Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Traité de rhétorique à usage des historiens
  • Auteur : Danblon (Emmanuelle)
  • Pages : 9 à 13
  • Collection : L'Univers rhétorique, n° 2
  • Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN : 9782812447280
  • ISBN : 978-2-8124-4728-0
  • ISSN : 2271-703X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4728-0.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/12/2015
  • Langue : Français
9

Préface

Dans son clairvoyant essai sur la parole, Georges Gusdorf écrivait en 1952 : « La conception infantile dune efficacité magique de la parole en soi fait place à cette pensée plus difficile que le langage est pour lhomme un moyen de se frayer un chemin à travers les obstacles matériels et moraux pour accéder à lêtre, cest-à-dire aux valeurs décisives dignes dorienter sa destinée. »

Voilà une clé qui nous permet dentrer dans louvrage dense et passionnant de Victor Ferry. Nous y découvrirons avec étonnement que le monde intellectuel, celui des historiens en particulier, se trouve si souvent dérouté devant cet outil familier et pourtant mystérieux quest le langage humain. Un outil dont lhistorien a besoin au premier chef pour construire ses cadres, sa pensée, son épistémologie.

À travers des études de cas traités avec rigueur et finesse (jy reviendrai), Victor Ferry nous montre en effet, comment les historiens cherchent à comprendre les moyens rhétoriques à leur disposition pour pratiquer leur métier en toute honnêteté. Leur mission : offrir au public un récit commun dévénements passés. Le rhétoricien ne sétonnera certes pas de découvrir lhistorien aux prises avec lextravagante – mais incontournable – question de la vérité en histoire. Mais il aura infiniment de plaisir à voir apparaître sous la plume des historiens les grandes questions qui touchent au statut de la preuve, une preuve toute rhétorique : la pistis dAristote, ne se laissant pas si aisément réduire aux critères de la vérité, de la véracité, de la validité, de lauthenticité, de la vraisemblance et même…de la convenance. Mais de là à confier la question si sensible de la vérité à la rhétorique, il y a un pas que lhistorien ne franchit jamais avec légèreté. Cest que son épistémologie ne ly a pas préparé.

Or ce nest précisément pas en historien que lauteur va aborder ces questions mais en rhétoricien. Pour ce faire, Victor Ferry nous expose avec précision un état de lart en la matière. Sinscrivant dans la tradition rhétorique de lÉcole de Bruxelles, Victor Ferry, citant Perelman

10

et Olbrechts-Tyteca, annonce la couleur dès lintroduction. Il y va de la réconciliation avec une conception humaniste de la rhétorique, qui refuse toute naïveté à lendroit du langage. Une naïveté dont la dénonciation nous invite demblée à renvoyer dos-à-dos positivisme et relativisme, ces deux avatars modernes de la peur que lhomme entretient vis-à-vis de lui-même. En effet, chez lhistorien, se rencontre trop souvent un refus dassumer le critère humain donc technique de la construction des preuves dans son travail scientifique.

Pourtant, remarque Victor Ferry, la ligne humaniste est exigeante parce quelle est nuancée. Elle seule, souligne-t-il, nous invite à nous frayer un chemin humain, donc humaniste, dans la construction et le partage dun savoir commun. Par un respectueux retour à la matrice aristotélicienne, vivier de la pensée de lÉcole de Bruxelles, lauteur défendra lidée que cest précisément dans la dimension technique, artisanale, artificielle du langage, que se trouve la dignité de ces êtres parlants, artisans du langage, que sont les citoyens et les chercheurs. Il ira même un pas plus loin dans sa démonstration, nous invitant à considérer que tout lart de cet artisan du logos réside dans la découverte du fait quil peut éprouver confiance et fierté dans le maniement doutils dont il est, finalement, le seul responsable. Aucun fondement à incriminer, donc, si les preuves rhétoriques ne passent pas auprès du public. Mais plutôt la maladresse dun artisan qui ne sait pas reconnaître limportance de lexercice, dans le temps long, de ces outils qui lui permettront de sinitier à la maîtrise de son art.

Mais comment lhistorien contemporain se situe-t-il face à la question de cet art : la techne des Grecs ? Sa discipline, réputée une science, se référant au critère de lobjectivité, comme garante de la vérité, pour asseoir sa légitimité, ne devrait, idéalement, manier que des faits, ces relations dévénements tels quon peut les trouver dans les précieuses archives. Pour répondre à cette épineuse question, Victor Ferry élabore un modèle humaniste danalyse de largumentation, nourri dune discussion éclairée entre les grandes disciplines des sciences de lhomme, autant que des points de vue dhistoriens sur la rhétorique. On trouvera à ce sujet une édifiante critique du point de vue relativiste que lon doit à Hayden White. Mais aussi, une discussion rigoureuse de la conception logocentrée de la preuve chez Carlo Ginzburg. Il faut sarrêter ici à une subtilité de cet essai. Sous la plume de certains historiens (White, Ginzburg), le

11

chercheur en rhétorique verra se former une topique, révélatrice dune conception spontanée, quoique éclairée des rapports entre rhétorique et histoire. Hayden White et Carlo Ginzburg donnent à lauteur loccasion dune réflexion très fine sur lépistémologie de lhistoire aujourdhui. Mais sous la plume dautres historiens, le lecteur découvrira, non plus un point de vue théorique sur la rhétorique, mais il découvrira lhistorien artisan, au travail sur le chantier, muni de ses outils, offrant au public le résultat de sa pratique décriture.

