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Classiques Garnier

Introduction à la troisième partie

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Introduction
à la troisième partie

Des fragments du mythe dHercule ont trouvé leur chemin vers diverses œuvres du Moyen Âge français, où ils se manifestent dans des constellations variantes et sous différentes formes. Nous lavons vu dans la deuxième partie de ce livre, avec lexemple de la tradition historiographique. Les textes individuels savèrent être des répertoires dune matière foisonnante, et chacun dentre eux permet de mieux comprendre la constitution de la vie textuelle dHercule au fil du temps. Ce constat ne vaut pas seulement pour les compilations dhistoire ancienne et universelle, mais pour tout texte qui sapproprie une partie de la matière herculéenne que le Moyen Âge a héritée de lAntiquité latine. Nous proposons dans cette troisième partie dexaminer de plus près cette matière dans une œuvre qui se situe elle-même, comme Hercule, au croisement de plusieurs traditions textuelles et que nous avons déjà rencontrée à plusieurs reprises au cours des deux parties précédentes de cette monographie : lOvide moralisé, la première adaptation intégrale en français des Métamorphoses dOvide, totalisant quelque 72 000 octosyllabes, qui a probablement vu le jour dans les premières décennies du xive siècle. Il sagit dune œuvre qui a bénéficié dun intérêt grandissant depuis les années 1990 notamment, grâce à des travaux importants menés dabord par Marc-René Jung et Marylène Possamaï-Pérez, et plus récemment par les différents chercheurs associés au groupe de recherche « Ovide en Français » (OEF)1. Les membres de ce groupe international préparent 280actuellement une nouvelle édition critique des quinze livres de lOvide moralisé2. Le neuvième de ces livres, dont nous nous occupons dans le cadre du projet éditorial, réserve une place de choix à Hercule, comme le faisait déjà le livre IX des Métamorphoses, racontant notamment les derniers exploits du héros et sa mort. Cest sur ces éléments biographiques herculéens que se concentrera la dernière partie de ce livre.

Mais revenons dabord sur notre présentation plus générale de lOvide moralisé (OM). Au-delà de sa longueur monumentale, lOM fascine, entre autres, par la richesse de ses contenus. Comme son titre le suggère, lœuvre ne traduit pas simplement les mythes, ou fables, dOvide, mais elle en offre des moralisations, ou expositions, conformes au discours chrétien de son époque3. En dautres termes, les mythes provenant de lAntiquité païenne sont adaptés et « moralisés », afin dêtre plus accessibles et plus acceptables pour les lecteurs médiévaux. Hercule qui nettoie le monde de ses monstres devient une analogie du Christ qui sauve lhumanité de lemprise du mal. Les mythes ovidiens font lobjet de telles allégories chrétiennes, ainsi que, dans certains cas, de lectures historicisantes. Occasionnellement, ils se transforment aussi en exempla moraux. De manière générale, les différentes interprétations sont placées après les récits « mythologiques » sur lesquels elles sappuient4. À côté de ces éléments exégétiques, lOM intègre aussi une quantité notable dautres matériaux, dordre mythologique, encyclopédique et historico-romanesque, qui sajoutent aux mythes adaptés daprès les Métamorphoses5. La matière herculéenne qui occupe le début du livre IX 281de lœuvre française intercale, entre autres, une longue séquence à propos de lépisode dHercule « filandier », absente dans le livre correspondant des Métamorphoses. Lénumération de ses exploits quHercule fait dans son dernier discours avant de mourir est, à son tour, augmentée par lajout de plusieurs éléments absents du passage correspondant chez Ovide. Comme dautres chercheurs lont souligné, lœuvre acquiert, par les divers ajouts, le statut dune véritable « somme mythologique » de son époque6. Diverses recherches récentes se sont concentrées sur létude des sources de lOM et, en particulier, les gloses et commentaires accompagnant le texte latin des Métamorphoses dans des manuscrits qui ont circulé en France médiévale7. La troisième partie du présent livre contribuera, à son tour, à ce volet de recherche, en examinant la provenance et le fonctionnement de certains ajouts dans la partie herculéenne du livre IX.

