Aller au contenu

Classiques Garnier

Choix éditoriaux

111

point il est admirable et à quel point son apparence et son discours séduisent et persuadent.

Au théâtre, cest à partir de la double dynamique reposant sur la violence portée face à la violence endurée et détournée, évitée et finalement vaincue, quune série de stratégies destinées à émouvoir aussi bien les personnages que les spectateurs, via les comédiens, se met en place.

La première stratégie consiste à ce que chacun dise ce quil fait et ce quil voit séquence par séquence. Le persécuteur formule la sentence, annonce la torture, souvent dans ses détails, parfois présente les instruments, et propose au martyr dy échapper. Le martyr annonce que sa foi surmontera lépreuve, le chœur sinquiète, les assistants prennent parti. La deuxième séquence sera donc celle de la torture, qui souvent « seffectue » derrière une tenture, et lon entend, selon les cas, le chant de la victime, les étonnements du bourreau, le tout étant commenté par les assistants, le chœur et le persécuteur qui a ordonné lacte. Souvent aussi, le bourreau revient sur scène pour décrire ce quil a fait, donner à voir, par son récit, lhorreur et sa stupeur devant la résistance de la victime et/ou le fait que ses instruments nont eu aucune efficacité. Cette double séquence peut être répétée en fonction du nombre des instruments et de leur gradation dans la cruauté et de lobstination du persécuteur qui, généralement, vacille. Lintérêt du rideau, lorsquil y en a un (ce qui nest pas toujours le cas) est quil évite une figuration trop violente à laquelle lesthétique théâtrale renonce peut à peu, ou trop difficile à mettre en œuvre, compte tenu des effets spéciaux à produire. On dira en outre, que, selon les moyens dont disposent les comédiens, ou selon lesthétique quils choisissent, la tenture peut ou non exister sans préjuger de ce que le texte propose. Lautre intérêt du rideau est que les spectateurs peuvent imaginer la scène en suivant les indications internes au discours prononcé et en suivant le code de figuration du martyre quils connaissent par la peinture, la sculpture, ou le récit. La troisième séquence est celle où le persécuteur doit convenir de son échec, voire déclarer sa conversion. On tire alors le rideau, et le martyr, mort, vivant et sans blessure, ou marqué par la torture, mais portant toujours les signes, dûment commentés, de la sérénité et de la douceur, apparaît devant tous afin que tous, en harmonie, célèbrent la force divine telle que le martyr en témoigne.

Quels que soient les artifices de représentation, le principe est de figurer lactualisation dans les gestes et/ou dans le discours dune intention hyperviolente qui touche sa cible et simultanément na pas leffet escompté : le coup porté sans le choc ressenti, ou plutôt le coup violent porté dont limpact se retourne en douceur. Les instruments menaçants, le sang versé et les effets spéciaux peuvent, le cas échéant, marquer le corps de la victime, les cris, les chants

112

de douleur, les prises de parole terrifiées des assistants, se développer, les réitérations séquentielles exacerber le tableau et lensemble ne peut que donner lieu, dabord à de leffroi, à de la compassion et à de lindignation chez les personnages qui commentent et qui, ainsi, guident les réactions des spectateurs. Et ce grand mouvement sanglant (figuré ou narratif) aboutit à la représentation dun mystérieux oxymore reposant sur le renversement simultané de la violence en douceur avec, pour mécanisme, lexpression de la constance du sujet torturé. Cet oxymore, nécessairement déstabilisant, relaiera leffroi par une sorte de suspension de surprise et de stupeur qui devra être tranchée. Or ce qui tranchera loxymore sera forcément le témoignage du martyr-témoin de Dieu, des témoins du témoin-de Dieu, ou du nouveau converti, qui reliront le spectacle à laune de la foi et linterpréteront pour les spectateurs. Car le discours interprétatif est en tout point nécessaire pour que le spectateur comprenne quil a été saisi, simultanément, par la violence, par la constance et par la sérénité, mais quil doit maintenant choisir ladmiration sereine et constante, puisque la violence est lapanage des païens et quelle na pas deffet sur les croyants, dont il fait partie. Cest ainsi grâce à cette dynamique oppositionnelle (violence contre sérénité), puis visant à lharmonie dans la foi, que les spectateurs seront censés échapper, comme le martyr, à la sidération et à lattrait de la figuration indiciaire et iconique, si présente dans la représentation de la violence, même narrative, pour entrer dans lenthousiasme de la piété.

