié dans le septième fascicule de Nos Centenaires, recueil de textes historiques publié en marge des manifestations commémoratives de 1914. Genève fête cette année-là les cent ans de la Restauration de la République et de son intégration dans la Confédération suisse. Pour plus de détails, voir lintroduction de cette édition, p. 7-22.

2 Le 16 octobre 1813 commence la « bataille des Nations », près de Leipzig (ou Leipsick). Elle oppose Napoléon à la Sixième Coalition, composée de lEmpire russe, de lEmpire dAutriche, du Royaume de Prusse, du Royaume de Suède et du Royaume de Saxe. La bataille dure trois jours et sachève sur la défaite de la Grande Armée et son repli au-delà du Rhin. Amorçant la chute finale de Napoléon, chassé dAllemagne, la bataille de Leipzig marque également lavènement des nationalités : les guerres dynastiques de lAncien Régime laissent désormais place aux conflits entre les peuples. (Voir Bruno Colson, Leipzig : la bataille des nations : 16-19 octobre 1813, Paris, Perrin, 2013 et Stéphane Calvet, Leipzig, 1813 : la guerre des peuples, Paris, Vendémiaire, 2013.) Les Alliés poursuivent ensuite leur avancée et traversent le Rhin le 21 décembre 1813. Après Bâle, Berne et Lausanne, les armées du feld-maréchal comte Ferdinand Bubna von Littitz entrent dans Genève le 30 décembre 1813 (voir à ce sujet Paul Kasser, « Le passage des Alliés en Suisse pendant lhiver 1813/1814 », dans Histoire militaire de la Suisse, Berne : Commissariat central des guerres, 1921, 9e cahier, p. 5-54). Danciens magistrats genevois, formés en Gouvernement provisoire, proclament alors la Restauration de la République de Genève le 1er janvier 1814 (voir à ce sujet François Ruchon, Histoire politique de la République de Genève. De la Restauration à la suppression du budget des cultes (31 décembre 1813-30 juin 1907), Genève, Alexandre Jullien, 1953, I, p. 15-41).

3 « Alors que les puissances alliées étaient favorables à lentrée de Genève dans la Confédération suisse », plusieurs cantons helvétiques restaient méfiants vis-à-vis de cette République jusquici indépendante et réputée indomptable. Suite à des négociations entre le Gouvernement provisoire et la Diète fédérale, les aristocrates genevois « obtiennent de la Confédération lenvoi dun contingent de soldats suisses pour renforcer la garnison genevoise. » Le 1er juin 1814 deux compagnies fribourgeoises et une compagnie soleuroise arrivent à Genève. « Ne pouvant passer par voie de terre, Versoix étant encore territoire français, les troupes arrivent à Genève par le lac, sur lactuelle commune de Cologny, où une foule en liesse les attend. Bien quil nait été quun acte symbolique, cet événement, que lon appellera plus tard “larrivée des Suisses au Port-Noir”, est resté dans le cœur de bon nombre de Genevois comme la véritable date de lentrée de Genève dans la Confédération. » (cité dans les Archives de la République et du canton de Genève, « Arrivée des Suisses au Port-Noir le 1er juin 1814 », [en ligne]). Voir pour plus de précisions Olivier Perroux, Histoire de Genève, tome 3 : De la création du canton en 1814 à nos jours, Neuchâtel, Alphil, 2014, et Irène Herrmann, Genève, entre République et canton : les vicissitudes dune intégration nationale, Presses de lUniversité Laval, Passé Présent, 2003.

4 Paru en juillet 1925, La Croix rouge et la Croix blanche, ou la guerre chez les neutres constitue le quatrième volume de la tétralogie dumurienne consacrée à la Grande Guerre.

5 Dumur minore ainsi le traumatisme que représente pour lui, en 1914, le surgissement de la guerre. Odile Roynette nen parle pas moins dun « bouleverse[ment] » et cite à cet égard la lettre que lécrivain fait parvenir à Alfred Vallette le 2 décembre 1919 et quil publie même dans les appendices à la réédition de Nach Paris !, en 1920 (cf. Odile Roynette, « Des romans ignobles ? Violences de guerre et fiction chez Louis Dumur », CLD 7, 2020, p. 15-16).

6 Voir à ce sujet Gruner Erich, « La Suisse et le tournant historique de 1870-1871 », Revue dhistoire moderne et contemporaine, tome 19, no 2, avril-juin 1972, p. 235-245 et Maurizio Binaghi, Roberto Sala, La tentation du sabre. La Suisse, lItalie et le canton du Tessin de lâge des Empires à la Grande Guerre (1870-1918), traduit de litalien par Atala-Gex-Langendorf, Genève, Slatkine (Études historiques, 4), 2018.

