Skip to content

Classiques Garnier

Les travaux de l’Hercule vainqueur Rapports intra- et intertextuels

311

Les travaux
de lHercule vainqueur

Rapports intra- et intertextuels

Parmi les passages des Métamorphoses qui ont été augmentés dans lOM, lénumération finale des exploits dHercule mérite une attention particulière. Il sagit là dun passage ovidien qui nous a déjà occupé dans la première partie de ce livre1. La transposition des hexamètres latins en octosyllabes français fait apparaître, outre une augmentation du nombre de vers, des modifications et ajouts divers au catalogue des exploits. Les deux passages sont cités en regard ci-dessous. Afin de visualiser les exploits individuels à lintérieur des extraits ainsi que les parallèles et divergences entre les deux textes, nous avons mis en gras et numéroté les éléments suivant primairement lordre de leur mention dans le passage des Métamorphoses2. Les numéros des éléments qui ne sont pas présents dans lun ou lautre texte sont marqués par un astérisque.

Mét. IX, 182-198

OM IX, 717-748

Ergo ego foedantem peregrino templa cruore

Busirin [ 1 ]   domui saeuoque alimenta parentis

Antaeo [ 2 ] eripui nec me pastoris Hiberi [ 3 ]

Forma triplex, nec forma triplex tua, Cerbere, [ 4 ] mouit ?

Vosne, manus, ualidi pressistis cornua tauri [ 5 ]  ?

Ja poi je Busyrin [1] conquerre

Qui des pelerins dautrui terre

Fesoit ou temple sacrefice

Comme il feïst dune genice ;

Et le jaiant [2 ?] et Gerion [3]

Ai je mis a perdicion ;

Et si trais Cerberon [4] denfer

312

Vestrum opus Elis [ 6 ]   habet, uestrum Stymphalides undae [ 7* ]

Partheniumque nemus [ 8 ]   ; uestra uirtute relatus

Thermodontiaco caelatus balteus auro [ 9 ]

Pomaque ab insomni concustodita dracone [ 10 ]  ;

Nec mihi centauri [ 11 ] potuere resistere, nec mi


Arcadiae uastator aper  [ 12 ]  ; nec profuit hydrae [ 13 ]

Crescere per damnum geminasque resumere uires.

Quid, cum Thracis equos [ 14 ] humano sanguine pingues

Plenaque corporibus laceris praesepia uidi

Visaque deieci dominumque ipsosque peremi ?

His elisa iacet moles Nemeaea [ 15 ] lacertis ;

Hac caelum ceruice tuli [ 16 ]  ; [ ]

« Est-ce bien moi qui ai vaincu ce Busiris qui souillait les temples du sang des étrangers, moi qui ai ravi au terrible Antée les forces quentretenait sa mère, moi que nont pu effrayer ni le triple corps du pasteur dHibérie, ni ta triple gueule, ô Cerbère ? Est-ce bien vous, mes mains, qui avez fait toucher la terre aux cornes du taureau redoutable ? vous dont lœuvre a pour garants lÉlide, les eaux du Stymphale et les bois du Parthénius ? Est-ce bien grâce à votre vaillance que furent rapportés le baudrier, ciselé en or, du Thermodon et les fruits confiés à la garde dun dragon qui ne connaissait point le sommeil ? Est-il vrai que jai vaincu la résistance des Centaures et du sanglier qui dévastait lArcadie ? Que lhydre na rien gagné à croître par ses pertes et à reprendre ses forces en les doublant ? Rappellerai-je encore que, ayant vu les chevaux du roi de Thrace engraissés de sang humain et leurs crèches remplies de corps en lambeaux, jai détruit les crèches, immolé le maître et ses coursiers ? Voici les bras qui ont étranglé et abattu le monstrueux lion de Némée ; voici le cou qui a porté le ciel [] »

En grosses chaënes de fer ;

La corne Acheloüs [5 ?] le fort

Ai je route par mon effort,

Troie [ 17* ] par terre trebuschié,

La cité dElin [6] conquis gié

Et le torel de Maratone [5 ?]

Et le porc sengler de Cremone [18*]

Et le moustre de Parthemee [8] 

Et le lyon de bois Nemee. [15]

Dyomedem, le roi de Trace, [ 14 ]

Et Nessus [19*] et celz de sestrace [11]

Ai tous a martire livrez.

Tous les maulz pas ai delivrez

Tant com jen ai trouvez au monde

Tant comme il dure a la reonde.

Le regne conquis dOechalie [20*]

Et le baudré de Femenie. [9]

Si reconquist, ce dist la fable,

Le fruit dor au serpent veillable. [10]

Lydre [13]et le porc dArcade [12] ai mort

Antheon [ 2 ] ai je mis a_mort,

Qui, quant je lavoie abatu,

Doubloit sa force et sa vertu ;

Si gaaignoit en son meschief.

Je portai le ciel sor mo n chief. [ 16 ]

313

Il est évident que le texte français se base dans un premier temps sur le modèle dOvide : on reconnaît sans difficulté Busyrin,qui ouvre la liste, ainsi que des composantes comme lydre et le porc dArcade, de même que le ciel que le héros porta et qui sert de clôture à lénumération3. Pour dautres exploits, cependant, plutôt que dopter pour une simple traduction des termes dOvide en vers français, le translateur a modifié à des degrés divers la manière dont les exploits sont décrits. Il a « interprété » certains épisodes et a complété le catalogue ovidien dexploits en y ajoutant dautres accomplissements dHercule. Jung avait noté que lajout dAchéloüs, Troie, Nessus et Œchalie, absents chez Ovide, sont des compléments « naturels » dans le contexte de lOM, dans le sens où la lutte entre Hercule et Achéloüs pour gagner la main de Déjanire, lintervention du héros à Troie, sa victoire sur Nessus et sa conquête dŒchalie, doù il a ramené Iole, sont relatées ailleurs dans le texte4. Mais il est possible de dire plus sur la nature des éléments modifiés et ajoutés par rapport à Ovide. Dans ce but, nous considérerons dabord les commentaires dOvide, en élargissant ensuite la perspective à dautres textes et contextes.

Suivant sa tendance à « gloser » les tournures allusives dOvide, lauteur du texte français a remplacé un certain nombre de désignations périphrastiques de son modèle primaire par des noms propres, en ajoutant dautres précisions quil a pu trouver facilement dans la tradition des commentaires médiévaux sur les Métamorphoses. En identifiant les cornua tauri (Mét. IX, 725) comme La corne Acheloüs le fort (OM IX, 725), le pastor(is) Hiberi dOvide (Mét. IX, 184) en tant que Gerion (OM IX, 721), et en remplaçant les monstrueux Thracis equos humano sanguine pingues (Mét. IX, 194) par lévocation de leur maître Dyomedem, le roi de Trace (OM IX, 733), il fournit des informations supplémentaires quil a pu repérer dans divers paratextes, dont le Commentaire Vulgate et celui du manuscrit Vat. lat. 1479, entre autres. Ainsi, on trouve dans le Commentaire Vulgate, au-dessus du mot pastoris la glose interlinéaire Gerionis ; au-dessus de tauri, on lit Acheloi ; et une note marginale sur les chevaux de Thrace précise que Diomedes, rex Tracie, habuit equos velociores vento qui humanis carnibus vescebantur []5. En décrivant les poma314soustraits au dragon toujours veillant en tant que fruit dor, le translateur a également pu sappuyer soit sur le paratexte Vulgate, soit sur un commentaire composite tel que celui du manuscrit Vat. lat. 1479. Ce dernier précise, par exemple, que quem[= draconem]interfecit Hercules et poma aurea rapuit6. On peut simaginer que le translateur a, pour ces passages, intégré dans sa propre composition des données repérées dans la glose du témoin des Métamorphoses à partir duquel il travaillait.