La richesse des contenus de lœuvre est doublée par la complexité de sa tradition textuelle. On en connaît aujourdhui vingt-et-un manuscrits (sans compter les fragments), dont les plus anciens datent de la première moitié du xive siècle et le plus récent de 1480 environ8. LOM nous est parvenu sous la forme de plusieurs « rédactions » distinctes, dont la plus tardive, appelée conventionnellement « rédaction z », témoigne dun remaniement poussé du texte9. Si les connaissances de la « vie 282textuelle » de lœuvre ainsi que des rapports généalogiques entre ses manuscrits ont bénéficié détudes importantes ces dernières années, elles restent partielles10. Les études précédentes sur lOM sappuyaient en grande partie sur lunique édition moderne intégrale de lœuvre disponible jusquà ce jour, procurée par le philologue néerlandais Cornelis de Boer entre 1915 et 1938, dont le texte a été établi sur la base de trois manuscrits seulement11. Les lacunes dans la connaissance de la tradition manuscrite de lœuvre sont en voie dêtre comblées par les travaux de recherche et dédition menées par léquipe OEF. Notre étude rejoint également les études de cette équipe, en visant à fournir quelques nouveaux aperçus de la tradition textuelle de lœuvre.

En fonction de ces points dintérêt, cette troisième partie prendra la forme dune série denquêtes sur les sources de lOM, suivie de quelques observations sur sa tradition manuscrite, sur la base des passages herculéens au livre IX. Après une présentation densemble des contenus herculéens transmis par lOM, nous nous pencherons sur une sélection de passages qui innovent par rapport à Ovide, en cherchant à éclairer leurs sources et à expliquer leur « raison dêtre » dans lœuvre. Les segments concernés seront, en particulier, la liste augmentée dexploits énumérés par Hercule avant de mourir, linterpolation mettant en scène 283Hercule « filandier » et ses amours avec Iole, ainsi que les interprétations allégoriques christianisantes relatives à la vie du héros. Dans un dernier volet, nous donnerons un aperçu de la vie textuelle et la tradition manuscrite de lœuvre à travers les segments herculéens au livre IX, en nous arrêtant sur la rédaction z, le manuscrit Acquisti e doni 442 de la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence, nouveau témoin que nous avons identifié au cours de nos recherches, ainsi que le comportement stemmatique de certains manuscrits qui apportent de nouvelles perspectives sur les connaissances du stemma codicum de lœuvre. Ces enquêtes seront accompagnées, en annexe, dun échantillon dédition provisoire de la biographie herculéenne couvrant les 1036 premiers vers du livre IX, dont le texte a été établi daprès tous les manuscrits connus de lOM.

1 Cf. la série darticles de M.-R. Jung, « Aspects de lOvide moralisé », Ovidius redivivus : Von Ovid zu Dante, éd. M. Picone et B. Zimmermann, Stuttgart, M/P Verlag für Wissenschaft und Forschung, 1994, p. 149-172 ; « Les éditions manuscrites de lOvide moralisé », art. cité ; « Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits de lOvide moralisé », art cité, et, dernièrement, « LOvide moralisé : de lexpérience de mes lectures à quelques propositions actuelles », Ovide métamorphosé : les lecteurs médiévaux dOvide, op. cit., p. 107-122. La bibliographie de Marylène Possamaï-Pérez au sujet de lOM compte plusieurs dizaines de publications, débutant dans les années 1990 par des études comme « Les dieux dOvide “moralisés” dans un poème du commencement du xive siècle », Bien dire et bien aprandre, 12, 1994, p. 203-214 et « Les Métamorphoses dOvide : une adaptation du début du xive siècle », art. cité. Elle est lauteur dune impressionnante monographie, LOvide moralisé. Essai dinterprétation, op. cit., et a dirigé ou co-dirigé une série de volumes collectifs, dont Nouvelles études sur lOvide Moralisé, op. cit. Dans les années récentes, lOM a en effet occupé une place importante dans une série de volumes collectifs. Outre Ovide métamorphosé : les lecteurs médiévaux dOvide, op. cit., plusieurs volumes ont été dirigés par léquipe OEF : Ovidius explanatus. Traduire et commenter les Métamorphoses au Moyen Âge, op. cit., Traire de latin et espondre. Études sur la réception médiévale dOvide, op. cit., et Ovide en France du Moyen Âge à nos jours : Études pour célébrer le bimillénaire de sa mort, op. cit.

2 Lédition du premier livre, établie collectivement par les membres de léquipe OEF, a déjà paru : Ovide Moralisé. Livre I, éd. C. Baker et al., Paris, SATF, 2018.

3 Le sujet est au centre de nombreuses contributions de Marylène Possamaï-Pérez. Voir surtout LOvide moralisé, op. cit. et, dernièrement, son chapitre dans lintroduction au livre I de lOM, « Étude littéraire », Ovide Moralisé. Livre I, op. cit., t. 1, p. 221-232, qui contient aussi une bibliographie.

4 Cf. Possamaï-Pérez, LOvide moralisé, op. cit., p. 363-493, et A. Strubel, « Allégorie et interprétation dans lOvide moralisé », Ovide métamorphosé, op. cit., p. 139-162.

