Aller au contenu

Classiques Garnier

Introduction à la deuxième partie

139

Introduction
à la deuxième partie

Déjà dans lAntiquité, les mythes dHéraclès-Hercule sont entrés dans lHistoire. Nous lavons vu à travers lexemple de Diodore de Sicile, qui traite de la vie et des faits du héros dans le quatrième livre de sa Bibliothèque historique. Comme nous lavons relevé, le chroniqueur antique na pas hésité à donner son avis critique sur certains éléments se rapportant à la vie du héros, qui appartenaient, selon lui, au domaine de la mythologie plutôt quà lhistoire. « Les poètes, habitués à raconter des merveilles, prétendent quHercule avait exécuté seul et sans armes ses travaux tant célèbres1. » À de telles remarques sajoutent des interprétations rationalisantes à propos de certains exploits : par exemple, on prétendait quHercule avait soutenu le ciel à la place dAtlas parce quil avait appris lastronomie de ce dernier – interprétation qui a perduré jusque dans les traités de mythographie médiévale2. Mais les niveaux de signification ne se multiplient pas seulement autour des faits individuels du héros. Rappelons que la contextualisation de sa vie même sur léchelle du temps se trouvait remise en question dans lœuvre du chroniqueur grec : bien avant la vie étendue dHéraclès au livre IV de lœuvre, le héros – ou un héros homonyme – est introduit au livre I, dans le contexte de lhistoire dÉgypte, comme ayant vécu dix mille ans plus tôt. En effet, Diodore va jusquà suggérer que le fait davoir nettoyé le monde des monstres, attribué à lHéraclès grec, conviendrait mieux au héros égyptien, qui aurait vécu à une époque où la civilisation navait pas encore dompté la nature sauvage3. Le passage du mythe à lhistoire implique des aménagements de la matière mythologique ainsi quune remise en cause de lidentité du personnage.

140

Il est intéressant de sinterroger sur la manière dont lhistoriographie, à la suite de Diodore et des siècles durant, a traité la matière herculéenne. Quelles sources a-t-elle exploitées ? Quels épisodes en a-t-elle retenus, quel point de vue adopte-t-elle et quel portrait a-t-elle peint du héros ? Quels sont les rapports qui émergent des différentes compositions historiographiques quand on compare la matière herculéenne quelles véhiculent ? Dans cette partie, nous nous pencherons sur une série dœuvres historiographiques – surtout des histoires universelles – qui intègrent, chacune à sa façon, des éléments relatifs à Hercule. Lobjectif en est de mettre en lumière les diverses réalisations textuelles de la vie du héros, et de montrer, à lexemple des épisodes herculéens en présence, comment les différentes œuvres se trouvent en relation les unes avec les autres. Selon les cas, nous chercherons plutôt à identifier les sources, à éclairer les rapports généalogiques entre les textes à travers leurs manuscrits ou à dégager la spécificité des portraits du héros.

Nous commencerons par quelques observations sur la présence dHercule dans la tradition historiographique latine, qui a légué les modèles principaux de la chronique universelle au Moyen Âge. Dans la suite, nous examinerons de plus près une série dhistoires en langue française rédigées à partir du xiiie siècle, à commencer par la plus ancienne rédaction de lHistoire ancienne jusquà César. Nous ferons un relevé des différents épisodes herculéens impliqués dans ce texte, en proposant ensuite quelques pistes de réflexion sur des manières possibles daborder la matière en jeu. Le texte en question est lun des plus diffusés et mérite que lon sy attarde plus longuement. Cest aussi le point de départ pour toute une tradition historiographique vernaculaire qui nous occupera par la suite. Entre les représentants de cette tradition, nous regarderons dabord de plus près la « deuxième rédaction » de lHistoire ancienne ainsi que la Chronique dite de Baudouin dAvesnes. En nous concentrant sur les portraits dHercule et les composantes de sa vie comprises dans ces œuvres, nous chercherons à éclairer leurs points de rattachement avec lhistoriographie antérieure, les différentes sources utilisées, ainsi que leurs innovations. Un regard sur la tradition manuscrite de la Chronique dite de Baudouin dAvesnes nous permettra de mieux situer un certain nombre de compilations hybrides dérivées de cette œuvre, dont des compositions appelées « Trésors des histoires » ainsi que la « troisième rédaction » de lHistoire ancienne. Dans un dernier temps, nous nous pencherons sur la biographie dHercule dans une œuvre historiographique du xve siècle, la Bouquechardière de Jean de Courcy,en cherchant 141à éclairer sa manière dassembler la matière herculéenne disponible et de construire une vie du héros.