Dans certains cas, la glose latine, en plus de fournir des précisions sur les vers dOvide, est peut-être à lorigine de dédoublements dans la translation. Considérons les cornua tauri : lOM évoque, outre la corne Acheloüs (OM IX, 725), un torel de Maratone (OM IX, 729). La présence de ces deux antagonistes dHercule dans le texte français résulte éventuellement de linterprétation double du tauri anonyme dOvide, quon rencontre déjà parmi les plus anciens commentaires à propos des Métamorphoses dOvide, puis chez Arnoul dOrléans et les commentateurs sinspirant de lui7. Le commentaire composite du manuscrit parisien lat. 8010, transmettant entre autres des éléments dArnoul, précise ainsi, en glose à propos de tauri8 :

Hoc potest legi dupliciter  : de Acheloo, quia Achelous pugnavit contra Herculem in specie tauri et eum Hercules devicit, vel potest legi de tauro quem Minos petiit a Neptuno causa immolandi, et ipsum furibundum Hercules interfecit. Alii dicunt quod in Maratone quondam taurum interfecit , et sic tripliciter legitur istud.

Le fait que la corne Acheloüs figure à côté du torel de Maratone sexplique donc éventuellement par la présence de telles gloses dans un grand 315nombre de manuscrits, menant à une multiplication des interprétations possibles. Un autre type de dédoublement qui pourrait sappuyer à son tour sur les commentaires concerne Antée. Chez Ovide, ce dernier est nommé en deuxième position dans lénumération des exploits (Antaeo, Mét. IX, 184). À lendroit correspondant de la translation, placé entre Busiris et Géryon, on retrouve le jaiant (OM IX, 721), caractérisation qui pourrait en principe sappliquer à divers adversaires dHercule. Antée est cependant nommé explicitement, vers la fin de la liste dexploits de lOM, avec des précisions supplémentaires, absentes chez Ovide : Antheon [] / Qui, quant je lavoie abatu, / Doubloit sa force et sa vertu (OM IX, 744-746). Les éléments ajoutés par le translateur français aux deux endroits se retrouvent, dans ce cas aussi, dans les commentaires latins : dans celui du manuscrit Vat. lat. 1479, on lit illi giganti en glose interlinéaire à Anteo, et le Commentaire Vulgate offre une précision sur les pouvoirs régénérateurs du personnage en jeu – Istum enim devicit Hercules cui quotiens cadebat ad terram vis sua duplicabatur9 – qui résonnent dans la description dAntheon daprès lOM.

Mais revenons encore sur le sujet du torel de Maratone, qui mérite quelques observations supplémentaires. La présence de ce taureau dans le passage de lOM peut être considérée sous un autre angle encore : celui des reprises intra-textuelles dans lOM, vraisemblablement motivées à leur tour par les commentaires dOvide. Comme divers chercheurs lont déjà noté, le catalogue de travaux herculéens au livre IX de lOM fait écho à lénumération des exploits de Thésée au livre VII du même texte10. Nous citons ci-dessous des extraits des deux passages, en mettant en gras les exploits parallèles11.

Exploits de Thésée ( OM )

Exploits d Hercule ( OM )

Le tor cretensie conquist

En la cité de Maratone

Et le porc sengler de Cremone

Qui la terre avoit afamee

(VII, 1692-95)

La cité dElin conquis gié

Et le torelde Maratone

Et le porc sengler de Cremone

(IX, 728-730)

316

Et le lyon de bois Nemee

Qui le païs avoit desert.

(VII, 1696-97)

Et le lyon de bois Nemee.

(IX, 732)

De Dyomedes le sauvage,

Qui des homes quil decoloit

Ses felons chevaulz saouloit,

Fist merveilleuse ocision

(VII, 1700-03)

Dyomedem, le roi de Trace,

Et Nessus et celz de sestrace

Ai tous a martire livrez.

(IX, 733-735)

Et Procrusten et Guerion

Qui se muoit en trois figures

Ocist. []

(VII, 1704-05)

Et le jaiant et Gerion

Ai je mis a perdicion ;

(IX, 721-722)

Si se repot il bien vanter

Docirre Cacun le jaiant

(VII, 1716-17)

[Cacus nest pas présent explicitement au livre IX, mais il pourrait éventuellement se cacher dans le jaiant évoqué au vers 721, cité supra12]

En nous limitant tout dabord au premier exemple, les vers évoquant Et le torel de Maratone / Et le porc sengler de Cremone (OM IX, 729-730) sont un calque évident de ceux qui parlent de la victoire de Thésée sur Le tor cretensie[] En la cité de Maratone / Et le porc sengler de Cremone (OM VII, 1692-94). Le passage source de la matière de ces différents vers est lénumération des exploits de Thésée au livre VII des Métamorphoses13 :

Te, maxime Theseu, /

mirata est Marathon Cretaei sanguine tauri ;

quodque suis securus arat Cromyona colonus,

munus opusque tuum est [ ]

« Cest toi, grand Thésée, que Marathon a vu avec admiration répandre le sang du taureau de la Crète ; si le paysan laboure les champs de Cromyon sans se soucier du sanglier, cest ton bienfait et ton ouvrage [] »

Or dans le texte latin dOvide, les adversaires en question (le taureau « de Marathon » et le sanglier « de Cromyon ») ne sont nommés en tant que tels que dans ce passage au livre VII. Ils ne sont pas repris explicitement dans le catalogue de travaux herculéens au livre IX comme cest le cas dans la translation.