5 Voir, pour une vue densemble des ajouts dans lOM, Jung, « LOvide moralisé : de lexpérience de mes lectures à quelques propositions actuelles », art. cité, p. 109. Certains ajouts ont été étudiés de manière approfondie dans lexcellent travail de Demats, Fabula, op. cit., p. 61-105. Voir aussi M. Possamaï-Pérez, « LOvide moralisé, ou la “bonne glose” des Métamorphoses dOvide », Regards croisés sur la glose, Cahiers détudes Hispaniques Médiévales, 38, 2008, p. 181-206.

6 Voir B. Ribémont, « LOvide moralisé et la tradition encyclopédique médiévale. Une approche générique comparative », Cahiers de recherches médiévales, 9, 2002, p. 13-25.

7 Le sujet était au cœur du projet de recherche « Les Sources de lOvide Moralisé (SOM) », co-dirigé par Richard Trachsler et Olivier Collet et financé par le FNS, 2018-2021, no 178899. Lédition parallèle de deux commentaires importants des Métamorphoses, le Commentaire Vulgate et celui contenu dans le manuscrit Vatican, BAV, Vat. lat. 1479, a été entamé dans le cadre de ce projet. Les deux éditions comporteront trois volumes chacune. Actuellement, le premier volume du Commentaire Vulgate, et les deux premiers du Vat. lat. 1479 ont paru : Commentaire Vulgate des Métamorphoses dOvide. Livres I-V, éd. Coulson et Martina, trad. Martina et Wille, op. cit. ; Un commentaire médiéval [], Livres I-V et Livres VI-X, éd. Ciccone, trad. Possamaï-Pérez, op. cit. Le deuxième volume de lédition du Commentaire Vulgate, dans le cadre duquel nous préparons lédition du commentaire au livre IX des Métamorphoses, est actuellement en voie de complétion.

8 Nous avons inclus une liste des manuscrits infra, p. 366-367. Pour des descriptions détaillées des témoins, voir « Description des manuscrits », dir. Marianne Besseyre et Véronique Rouchon Mouilleron, Ovide moralisé. Livre I, op. cit., t. 1, p. 16-91.

9 Cest notamment à Marc-René Jung que lon doit lidentification des différentes rédactions du texte ; voir Jung, « Les éditions manuscrites de lOvide moralisé », art. cité. Des études approfondies ainsi quune édition critique de la rédaction z ont été menées par Prunelle Deleville dans le cadre de sa thèse de doctorat, Édition critique et étude littéraire des manuscrits Z de lOvide Moralisé, Université de Lyon / Université de Genève, 2019. Son étude et lédition intégrale du texte contenu dans les manuscrits Z ont paru depuis : P. Deleville, Métamorphose des Métamorphoses. La réécriture de la version Z de lOvide moralisé, Paris, Classiques Garnier, 2022, et La Version Z de lOvide moralisé, éd. P. Deleville, Paris, Classiques Garnier, 2023.

10 À propos de la « vie » du texte, cf. létude de F. Mora et al. « Ab ovo. Les manuscrits de lOvide Moralisé », art. cité. Létat actuel des connaissances sur la tradition manuscrite de lOM se nourrit avant tout des contributions récentes de M. Cavagna, M. Gaggero et Y. Greub, « La tradition manuscrite de lOvide moralisé. Prolégomènes à une nouvelle édition », Romania, 132, 2014, p. 176-213, C. Baker et M. Gaggero, « La tradition manuscrite de lœuvre », Ovide moralisé, Livre I, op. cit., t. 1, p. 139-152. Les rapports entre les manuscrits de la rédaction z sont au centre des articles suivants : L. Endress et R. Trachsler, « Économie et allégorie. Notule à propos des manuscrits Z de lOvide moralisé », Medioevo romanzo, 39, 2015, p. 350-365, P. Deleville, « Lectures conjointes et divergentes de lOvide moralisé », Traire de latin et espondre, op. cit., p. 197-208, et I. Reginato, « Notes sur les modèles de la rédaction Z de lOvide moralisé. Le cas de la fable de Sémelé », Revue belge de philologie et dhistoire, 97, 2019, p. 175-216. Voir aussi notre récente étude sur un nouveau témoin de lœuvre, L. Endress, « Un nouveau manuscrit de lOvide Moralisé. Ms. Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Acquisti e Doni 442 », Revue belge de philologie et dhistoire, 99:2, 2021, p. 283-308.

11 Comme de Boer lannonce lui-même dans lintroduction à son édition : « Les copies complètes des mss. A [Rouen, BM O. 4], B [Lyon, BM 742] et un représentant du groupe y – que nous appellerons C – suffisent pour garantir un texte rigoureusement critique. (Ovide moralisé, éd. de Boer, op. cit., t. 1, 1915, p. 51).