Précisons que le choix des œuvres évoquées supra repose sur une combinaison de facteurs et découle dun dépouillement plus large de matériaux4. Pour les éléments retenus dans la suite, nous nous sommes concentrée tout dabord sur des œuvres représentées par un grand nombre de témoins et dont on peut présumer quelles ont, par conséquent, connu une diffusion importante au Moyen Âge5. Tel est le cas, notamment, de la première rédaction de lHistoire ancienne jusquà César, de la Chronique dite de Baudouin dAvesnes, mais aussi de la Bouquechardière, toutes transmises dans plusieurs dizaines de copies6. Nous avons ensuite pris en compte certains textes entretenant des rapports de parenté avec ces œuvres, qui constituaient probablement le courant principal de lhistoriographie médiévale en langue française. Cest ainsi que nous avons choisi de traiter de certaines « rédactions » ou compilations dérivées de lHistoire ancienne jusquà César et la Chronique dite de Baudouin dAvesnes. Finalement, nous avons privilégié des textes présentant des traitements qui nous paraissaient particulièrement intéressantes en raison des sources utilisées, des rapports avec la tradition antérieure ou bien dinnovations singulières, en préférant celles qui restent inédites et/ou peu étudiées sous langle du sujet qui nous occupe.

1 Τοὺς δὲ ποιητ ὰς διὰ τὴν συνήθη τερατολογίαν μυθολογῆσαι μόνον τὸν Ἡρακλέα κα γυμνὸν ὅπλων τελέσαι τοὺς τεθρυλημένους ἄθλους. (Diod. IV, xl, 7, éd. C. H. Oldfather, op. cit.). Cf. aussi C. Muntz, Diodorus Siculus and the World of the late Roman Republic, op. cit., p. 157-158, à propos de ce passage. À noter le terme μυθολογῆσαι (mythologisai) que Diodore emploie dans ce contexte ; il est littéralement question de « raconter des mythes » ou de « mythologiser ».

2 Comme nous lavons vu supra, p. 107 (à propos du Mythographe III).

3 Cf. supra, p. 49-50.

4 Voir à ce propos nos remarques en introduction, p. 27 supra.

5 Un « grand nombre » est évidemment une indication relative. Les remarques de Frédéric Duval dans lintroduction aux Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, Droz, 2007, p. 14, à propos des possibilités de déterminer le succès dun texte, ont été dune grande utilité à cet égard. Duval retient parmi les textes les « plus lus » du Moyen Âge tardif ceux qui survivent dans plus de cinquante manuscrits. Si nous navons pas retenu ce nombre comme facteur déterminant dans notre choix de textes (notre projet nétant pas non plus de nous limiter à ce qui était le plus lu), il sapplique néanmoins à lHistoire ancienne jusquà César et à la Chronique dite de Baudouin dAvesnes – encore davantage si lon inclut les compilations associées habituellement à ces derniers en tant que « rédactions ». Voir aussi la note suivante.

6 On connaît plus de soixante-dix témoins de la première rédaction de lHistoire ancienne jusquà César (cf. p. 154 sq.infra), une cinquantaine de la Chronique dite de Baudouin dAvesnes (cf. p. 213 infra) et trente-cinq de la Bouquechardière (cf. p. 247 infra). Ajoutons-y le Manuel dhistoire de Philippe VI de Valois, avec plus de trente témoins, dont des données émergeront lors de notre étude de la tradition textuelle de la Chronique dite de Baudouin dAvesnes (cf. p. 228 sqq.infra).