Fait intéressant, lexemple dauto-citation du Livre VII dans le Livre IX de lOM, a, lui aussi, pu être motivé par des données 317contenues dans les commentaires des Métamorphoses. La présence du taureau de Maratone dans les deux passages de lOM (alors quOvide nen parle explicitement quau livre VII, au vers 434, Marathon Cretaei sanguine tauri) a pu être conditionnée par des gloses dans plusieurs commentaires latins qui associent les deux héros à cet animal, présentes soit dans lun ou lautre passage, soit dans les deux14. Déjà dans les Glosulae dArnoul dOrléans, les deux passages sont commentés de manière à établir une sorte de référence croisée entre les exploits des deux héros. Arnoul précise, à propos du Cretaeitauri au livre VII, Quem taurum ligatum, Hercules, rogatu populi, in Maratoni montem transtulit. Quem postea iaculo Teseus peremit15, et, au livre IX, au sujet dun tauri sans toponyme déterminant, Hercules taurum domuit et domitum in Maratonem montem transportavit. Et postea fuit a Teseo interfectus16. Certains commentateurs offrent des remarques explicites sur lattribution de cet exploit aux deux héros. Paule Demats en a déjà relevé un exemple dans le manuscrit Vat. lat. 1479, auquel on peut ajouter un autre exemple, tiré du commentaire composite parisien lat. 801017 :

Vatican, BAV, Vat. lat. 1479

Paris, BnF, lat. 8010

Nota quod omnes iste operaciones dicuntur principaliter de Hercule, secundario de Theseo. Vel possunt esse similes operationes utriusque. Fabula talis est : Nepturnus Minoy regi misit taurum ut illum sibi sacrificaret Minos autem accensus cupidine retinuit et nolit sacrificare. Qua de causa iratus Nepturnus fecit illum furibundum et omnes destruebat nec erat qui resistere sibi posset Theseus huc venit et occidit et hoc totum legitur de Hercule .

Ipsum [ = taurum ] interfecit Hercules, sed quicquid fecit Hercules attribuitur Theseo, quicquid fecit Theseus attribuitur Herculi.

318

Suivant son habitude de recourir aux gloses dOvide, lauteur de lOM se serait, une fois de plus, inspiré des données présentes dans lespace paratextuel de son modèle afin de mélanger les deux passages.

Les commentaires expliquent en effet non seulement la présence dexploits théséens provenant du livre VII dans le passage sur Hercule au livre IX, mais également le phénomène inverse. En effet, dans le livre VII de lOM, Thésée est censé avoir vaincu lui aussi le lyon de bois Nemee (OM VII, 1696), Dyomedes le sauvage (VII, 1700), Guerion (VII, 1704), de même que Cacun le jaiant (VII, 1717). Ces confusions ont probablement été renforcées, à leur tour, par des variantes textuelles et des gloses présentes dans certains manuscrits médiévaux au livre VII des Métamorphoses. Regardons de plus près les exemples de Géryon et de Cacus associés à Thésée, en comparant le texte « reçu » dOvide (dans la colonne de gauche), les données présentes dans les deux manuscrits médiévaux des Métamorphoses, Vat. lat. 1479 et Vat. lat. 1598 (dans la colonne centrale), et les passages correspondants de lOM (dans la colonne de droite), en mettant en gras les données qui nous intéressent.

Texte d Ovide
(éd. Tarrant)

Texte d Ovide
(Vat. lat. 1479
et Vat. lat. 1598)

Texte de l OM
(éd. de Boer)

Mét. VII, 439 :

Cercyonis letum vidit Cerealis Eleusin.

Éleusis, chère à Cérès, a vu la mort de Cercyon.

Mét. VII, 439 :

Gerionis letum vidit Cerealis Elempsis

(Vat. lat. 1479, f. 107v)

Gerionis letum vidit Cerealis Eleusis

(Vat. lat. 1598, f. 70v)

OM VII, 1704-06 :

[] et Guerion,

Qui se muoit en trois figures,

Ocist. []

Varia lectio :

1704 Guerion] girion A2YZ2gyrion Z1 gerion BG13guerron E2 ; mq. Z4

Texte d Ovide
(éd. Tarrant)

Commentaire
(Vat. lat. 1479 et Vat. lat. 1598)

Texte de l OM
(éd. de Boer)

[ ]  tellus Epidauria per te / Clavigeram vidit Vulcani occumbere prolem [].

Glose à propos de VII 436 :

Epidaria est quedam regio, et ibi erat Chacus , qui noctu omnes interficiebat. huc veniens Theseus interfecit  [ ] .

(Vat. lat. 1479, f. 107v)

Si se repot il bien venter

Docirre Cacun le jaiant.

(OM VII, 1716-17)

319

[] grâce à toi, la terre dÉpidaure a vu succomber le fils de Vulcain, quarmait une massue []

(Mét. VII, 436-437)

prolem scilicet Cacun

(Vat. lat. 1598, f. 70v)

Varia lectio :

1717 Cacun] taccumA2 tateumY1 tactumY3 cocun BD124E12G2cocum D4F cocon D5 chocum G1coccu Z123 phocon G3 tactid Y2 ; mq. Z4

Pour résumer, au livre VII de certains manuscrits médiévaux des Métamorphoses, Cercyon, un brigand qui aurait en effet été vaincu par Thésée, devient Gerion dans le catalogue dexploits théséens, ce qui explique la présence a priori inattendue de Guerion dans le passage correspondant au livre VII de lOM. En dautres mots, un exploit déjà revendiqué par Hercule au livre IX, qui nest pas habituellement associé à Thésée, est attribué à ce dernier au livre VII, tout comme cest le cas dans lOM. Quant au Vulcani prolem (« fils de Vulcain ») qui apparaît dans le même passage du livre VII des Métamorphoses, il reçoit dans plusieurs témoins médiévaux du texte latin une glose précisant quil devrait sagir de Cacus (dont le nom est souvent noté à laccusatif, conformément à prolem), anticipant à son tour la présence de Cacun au livre VII de lOM. Les variantes textuelles et gloses paratextuelles en question renforcent davantage les parallèles ressentis entre le passage à propos dHercule et celui à propos de Thésée18.

Au sujet du rapprochement entre les hauts faits des deux héros, il est intéressant dévoquer aussi la présence, dans certains manuscrits glosés dOvide, de listes dexploits, transmis dans les marges à côté de lun ou des deux passages en question, témoignant de confusions et de dédoublements semblables. Ainsi, le manuscrit Burney 224 de la British Library, qui transmet le texte dOvide avec les Glosulae ainsi que les Allegoriae dArnoul dOrléans, cite, dans la marge inférieure au-dessous du passage qui parle des exploits de Thésée, neuf probitates, dont mors Gerionis, mors Cachi, ainsi que uictoria de centauris (autre exploit qui pourrait être attribué à Hercule). De façon analogue, le commentaire inclut 320au-dessous du passage sur Hercule au livre IX une liste de quatorze exploits, parmi lesquels on trouve, entre autres, les mentions Gerionem interfecit et Cacum interfecit19.