Mais cest là une intention de la dramaturgie, la production théâtrale (auteurs, acteurs) comme le public, peut ne pas suivre. Car, quon le veuille ou non, est né, en même temps quune adhésion possible à lenthousiasme du martyr, un désir, qui est celui de prolonger le spectacle, ou de rendre encore plus séduisantes les marques du sacrifice, les indices de la violence et le plaisir de figurer et de voir la souffrance.

Et, comme on vient de le montrer, ce désir saccroît évidemment lorsque le sujet martyrisé est une femme, a fortiori lorsquelle est vierge et menacée. Agnès nue, hirsute, en proie aux flammes puis égorgée, Lucie aux yeux arrachés, puis brûlée, puis égorgée, Agathe aux seins arrachés par la tenaille, Cécile dans une chaudière bouillante, puis victime dune demi-décollation, Catherine liée sur la roue, toutes ces femmes, dont la virginité est le plus souvent un enjeu, puisquil sagit aussi de les souiller, de préférence dans un lupanar, pour que leur vertu échappe à Dieu, permettent toutes les figurations possibles des fantasmes. Fantasmes masculins, qui sont ceux des bons auteurs chrétiens, préposés aux textes. Mais surtout fantasme de la torture infiniment présente, sur scène ou, via le récit, présente derrière la tenture, fantasme de travailler en-deçà du système iconique (qui « ressemble » naïvement au fait réel) pour figurer, dune manière ou dune autre, par le théâtre, et pour

113

faire réellement ressentir, le choc indiciaire sur les « vrais corps » et la souffrance réelle des « vrais témoins ». Si bien que la torture – parfois, on la dit, directement représentée, le plus souvent narrée ou figurée par le résultat du sacrifice (seins et yeux sur un plateau par exemple) – donne lieu à un travail esthétique topique pour des artistes et des auteurs en concurrence qui mobilise lensemble du système de représentation pour que les spectateurs hésitent à considérer que tout cela nest que feinte iconique et soient saisis, pour leur plaisir, par la présence indiciaire des coups et des blessures.

Le simulacre du martyre, en effet, sopére par rapport à une action humaine (tuer, torturer, etc.), donc à partir de corps qui produisent des personnages. En principe, ce simulacre (appartenant au régime iconique, voire parfois symbolique) doit être rendu manifeste grâce à lutilisation dobjets scéniques (ou de décors, de scénographies, de costumes, etc.) qui signalent ou signifient la violence (sang, couteau, échafaud, etc.), si bien que les objets scéniques apparaissent comme réels et machinés mais quils nopèrent pas la violence réelle : ils la miment donc, ou la représentent. Mais souvent aussi, le simulacre frôle le réel, fait mine de confondre lentreprise mimétique (donc iconique) avec du réel (donc en restant dans un régime indiciaire), et ont avec lui un rapport si étroit quils se donnent comme le réalisant pratiquement et discursivement pour produire un effet deffroi et de pathie. Ce qui intéresse alors le spectateur, cest de considérer la violence comme un acte puissant, voire une puissance pathique qui vient, un court moment, sidérer son jugement. Lénergie déployée concourt ainsi à supprimer, à concurrencer, ou à minimiser, toutes les autres énergies (dont celle qui consiste à parler à son voisin, à penser à autre chose, mais aussi celle qui consiste à prendre parti pour ce que la tragédie soutient) pour que se réalise lors dun court moment une expérimentation qui consiste à occulter le principe et le rapport mimétique au profit dun saisissement et de la réalisation performée dune puissance. Lenjeu sera donc lhésitation du spectateur sur leffet de simulacre et sur sa capacité à frôler le réel.