7 La majorité des historiens helvétiques confirment lexistence dun fossé des affinités internationales entre Romands et Alémaniques pendant la Grande Guerre, fossé notamment entretenu par la presse. Cette dynamique est principalement illustrée par le traitement de la violation de la neutralité belge par larmée allemande : tandis que la presse romande dénonce cette occupation, « les journaux alémaniques, à lexception des socialistes, rest[ent] silencieux ou cherch[ent] à justifier lintervention allemande. » (Mauro Cerutti, « Première Guerre mondiale : Politique intérieure », DHS). La tension entre les « deux Suisses » est par la suite exacerbée par les nombreuses affaires qui émaillent la politique intérieure du pays, notamment laffaire des colonels en janvier 1916 – traitée dans La Croix rouge et la Croix blanche –, qui met au jour la germanophilie appuyée de létat-major helvétique. Voir Roman Rossfeld, Thomas Buomberger et Patrick Kury (dir.), 14/18.La Suisse et la Grande Guerre, Baden, hier+jetzt, 2014. (2e éd., Neuchâtel, Alphil, 2019.), et Christophe Vuilleumier (dir.), La Suisse et la Guerre de 1914-1918 : actes du colloque tenu du 10 au 12 septembre 2014 au Château de Penthes, Genève, Slatkine, 2015.

8 Cette confusion de la vérité et de lhistoire, dailleurs évoquée quelques lignes plus loin est au centre des préoccupations de Dumur. Il accompagne en effet son écriture de nombreuses lectures, quelles soient sources primaires comme louvrage de Jean Janot En 1814 : journal dun citoyen genevois, ou littérature secondaire, comme les écrits de lhistorien genevois Édouard Chapuisat. Voir Isaac Genoud, « Les couleurs de la guerre. Luniforme militaire dans Un estomac dAutriche », CLD 6, p. 53-64 et les fiches préparatoires du roman et autres notes des ouvrages consultés par Dumur (ACV 538/193/5).

9 Le terme « architecturer » rappelle de manière presque ostensible lavis développé par Remy de Gourmont dans son Livre des masques. Les romans de Dumur sont en effet des « constructions solides dont larchitecture pondérée plaît par la savante symétrie des courbes, toutes dirigées vers un dôme central où lœil est sévèrement ramené. » (Remy de Gourmont, Le Livre des Masques, Paris, Mercure de France, 1896, p. 116).

10 Sil se défend dune quelconque subjectivité dans son traitement des faits historiques au sein de La Croix rouge et la Croix blanche, Dumur est cependant loin dun travail scientifique et rigoureux sur la question. Comme le souligne Jean-François Pitteloud, « Dumur a donné les apparences dune vérité historique – quil revendique – à un texte dont la partialité et lengagement ne font aucun doute. Cet engagement, dans le sillage dun Barrès, dun Maurras et de lAction française était évident pour les contemporains de Dumur. » Les reproches adressés au roman semblent cependant avoir reçu un écho limité dans la presse suisse romande et dans la presse française, comme le relève également Jean-François Pitteloud : « laccueil du livre a été sobre et discret, sans être tout à fait silencieux. » En évoquant les attaques dirigées contre lui, Dumur sattarde sur lune des critiques négatives les plus significatives faites à son roman, celle dEdmond Jaloux, parue dans Les Nouvelles littéraires du 24 octobre 1925 : « M. Dumur a voulu faire œuvre historique, et nous ne trouvons à sa place quun pamphlet [], une préfiguration dun Jugement dernier politique [] Je ne doute dailleurs pas que beaucoup des choses quil reproche à une certaine Suisse ne soient justes ». Voir pour plus de détails larticle de Jean-François Pitteloud « La Croix rouge et la Croix blanche, ou la guerre chez les neutres : une guerre daprès-guerre », CLD 7, 2020, p. 41-60, dont sont extraites nos citations.

11 Ces critiques de lextrême gauche française interviennent dès 1923 avec la parution des Défaitistes (1923) et de La Croix rouge et la Croix blanche (1925). Comme le souligne Odile Roynette, « lécrivain semble alors pris en tenaille entre une extrême droite nationaliste qui brandit ses romans comme des références incontournables et les courants de gauche [] qui laccusent dentretenir la germanophobie et de flatter les passions nationalistes. » Dumur défendra sa position dans les colonnes du quotidien LÉclair au printemps 1923 : « Je revendique le droit de parler de tout ce qui me plaît, dexprimer une opinion sur tous les sujets ; il me convient de porter mon jugement dhomme et décrivain sur toutes les nations » (cité dans Odile Roynette, « Des “romans ignobles” ? : violences de guerre et fiction chez Louis Dumur », CLD 7, 2020, p. 8-16).

12 Larticle très critique envers La Croix rouge et la Croix blanche dEdmond Jaloux, paru en octobre 1925, est en effet repris dès le début du mois de novembre par des quotidiens libéraux helvétiques, comme La Suisse libérale et la Gazette de Lausanne. En Suisse allemande, la Neue Zürcher Zeitung, suivie dautres quotidiens alémaniques, fustige ce Suisse qui attaque son pays depuis létranger. Quelques semaines plus tôt, Georges Rigassi, dans un article paru le 8 septembre dans la Gazette de Lausanne, décrivait le roman comme « un mauvais livre que personne [] ne doit regretter de ne pas avoir lu. » (cité par François Jacob dans La conspiration du silence, Genève, éditions Metispresses, 2020, p. 141). Concernant laccueil favorable faite par la presse de gauche helvétique, Dumur lévoque dans une lettre datée du 15 novembre 1925 : « Ce quon nose pas dire, et que le très rouge Travail (en Suisse, chose bizarre, les socialistes me défendent) en publia trois sous la rubrique : La presse romande boycotte ! » (cité dans François Jacob, La conspiration du silence, op. cit., p. 148).