Londres, BL, Burney 224, f. 76v

Travaux de Thésée

Londres, BL, Burney 224, f. 99r

Travaux d Hercule

Neptunus generat Egeum, qui Teseum,

cuius sunt hee probitates :

[1]uictoria de centauris ;

[2]mors Gerionis ;

[3]destructio Tebarum ;

[4]descensus ad inferos ;

[5]mors Cachi ;

[6]mors Scenis (avec ajout suscrit Certionis) ;

[7]mors Procrustis ;

[8]mors Minotauri ;

[9]mors Chironis

Probitates Herculis :

[1]Angues in cunis strangulauit, unde « cunarum labor est angues superare mearum » ;

[2]Busirim interfecit, unde « Busirim domui » ;

[3]Idram domuit, unde « nec profuit Idre crescere per dampnum » ;

[4]Celum sustinuit, unde « hac celum ceruice tuli » ;

[5]Antheum deuicit unde « seuoque alimenta paren[t]is Antheo eripui » ;

[6]Gerionem interfecit, unde « nec me pastoris Hiberi forma triplex » ;

[7]Tres leones occidit qui pro uno acipiuntur, unde « Parthemiumque nemus » ;

[8]Archadiem aprum interfecit, unde « Archadie uastator aper » ;

[9]poma hesperidum rapuit, unde « pomaque ab insompni noncustodita dracone » ;

[10]Cerberum ab inferno traxit, unde « nec forma triplex tua cerbere mouit » ;

[11]Taurum in Mauritane [sic] interfecit, unde « meque alta sternuit arena » (IX, 84) ;

[12]Baltheum Amasonibus restituit, unde « Termodontiaco celatus balteus auro » ;

[13]Arpias interfecit ;

[14]Cacum interfecit

Les confusions concernant lattribution de certains exploits à Thésée et à Hercule se rencontrent ailleurs encore. Rappelons à ce sujet notre petite enquête sur les sources possibles des contenus mythologiques dans la première rédaction de lHistoire ancienne jusquà César, et en particulier lanecdote à propos de lattribution incertaine de la victoire sur Cacus, 321qui survient dans ce contexte20. En effet, les listes dexploits notées dans les marges du manuscrit Burney 224 cité supra savèrent étroitement apparentées à certains exemples de listes de probitates Herculis et probitates Thesei que nous avons cités en parlant de lHistoire ancienne. Rappelons que les textes en question sont des sortes de manuels de savoir mythographique (et encyclopédique) qui comportent souvent des généalogies de dieux antiques21. Nous nous permettons de citer ici in extenso, à côté des données du manuscrit Burney 224 de la British Library, celles de deux listes présentes dans des manuels mythographiques que nous avons déjà évoqués en rapport avec lHAC, contenus dans les manuscrits Angers, BM, 312 (xiiie siècle) et Vatican, BAV, Pal. lat. 1741 (xve siècle). Nous reproduisons ci-dessous les données contenues dans les listes non selon leur ordre original, qui varie, mais afin de faire ressortir les contenus parallèles, en mettant en gras, et en bas des listes, les entrées impliquant un rapprochement entre Hercule et Thésée.

Londres, BL, Burney 224, f. 76v et 99r

Angers, BM, 312,
f. 22rb et 23ra

Vatican, BAV,
Pal. lat. 1741, f. 3r

Probitates Thesei :

Destructio Tebarum

Mors Minotauri

Mors Scenis
(
suscrit : Certianis)

Mors Chironis

Mors Procrustis 

Mors Gerionis

Victoria de Centauris

Descensus ad inferos

Mors Cachi

Hee sunt probitates Thesei :

Destructio Thebarum

Mors Minautauri [ sic ]

Mors Cenis

Mors Chironis et Procrustis

Mors Certhicanis  [ ? ]

Victoria de Centauris

Descensus aput inferos cum Piriteo

Mors Caci que attribuitur Herculi

Probitates Thesei :

Destructio Thebarum

Mors Minotauri

Mors Scenis

Mors Chironis

Mors Protrustis

Mors Cercionis

Victoria de Centauris

Descensus ad inferos pro Peritoo

Mors Caci que attribuitur Herculi

Probitates Herculis :

Angues in cunis strangulauit

Busirim interfecit

Idram domuit

Celum sustinuit

Antheum deuicit

Hee sunt probitates Herculis :

Busirin interfecit

Idram decertavit

Celum sustinuit

Anteum devicit

Probitates Herculis :

Angues in cunis strangulavit

Busirim interfecit

Ydram interfecit

Celum sustinuit

Anteum devicit

322

Gerionem interfecit

Tres leones occidit qui pro uno acipiuntur

Archadiem aprum interfecit

Poma Hesperidum rapuit

Baltheum Amasonibus restituit

Arpias interfecit

Cerberum ab inferno traxit

Taurum in Mauritane [ sic ] interfecit

Gerionem

Tres leones interfecit : Nemeum, et Oleneum et Parthoenium

Archadium aprum interfecit

Pomum Hesperidum rapuit

Balteum Amazonibus restituit

Arpias interfecit

Cerberum ab inferis extraxit

Taurum in Maratone domuit

Tres leones interfecit qui pro uno accipiuntur

Archadicum aprum interfecit

Poma Esperidum rapuit

Balteum Amazonibus restituit

Cerberum extraxit ab inferis

Taurum in Maratonem (glose montem) transtulit

Cacum interfecit

En les comparant, on constate que les trois listes, sans être identiques, partagent une quantité notable de données, dont plusieurs exploits qui, suivant nos observations précédentes, pourraient avoir occasionné un rapprochement voire une confusion entre les deux héros. Il y a donc lieu de sinterroger plus avant sur la relation entre Thésée et Hercule et leurs exploits respectifs, ce que nous ferons plus loin. Mais signalons dabord quelques innovations supplémentaires dans la liste des exploits herculéens, au livre IX de lOM.

À côté des éléments de glose – destinés à éclairer les périphrases allusives dOvide – et des emprunts au catalogue dexploits de Thésée, lénumération comporte certains autres ajouts, concernant notamment Nessus (OM IX, 734) ainsi que les conquêtes de Troie (OM IX, 727) et dŒchalie (OM IX, 739). Il convient de se demander si ces éléments sont de simples ajouts de circonstance dans le contexte de lOM, dans la mesure où les épisodes en question sont traités ailleurs dans la même œuvre, ou sils sinspirent, accessoirement, dautres listes dexploits. Virgile lui-même, dans lÉnéide, na-t-il pas relié Troiamque Oechaliamque aux travaux herculéens22 ? Pour chercher des parallèles qui soient éloquents, nous laisserons cependant les sources de ce type, trop éloignées de notre sujet, au profit de textes plus étroitement apparentés à la mythographie ovidienne.

323

Certaines listes dexploits comparables à celles que nous venons dévoquer ci-dessus, transmises également dans des manuscrits des Métamorphoses, offrent une piste intéressante à cet égard. Dans plusieurs manuscrits dOvide, dont certains témoins du Commentaire Vulgate23 et certains qui transmettent les Glosulae et/ou des Allegoriae dArnoul dOrléans24, entre autres25, nous avons trouvé une autre liste de travaux en marge à proximité du passage sur les travaux herculéens au livre IX. Nous la citons ici daprès deux témoins du xiiie siècle : le manuscrit Milan, Biblioteca Ambrosiana P 43 sup., qui transmet le texte dOvide avec le Commentaire Vulgate, et le manuscrit Wolfenbüttel, HAB, Guelf. 13.10 Aug. 4o, comportant les vers dOvide et les gloses dArnoul dans un état remanié avec divers ajouts. Nous indiquons la varia lectio des autres témoins repérés.