Toutefois, le spectateur pourra, consécutivement ou simultanément, parce quil voit et constate à tout moment les médiations – le théâtre et la représentation –, prendre de la distance, en revenir à lécart de la symbolisation, observer quil a été lenjeu dune feinte, sapercevoir que la puissance de la violence et que limage quelle a produite ne lentraînent à aucune action, enfin il pourra apprécier à la fois leffet, ses raisons, son efficacité, son impact sur le monde, et juger la fiction comme fiction, la représentation comme technique esthétique, ce qui, en lespèce, nest pas sans danger pour la persuasion et la propagande religieuse inhérante à la tragédie de martyre. Et tout son plaisir est alors de sapercevoir quun instant, il na pas été en mesure de faire tout cela, grâce au jeu de figuration-performance mimétique et indiciaire, grâce

114

à lénergie dépensée par les regardés qui lobligeait à navoir dautre énergie que celle de la stupeur du regardant.

Tout son plaisir a été dêtre pris par laltérité radicale, rendu muet et attentif, autrement dit absolument passif devant la carnation (plutôt que lincarnation) violente, et même plutôt enclin à accepter lapparition de la violence comme une puissance et non comme une image, un discours ou un objet analysable par la raison. Ainsi, fasciné par le déploiement du sacrifice, parce que ce déploiement a correspondu à son plaisir et à son désir de voir souffrir lautre dans son corps sans souffrir lui-même, le spectateur a joué lui-même son rôle à lintérieur du système de co-présence participative qui lentraîne à sentir en même temps quà penser à ce quil voit et entend. Il ne voit plus alors, dans ces tragédies, que la mise en jeu dun rituel sacrificiel qui annonce le processus, le développe et laggrave par des actions qui, à proprement parler, figurent littéralement de la souffrance.

Or, comment ne pas céder au plaisir de voir la souffrance, et de souffrir soi-même ? Comment ne pas rechercher cette peur, cette volupté de leffroi qui condamne alors, principalement, celui qui regarde plus encore que les simulacres animés qui ensanglantent la scène ? pour échapper au plaisir et au désir de la violence, au saisissement dune barbarie qui est à lorigine du monde et qui entraîne le monde vers un futur chaotique, il ne reste finalement que la déploration, et que lespoir en une force ayant (re-)conquis sa légitimité.

Et si la déploration existe, et quelle arrache des larmes, il nest pas certain quune force véritablement légitime apparaisse ici-bas. Et il nest pas certain que ce fût, alors, un pari gagné sur la puissance de la foi.

Temporalité du Témoignage versus temporalité humaine

Parce quau moment où les tragédies de martyre sont sur les scènes, durant la fin du xvie siècle et le début du xviie, lattente dun futur antérieur révélé idéal apparaît aux hommes de plus en plus longue, on dira, à la suite de Reinhart Koselleck1, quune distance sest creusée entre le champ dexpérience des individus et leur horizon dattente. On dira aussi quune distance sest creusée entre ce que veut montrer la tragédie religieuse propagandiste, et ce que peuvent forger les praticiens et percevoir les spectateurs : un tableau esthétique, et presque autonome, de violence complexe. Comme si lhistoire sétait sécartée du Chemin religieux pour en construire un autre, comme si lhistoire avait oublié quelle marchait vers sa fin. Comme si, par lexpérience des actions humaines, son cours sétait dirigé vers un autre futur possible, un avenir humain, peut-être

[1]Reinhart Koselleck, Le Futur passé, traduit par J. Hoock et M.-Cl. Hoock, Paris, éd. de l’EHESS, 1990.