Trois historiens offriront à Victor Ferry loccasion dune enquête qui le conduira dans une analyse minutieuse de corpus. Cette enquête technique débute par lanalyse de lessai dOlivier Pétré-Grenouilleau sur les Traites négrières. Elle se poursuit par lexamen de la construction de la preuve chez Arlette Farge (La Vie fragile). Elle se clôture enfin par une discussion sur louvrage de Niall Ferguson, The Ascent of money. Chaque ouvrage est choisi tout autant pour son caractère exemplaire dans lattention portée à la construction de la preuve rhétorique pour faire passer le point de vue de lhistorien, que pour les questions épistémologiques (et, toujours, finalement, idéologiques) que pose lépineuse question de lécriture de lhistoire.

De ces trois enquêtes toutes riches en découvertes portées par lanalyse de détail des trois preuves (ethos, pathos, logos), le lecteur ressort plus clairvoyant quant à la nécessité pour tout honnête homme de connaître – au sens le plus intime de ce verbe – limpact de la pistis (elle est preuve, certes, mais elle est aussi confiance) sur la vérité historique. On verra comment chez Pétré-Grenouilleau, la construction de lethos pose lépineux problème de la présentation (assumé tant bien que mal) dune neutralité supposée garante dobjectivité. Chez Farge, le pathos se donne comme une preuve nécessaire de représentation dune authenticité qui lui semble être la seule façon de respecter les archives quelle présente. Chez Ferguson, enfin, le logos est convoqué dans la fonction orale et politique de lexemple historique, au point de renouer avec lidée de prédiction – pour ne pas dire de prophétie – qui nest pas sans rappeler le paradeigma du genre délibératif chez Aristote.

Lon verra alors se dessiner un lien intime et nécessaire entre lart de la preuve en histoire et la question du genre en rhétorique. Ne sort-on pas, à chaque fois, du genre historique en cherchant à honorer lune des preuves de la rhétorique ? Cela donnerait ainsi raison à la méfiance

12

traditionnelle que les historiens entretiennent avec la rhétorique. Certes le choix du corpus nous confronte à des textes très marqués et lhistorien professionnel pourra rétorquer quils ne sont en rien représentatifs de la « norme » en la matière. Mais en bonne règle rhétorique, largument se retourne aisément contre lui-même. Le caractère exceptionnel du corpus nous offre au contraire un laboratoire qui nous permet dobserver plus aisément des phénomènes qui se trouvent indéniablement dans les corpus plus « traditionnels » mais moins facilement repérables à lœil nu.

Au terme de ces analyses, et munis des précieux développements qui touchent à une conception humaniste de la raison pratique, lon comprend que cette conception de la rhétorique que Victor Ferry appelle de ses vœux se trouve être le lieu même de la réconciliation possible entre rhétorique et histoire, et, au-delà de ces deux disciplines, dune réconciliation entre raison et langage, comme les deux parties dun sumbolon qui ne définirait rien dautre que notre humanité. Mais pour quune telle réconciliation ait lieu après des siècles de divorce, il faudrait tout dabord que lintellectuel dans la cité accepte de semparer des outils de lartisan, retourne sur le chantier, et observe ce quil fait lorsquil fabrique des preuves (logiques, éthiques, pathétiques) et lorsquil utilise des archives et des témoignages, cette matière première de lhistorien que la rhétorique range parmi les preuves extra-techniques. Car si celles-ci sont réputées se situer hors de la technique, elles nen sont pas moins utilisées par le chercheur pour construire et communiquer son message. Elles présentent à ce titre un intérêt particulier pour lenquête de ceux qui se trouveraient désormais en mesure de comprendre, déprouver et de connaître ce quils font lorsquils font de la rhétorique.

Enfin, dans cette proposition audacieuse de « retour » à la raison pratique, Victor Ferry franchit un pas qui ne sera peut-être pas toujours bien compris ; or, il est central dans sa démonstration. Il sagit du statut de la norme éthique. Cette question, pour les rationalistes que nous sommes, nest pas réputée scientifique. Et pourtant, elle traverse de part en part les corpus et les points de vue des chercheurs, et cela quils la revendiquent, quils la rejettent, ou quils la refoulent.

Victor Ferry nous invite à prendre au sérieux nos émotions éthiques comme guides à lanalyse. Certes, en ces matières, après des siècles de méfiance vis-à-vis des passions – comme on disait naguère – lon ne peut pas jouer les apprentis sorciers. Il faut donc, là encore, prendre le

13

temps dapprivoiser ces contrées délaissées par notre rationalité et, en bons artisans, les fréquenter par lexercice patient et régulier de repérage et de formulation des émotions suscitées par les textes étudiés. Et la possibilité pourrait même se dessiner dun partage des émotions, comme critère humaniste qui ne serait pas sans évoquer lAuditoire universel de Perelman mais cette fois dans une version éprouvée in vivo.

Le lecteur arrivé à ce stade ne pourra pas, je crois, de bonne foi, accuser lauteur dun optimisme béat. Il devrait, en toute honnêteté y reconnaître le courage et laudace de ceux qui refusent de renoncer à faire de la rhétorique un outil de sociétés ouvertes et pluralistes. Mais un tel refus, sil est construit sur la lucidité, nous engage en même temps à une rencontre sur un chantier que nous pourrions abandonner, aux choix, au Monde des Idées ou à la zone grise. Mais sans doute au risque dy perdre une fois de plus le cœur de notre humanité.

Emmanuelle Danblon

Groupe de recherche en rhétorique et en argumentation linguistique