Ms. Milan, Biblioteca
Ambrosiana, P 43 sup.

Ms. Wolfenbüttel, HAB,
Guelf. 13.10 Aug. 4
o

Versus de probitatibus Herculis :

Antheus, leo, sus, celum, draco, Cerberus, ydra,

Cerva, Cacus, stadium, Nessus, Gerion, Achelous

Herculis acta nota ; sunt cetera facta minora.

Hee sunt probitates Herculis :

Antheus, leo, sus, celum, draco, Cerberus, Idra,

Cerva, Cacus, stadium, Nessus, Gerion, Achelous

et Diomedis equi. Sunt cetera facta minora.

Varia lectio (sur la base du ms. de Milan)

Achelous ] aqua pluto Ms. Leiden, Bibl. der Rijksuniversiteit, BPL 96 – Herculis acta nota] et Diomedis equi Wolfenbüttel, HAB, Cod. Guelf. 5.4 ; Wolfenbüttel, HAB, Guelf. 159 Gud. lat. ; Berlin, Staatsbibliothek, Diez. B. Sant. 11 ; Leiden, BPL 97 ; Frankfurt am Main, Stadt- und Universitätsbibliothek, Barth. 110 heraclis acta nota sunt Ms. Berlin, Staatsbibliothek, Diez. B Sant. 5– sunt [] minora]sunt Herculis optima facta Ms. Frankfurt am Main, Stadt- und Universitätsbibliothek, Barth. 110 – remplacement de la dernière ligne par Com totidem superesse dies de mense videbis / Quot sunt Herculei facta videbis[pour laboris]ait (Fastes V, 695-696). Leiden, BPL 96.

324

Comme les vers dans lOM, la liste comporte les noms dAchéloüs et de Nessus, absents chez Ovide. Elle omet, en outre, les oiseaux stymphaliens, qui manquent également dans la translation française. Mais elle ajoute aussi, avec Cachus et stadium, deux exploits qui ne sont pas présents (explicitement) dans le catalogue dexploits herculéens de lOM. Il ne sagit donc pas dun répertoire analogue à celui de lOM (ni à celui dOvide), mais dune sélection dexploits, dinspiration ovidienne, relatés sous forme de liste compacte. Notons par ailleurs lappellation Versus de probitatibus Herculis désignant la liste en question dans le manuscrit du Commentaire Vulgate26. Il sagit en effet de trois vers hexamétriques. Comme lindique le dernier vers, les éléments rapportés sont censés donner lessentiel des exploits du héros. Ce sont des vers mnémotechniques qui permettent de se souvenir des travaux dHercule qui ont vraisemblablement circulé dans des écoles au xiiie siècle, transmis également indépendamment du modèle dOvide27. On pourrait donc simaginer que lauteur du texte français a eu recours en supplément à une telle liste, à côté de son modèle commenté dOvide, pour composer sa liste de travaux dHercule.

On ne serait pas surpris de trouver dautres versus ou listes composites dexploits, transmis dans les manuscrits de Métamorphoses, qui évoquent également les conquêtes de Troie et dŒchalie. Dautant plus quon trouve aussi, dans dautres œuvres médiévales à peu près contemporaines de lOM, des catalogues des exploits dHercule comparables, amplifiés dune manière semblable qui, sans être des ancêtres ou descendants directs de lOM,partagent comme un « air de famille » avec ce dernier et nous permettent ainsi dapprécier les augmentations et modifications des travaux dOvide sous un angle plus large. Les exemples les plus frappants que nous avons identifiés se trouvent dans des œuvres historiographiques provenant de différentes parties de lEurope médiévale qui puisent dans la mythographie 325ovidienne. Lun dentre eux se trouve dans la General Estoria espagnole dAlphonse le Sage, composée à partir de 1270. Cette histoire comporte, vers le début de la série de chapitres qui traitent de la vie dHercule, un chapitre De la cuenta de los grandes fechos de Ercoles, qui résume les actes du héros, mentionnant, parmi bien dautres exploits, vençoi el Ateloo, mato a Neso, el sagitario, quebranto a Troya, et vençio al rey Eurico de Oetalia28. Un deuxième exemple apparaît dans au moins trois témoins de la Satyrica historia, compilée par le franciscain Paolin de Venise dans les premières décennies du xive siècle. Ces témoins transmettent, outre cette chronique, diverses annexes, dont un traité intitulé De diis gentium qui comporte des éléments intéressants sur Hercule29. Ce traité reprend et abrège le texte du Mythographe III du Vatican, son chapitre sur Hercule ayant été retravaillé au point de ressembler à un résumé des exploits du héros. Le segment en question évoque, entre autres, Ylium subvertit (correspondant à la conquête de Troie), Acheloo, et rappelle certains autres exploits dune façon qui ressemble davantage au texte de lOM quaux vers dOvide, dont taurum Maratonium interfecit, et et Cerberum ab inferis extraxit, qui est proche du texte français (Et si trais Cerberon denfer, OM IX, 723), et plutôt différent du vers dOvide dans le même passage (nec forma triplex tua, Cerbere, movit, Mét. IX, 185).

Il est douteux quaucun de ces deux textes historiographiques qui puisent dans la mythographie nait été la source immédiate de lOM. Il nest pas impossible cependant quils aient des sources en commun. Plutôt que davoir compilé leurs catalogues de travaux herculéens en consultant chaque auctoritas séparément, les compilateurs de chroniques autant que lauteur de lOM ont pu se baser sur des listes déjà augmentées, semblables à celles transmises dans les marges des manuscrits dOvide ou encadrées dans des œuvres historiographiques. Les manuels de mythographie évoqués plus haut pourraient représenter un lien manquant dans ce cadre. On se rappelle que les mêmes formules taurum Maratonium interfecit et Cerberum ab inferis extraxit présents chez Paolin de Venise figurent également, entre autres éléments, tels quels dans la liste retenue dans les deux manuels mythographiques (Pal. lat. 1741 et 326Angers 312) ainsi que dans le manuscrit de Burney 224 des Métamorphoses, cités plus haut pour les listes de travaux dHercule et de Thésée. On a limpression que ces témoignages sont tous apparentés, puisant dans un fond de savoir mythographique commun, qui reste cependant encore à identifier clairement avant dêtre défriché.

Le catalogue augmenté des travaux dHercule dans lOM illustre de façon exemplaire les différentes strates de matériaux qui entrent en jeu dans une telle translation médiévale. Les Métamorphoses et leurs paratextes tels quils sont transmis dans les manuscrits médiévauxsont un point de départ propice pour aboutir à une meilleure compréhension de la composition de lœuvre. À laide dindices qui se retrouvent dans les marges et dans linterligne des témoins dOvide, on arrive à déceler comment ont pu se produire des phénomènes de mélange intertextuel et de récriture intratextuelle, et les métamorphoses que subit en conséquence lhéritage ovidien. Les éléments qui se dégagent de létude de ces strates de matériaux-sources aident à leur tour à comprendre des tendances plus générales qui puisent dans un discours littéraire plus ample et le rejoignent.

À cet égard, ajoutons quelques réflexions sur une tendance déjà observée dans cette étude de cas à propos des rapports entre Hercule et Thésée. En les regardant de plus près, on arrive aussi à mieux comprendre un autre passage du livre IX de lOM qui parle, sous un angle plus large, des exploits dHercule, tout en innovant par rapport à Ovide. Le segment sur la mort dHercule dans les Métamorphoses, dans lequel se situe aussi le catalogue de travaux considéré auparavant, souvre par un constat succinct : Longa fuit medii mora temporis, actaque magni / Herculis inplerant terras[]30. Mention dun « long intervalle de temps », pendant lequel les exploits dHercule « remplissent la terre de sa gloire ». Lauteur du texte français a décidé, pour sa part, de préciser bien davantage les exploits dHercule qui ont rempli cette période31 :

Pour son vasselage exaucier

Aloit par tout le mont querant

Aventures et conquerant

Ces terres et ces regions.

327

Nulz malz senglers, nulz malz lyons,

Ne nul moustre qui mal feïst

Ne lessoit que tous noceïst.

Maint en ocist par sa proesce ;

Si fist maint biau fet de noblesce.

Sages estoit et biaux et fors.

Ses proesces et ses esfors

Fist aparoir par tout le mont.

Quant il ot tant fet ça amont

Quil ni ot plus riens a conquerre,

En enfer ala mouvoir guerre.

Enfer brisa ; si traist denfer

Le portier en liens de fer.

Ce passage sert à la fois à dresser un portrait dHercule et à donner une première synthèse de ses exploits, qui seront repris plus en détail dans le discours final prononcé par Hercule que nous venons détudier de près. Le passage nest pas sans rappeler, de par son style et ses contenus, les présentations succinctes dHercule dans les Romans de Troie32. Les caractérisations dHercule font en même temps écho à des éléments dacculturation repérés plus haut dans lOM (dans les récits dAchéloüs) et commentés supra. Hercule est présenté comme un vainqueur, un conquérant – bref, un auteur de hauts faits. Mais lHercule moralisé, au-delà dêtre fors, est également sages, et il se distingue non seulement par ses exploits guerriers, mais aussi parce quil est lauteur de maint biau fet de noblesce. Ce que disait Marc-René Jung à propos de lHercule médiéval se vérifie donc aussi pour lOM : « [e]n effet, Hercule napparaît pas uniquement comme une sorte de Fierabras aux muscles redoutables, mais peut aussi être un philosophe, un exemple de la fortitudo morale []33 ». Il dispose donc de qualités morales qui ouvrent vers dautres niveaux dinterprétation figurée34. Ces qualités, en plus de la proesce du 328héros et ses efforts de partir querant aventures afin de son vasselage exaucier, introduisent Hercule dans le contexte socio-culturel du Moyen Âge, en lui conférant les traits prototypiques du chevalier vaillant35.

Fait intéressant, ce portrait dHercule-chevalier se trouve à son tour en dialogue avec le portait de son homologue Thésée. En plaçant les vers qui servent à introduire Thésée au livre VII de lOM à côté de ceux qui présentent Hercule au livre IX, on voit apparaître de nouveaux échos intratextuels, qui semblent adhérer à un même modèle formulaire (intertextuel). Nous marquons par des gras les reprises littérales, et par des italiques les contenus parallèles :

Hercule ( OM )

Thésée ( OM )

Pour son vasselage exaucier

Aloit par tout le mont querant

Aventures et conquerant

[]

Maint en ocist par sa proesce ;

Si fistmaint biau fet denoblesce.

(IX, 490-498)

Ciert Theseüs au fier corage.

Qui pourquerre honor et barnage

Aloit aventures querant

O Herculés le conquerant,

[]

Cil Theseüs par sa proesce

Fist mainte œuvre de grant noblesce,

(VII, 1683-90)

Plus quil ne relève dun même stéréotype littéraire, le portrait dHercule paraît un véritable écho intratextuel de celui de Thésée, construit sur les mêmes rimes, caractérisé par des éléments lexicaux identiques ou synonymiques36. Le portrait dHercule fait allusion par ailleurs à un autre ajout du livre VII de lOM qui nest pas chez Ovide. En rappelant au 329lecteur quHercule Enfer brisa et quil traist denfer / Le portier en liens de fer (OM IX, 505-506), lauteur de lOM renvoie à lépisode de la libération de Thésée aux enfers. Cet épisode est absent des Métamorphoses, mais fait lobjet dun développement de plusieurs centaines de vers dans ladaptation française37. Comme la suggéré Paule Demats, lajout dans le livre VII paraît être motivé à son tour, entre autres, par des notes paratextuelles dans des manuscrits des Métamorphoses38. On a limpression davoir affaire à un dense réseau de renvois intra- et intertextuels formé autour dOvide et de ses paratextes, sur lequel sappuie et auquel participe lauteur de lOM en composant sa propre œuvre de mythographie ovidienne.

À ce réseau de références relevant du paratexte ovidien sajoutent des points de renvoi « externes ». Nous nous limitons à les commenter rapidement ici. La mythographie ovidienne nest pas le seul endroit où se croisent les chemins dHercule et de Thésée, comme nous lavons déjà observé à plusieurs reprises au long de ce travail, et notamment dans nos pages dédiées à lhistoriographie médiévale. Les deux héros sont présentés en tant que compagnons qui partent en expédition contre les Amazones dans les Historiae adversum paganos dOrose, doù ils sont passés dans les histoires vernaculaires, à commencer par lHistoire ancienne jusquà César39. Dautres œuvres historiographiques, dans la lignée du Chronicon dEusèbe-Jérôme, ont accueilli lanecdote à propos dHercule qui aurait libéré Thésée des enfers, ce qui a pu accessoirement influencer lélaboration de cet épisode dans lOM40. Compte tenu de ces autres occurrences, il ne paraît guère surprenant de retrouver les deux héros, que les lecteurs médiévaux ont déjà vu combattre côte à côte comme les .ij. chevaliers les meillors dou monde dans lHistoire ancienne jusquà César au xiiie siècle, présentés comme « égaux » dans ce texte du xive siècle41.

En fin de compte, le rapprochement Hercule-Thésée est aussi à considérer en rapport avec un autre phénomène qui caractérise lOM, à savoir une tendance à la perte de lidentité individuelle des personnages au profit dune identité symbolique généralisée. Comme la observé 330Karl Galinsky à propos des représentations médiévales dHercule, « Herakles was regarded merely as a virtuous man, and the emphasis was on the virtuous and not, as in the ancient secularizations of the theme, on the man42. » Cette nouvelle image de lhomme vertueux se laisse facilement rattacher, à son tour, à dautres figures mythologiques. Lancienne signification spécifique des mythes (y compris, entre autres, lidentité des créatures vaincues par Hercule) sérode progressivement sur leur chemin à travers le Moyen Âge, de sorte que certains éléments finissent par se brouiller ou à séchanger sans porter atteinte au nouveau sens, exemplaire et généralisé, désormais prévu pour les mythes et leurs protagonistes. Cest ainsi quHercule et Thésée deviennent des personnages schématiques, interchangeables, définis par les mêmes qualités idéales quon peut résumer sous lexpression de « vertus chevaleresques ».

1 Mét. IX, 182-198, qui nous a déjà servi de point de départ pour étudier les trajectoires dune série dexploits évoqués par Ovide et glosés par les commentateurs médiévaux (cf. supra, p. 111 sqq.).

2 En dautres termes, la numérotation dans le tableau ne suit pas lordre canonique des douze athloi. Rappelons tout de même ce dernier ici, car on peut en effet reconnaître les douze athloi dans le passage ovidien, évoqués de manière explicite ou périphrastique : le lion de Némée [15] ; lhydre de Lerne [13] ; le sanglier dÉrymanthe [12] ; la biche / le cerf de Cérynie [8] ; les oiseaux du lac Stymphale [7] ; le taureau de Crète [5] ; les chevaux de Diomède de Thrace [14] ; la ceinture dHippolyte [9] ; les troupeaux de Géryon [3] ; les pommes des Hespérides [10] ; les écuries dAugias à Élis [6] ; Cerbère [4].

3 Comparer avec Busirin (Mét. IX 183), dont lauteur français reproduit laccusatif, hydrae et Arcadiae vastator aper (IX, 192), et caelum cervice tuli (IX, 198).

4 M.-R. Jung, « Hercule dans les textes du Moyen Âge », art. cité, p. 52.

5 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 91v sur Géryon et Achéloüs, et f. 92r sur les chevaux de Diomède. Quant aux gloses équivalentes qui se trouvent dans le manuscrit Vat. lat. 1479, voir, à propos de pastoris (Mét. IX 184), Gerion pastor fuit et multitudinem ovium et multitudinem illam [sic] conservabat, et dicitur habere triplicem formam Gerion et tria capita, et à propos de Tracis (Mét. IX 194), id est Diomedis, regis Tracie, qui hospites suos interficiebat, et equis feris ad comedendum aponebat ; hunc Hercules interfecit et eum equis suis ad comedendum apposuit, quod possibile est (gloses citées daprès Un commentaire médiéval [], éd. Ciccone, op. cit.). Différentes solutions (auxquelles nous reviendrons infra) sont proposées à propos du tauri (Mét. IX 186) entre autres, potest intelligi de Acheloo, de quo prius sermo processit (cité également daprès Un commentaire médiéval [], éd. Ciccone, op. cit.). Des gloses équivalentes sont, par ailleurs, déjà présentes parmi les Glosulae dArnoul dOrléans. Ainsi, dans le ms. Londres, BL, Burney 224, on lit : pastoris hiberi id est Gerionis [] (f. 99r, en marge), acheloi in taurum mutati (même feuillet, en interligne sur tauri) et Tracis Diomedis. Nota est fabula quia Diomedes, rex Tracie, qui equos suos humana carne pascebat, quem interfecit Hercules. [] (même feuillet, en marge).

6 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1479, glose à Mét. IX 190 (daprès Un commentaire médiéval [], éd. Ciccone, op. cit.). Le Commentaire Vulgate donne, en glose au même vers : Aureum pomerium filiarum Athlantis spoliavit Hercules (ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 91v).

7 Parmi les commentaires les plus précis, voir p. ex. Munich, BSB, clm 14482, 7r, à propos de tauri : id est Acheloi vel tauri quem alligatum in Maritonum [sic] montem transmisit.

8 Ms. Paris, BnF, latin 8010, f. 114r, marge de gauche.

9 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 91v, marge de gauche.

10 Demats, Fabula, op. cit., p. 66 ; Possamaï-Pérez, LOvide moralisé, op. cit., p. 590. Voir aussi les remarques dans notre article « À la recherche du modèle latin de lOvide Moralisé », art. cité, p. 105 sqq.

11 Les extraits du livre VII sont cités daprès Ovide moralisé, éd. de Boer, op. cit.

12 Voir également, à ce propos, nos observations sur les allégories infra, p. 350 sqq.

13 Mét. VII, 433-436.

14 Nous avons présenté cette argumentation dans notre étude, « À la recherche du modèle latin de lOvide Moralisé », art. cité, p. 106-108.

15 Cité daprès Londres, BL, Burney 224, f. 76v, manuscrit de provenance française du début du xive siècle, qui transmet les Métamorphoses accompagnées des gloses dArnoul avec des ajouts. La glose en question est présente dans lessentiel des témoins dArnoul.

16 Ibid., f. 99r.

17 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1479, f. 107v, cité daprès Demats, Fabula, op. cit., p. 66. La glose se rapporte au passage sur Thésée (cf. Mét. VII, 430-447) ; ms. Paris, BnF, lat. 8010, f. 89r.

18 Pour un traitement plus approfondi de ces cas de figure et des variantes de noms propres, voir Endress, « À la recherche du modèle latin de lOvide Moralisé », art. cité, passim. Un autre cas de figure que nous traitons dans larticle en question concerne le toponyme Cromyona (cf. lextrait cité plus haut à propos du taureau de Marathon), qui devient dans bon nombre de manuscrits médiévaux Cremona (entre autres, dans les mss. Vatican, BAV, Vat. Lat. 1598 et Vat. Lat. 1479), anticipant ainsi le porc sengler de Cremone de lOM (VII, 1694).

19 Contrairement à lénumération des exploits de Thésée, la liste des travaux dHercule comporte en outre des citations de vers ovidiens qui parlent des éléments énumérés.

20 Supra, p. 169 sqq. Lattribution incertaine de Cacus dans lHAC a également été retenue par Demats, Fabula, op. cit. p. 66.

21 Cf. p. 167, n. 42 supra. Nous avons abordé certains représentants de ces manuels mythographiques à la lumière de leurs rapports avec lOM dans Endress, « Un répertoire “de montibus et fluminibus” dans lOvide moralisé ? », art. cité.

22 Virgile, Énéide, livre VIII, 291 (liste aux vers 288-305), daprès léd. Durand, op. cit. Nous avons résumé les éléments présents dans le passage concerné de lÉnéide dans notre tableau de catalogues éclectiques de travaux herculéens chez les auctoritates latines supra, p. 75-77. Lépopée virgilienne considérée par rapport au commentaire de Servius permettrait, par ailleurs, dexpliquer également la présence de Nessus et dAchéloüs dans lOM.

23 En font partie les manuscrits Berlin, Staatsbibliothek – Preussischer Kulturbesitz, Diez. B Sant. 5, f. 79r ; Milan, Biblioteca Ambrosiana, P 43 sup, f. 85r ; Wolfenbüttel, HAB, Guelf. 159 Gud. lat. 2o, f. 82r.

24 À savoir les manuscrits Leiden, Bibl. der Rijksuniversiteit, BPL 96 ; Wolfenbüttel, HAB, Guelf. 5.4., f. 103r ; Wolfenbüttel, HAB, Guelf. 13.10 Aug. 4o, f. 77v.

25 Berlin, Staatsbibliothek – Preussischer Kulturbesitz, Diez. B Sant. 11, f. 72r ; Leiden, Bibl. der Rijksuniversiteit, BPL 97, f. 86v ; Frankfurt am Main, Stadt- und Universitätsbibliothek, Barth. 110.

26 Voir aussi, dans celui de Wolfenbüttel, HAB, Guelf. 13.10 Aug. 4, Hee sunt probitates Herculis, et dans Berlin, Staatsbibliothek, Diez. B Sant. 11, In illis versibus probitates Herculis, ajouté à la fin de la liste.

27 En effet, le manuel mythographique du manuscrit Angers, BM, 312 comporte, sur un même feuillet, juste au-dessous de la première liste dexploits que nous avons citée supra aux p. 321-322, également les versus hexamétriques en question : Antheus, leo, sus, celum draco, Cerberus, ydra / cerva, Cacus, stadium, Nessus, Gerion, Achelous / et Diomedis equi. Sunt cetera facta mitiora (f. 22r). Par ailleurs, des vers mnémotechniques très semblables sont transmis dans le Fabularius ainsi que le Novus Graecismus du maître zurichois Konrad von Mure (xiiie siècle). Citons le Fabularius : Et hic probitates Herculis hiis uersibus notantur : / Cerberus, Antheus, Achelous, Nessus et Ydra, / Angues, Cacus, equi, leo, sus, Gerionque polusque, / Busyris, stadium, Centhaurus, cerua dracoque, (daprès Conradi de Mure Fabularius, éd. van de Loo, op. cit., entrée Alceus, v. 744-747). Ces listes dexploits mériteraient une étude plus approfondie.

28 Alfonso el Sabio, General Estoria. Segunda parte. vol. 2, éd. Solalinde, op. cit., chap. 297.

29 Les trois manuscrits (avec indication des feuillets où se trouve le chapitre sur Hercule) sont Bamberg, Staatsbibliothek, Hist. 4/2, 18ra, Vatican, BAV, Vat. lat. 1960, f. 26vb-27ra (les deux du xive siècle) ainsi que Dresden, Sächsische Landesbibliothek, L.7, f. 441rb-va (xve siècle). Voir, pour la description des manuscrits et des autres témoins de lœuvre de Paolino, I. Heullant-Donat, « Entrer dans lHistoire. Paolino da Venezia et les prologues dans ses chroniques universelles », Mélanges de lÉcole française de Rome. Moyen Âge, 105:1, 1993, Annexe I, 426-435. Le traité De diis gentium est inédit, comme lessentiel de la Satyrica historia.

30 Mét. IX, 134-135.

31 OM IX, 490-501. Le fait que lauteur français élabore ici par rapport à Ovide est peut-être mis en évidence dans les mss. Paris, BnF, fr. 373 (G1) et Copenhague, KB, Thott 399 (G3), par une glose marginale au vers 494 du texte français, Cy recite laucteur les fais Herculés. On remarquera que les gloses vernaculaires dans ces deux témoins ainsi que dans le manuscrit Florence, BML, Acq. e doni 442 (F) désignent souvent, dans le segment étudié, les éléments qui ne proviennent pas des Métamorphoses.

32 À commencer par Benoît de Sainte-Maure, Le roman de Troie par Benoit de Sainte-Maure, publié daprès tous les manuscrits connus par L. Constans, Paris, Firmin Didot, 6 t., 1904-1912, t. 1, v. 805-812 : (Jason i fu e) Herculès, / Cil qui sostint maint pesant fais / E mainte grant merveille fist / E maint felon jaiant ocist / E les bones iluec ficha, / Ou Alixandre les trova : / Ses granz merveilles e si fait / Seront a toz jorz mais retrait. À propos de ce passage, voir aussi les remarques de M.-R. Jung, « Hercule dans les textes du Moyen Âge », art. cité, p. 32.

33 Ibid., p. 10.

34 On rappelle que les acceptations courantes du terme vertu ont changé au cours des siècles, de même que les qualités désignées par leur étymon latin, virtus. Nous naborderons pas ici la distinction entre fortitudo et virtus, en notant simplement que ces changements ont joué un rôle pour lévolution de lidentité littéraire dHercule. Notre raisonnement sappuie sur les observations faites à ce sujet par F. Gaeta, « Lavventura di Ercole »,art. cité, p. 234, ainsi que M.-R. Jung, Hercule dans la littérature française du Moyen Âge, op. cit., p. 15-16.

35 Cf. notamment K. Galinsky, The Herakles Theme, op. cit., p. 186 ; 191-194, et M.-R. Jung, « Hercule dans les textes du Moyen Âge »,art. cité, p. 58-59, sur la figure d« Hercule chevalier » qui se perpétuera à travers le xive et le xve siècle. Dans lOM, l« équilibre parfait » des qualités chevaleresques dHercule revient dans des caractérisations comme cil ou tant avoit poissance, / Bonté, valour et sapiance (OM IX, 543-544), avec les variantes Force, valeur, bonté, vaillance (dans les manuscrits G13) et Prouesse, valleur et puissance (dans les manuscrits Z) au v. 544.

36 En outre, Thésée est censé être parti en quête daventures avec Hercule, idée qui nest pas présente dans les Métamorphoses. La précision sexplique à légard de lépisode que lauteur de lOM inclut au livre VII, où Hercule libère Thésée des enfers lorsquil descend chercher Cerbère. Il est possible de retracer cette thématique à travers différentes sources, dont les Mythographes I (cf. chap. 48 et 57) et II du Vatican (chap. 156), en remontant jusquau commentaire tardo-antique de Servius, qui évoque lopinion selon laquelle Thésée fertur ab Hercule esse liberatus (commentaire à Én. VI, 617). Voir déjà Demats, Fabula, op. cit., p. 33 et 65 sur linsertion de cet épisode dans lOM.

37 OM VII, 1730-1951 (Ovide moralisé, éd. de Boer, op. cit.).

38 Demats, Fabula, op. cit., p. 63-65. Demats évoque en particulier une note marginale dans le manuscrit Paris, BnF, lat. 8011 (Commentaire Vulgate), qui détaille le mythe sous-jacent à propos de la rencontre entre Thésée et Hercule aux enfers.

39 Cf. supra, p. 162 sqq.

40 Cf. supra, p. 147 (à propos du Chronicon dEusèbe-Jérôme), 228-230 (à propos du Manuel dHistoire de Philippe VI de Valois,qui intègre lanecdote en question, vraisemblablement à partir de lHistoria scholastica de Pierre le Mangeur, en ladaptant en français).

41 La désignation provient de la rubrique du chap. 140 de lHAC dans le ms. Paris, BnF, fr. 20125 (f. 121a).

42 K. Galinsky, The Herakles Theme, op. cit., p. 296.