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Classiques Garnier

Préface Nom propre et régimes sémiotiques

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Théories et méthodes pour l’analyse des noms propres. Onomastique textuelle
  • Pages : 7 à 13
  • Collection : Domaines linguistiques, n° 21
  • Série : Corpus et sciences des textes, n° 2
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782406141013
  • ISBN : 978-2-406-14101-3
  • ISSN : 2275-2803
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14101-3.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/12/2022
  • Langue : Français
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Préface

Nom propre et régimes sémiotiques

Le concept même de mot a été élaboré à partir du nom propre : dans la Grèce présocratique, onoma désignait le nom personnel, transmis par le père et qui peut survivre à la mort. Par extension, il en vint ensuite à désigner les noms que nous dirions substantifs, puis peu ou prou lensemble des mots.

La prévalence du nom propre ne sarrêta pas là. Il régna pendant des siècles dans la syllogistique et plus généralement dans la logique des classes (Socrate est un homme…).

Son exemple a alimenté de millénaires conceptions référentielles de la signification. Elles ont sous-tendu la problématique logico-grammaticale qui a si bien prévalu – malgré quelques critiques à la Renaissance, de Lorenzo Valla à Luis Vivès – quelle sest prolongée dans les grammaires générales de lâge classique, des Messieurs de Port-Royal aux Idéologues.

La formation de la linguistique historique et comparée à la fin du xviiie siècle allait ébranler théoriquement les évidences de la dénotation. Mais appuyée sur la distinction entre lexique et grammaire, limage scolaire de la langue comme inventaire de mots et de règles na pas été remplacée et a connu le renfort du chomskysme et de ses séquelles – voir par exemple Steven Pinker, Words and Rules (2015).

En outre, pour les conceptions formelles du langage auxquelles Chomsky a donné un lustre inégalé, un mot est une chaîne de caractères. Le reste est du domaine du concept, donc de la cognition. Dans cette problématique, le nom propre correspond donc toujours à limage logique ou psychologique idéale de lunité-mot : autonome, référentielle, quasiment insensible au contexte… et au texte.

Cette image resplendit à présent avec lomniprésence des mots-clés, dont le statut sémiotique reste pourtant fort lointain du symbole linguistique dans lacception saussurienne du terme : en effet, les mots-clés ne sont pas des symboles, mais des chaînes de caractères utilisées comme 8des signaux et à ce titre parfaitement utilisables par des machines numériques. Parmi les 6 millions de mots-clés que Google vend chaque jour, beaucoup sont des noms propres, notamment des noms de marques ; et les algorithmes de recherche privilégient évidemment les mots-clés pour laccès à tous les documents, les documents scientifiques compris.

Dès lors, des théories du traitement informatique comme celle des entités nommées rencontrent depuis des décennies un grand succès, car il suffit de résumer un texte à ses mots portant une majuscule pour le singulariser et le retrouver aisément. Cela dispense en outre den analyser la structure et la teneur, et a fortiori de linterpréter. Ainsi une onomastique sommaire peut-elle suffire à se priver de toute connaissance linguistique.

Cest dire quil reste un énorme travail à faire pour réintégrer les noms propres dans la diversité des catégories morphologiques, pour restaurer leur polysémie, ou plus précisément déployer la variété de leurs acceptions, en fonction du contexte, du texte et du corpus : ce sont en effet les trois paliers constituants du sens, puisquil est fait de différenciations à chacun de ces paliers.

Pour des raisons dexposition, sans doute à fonction didactique, lauteur de ce livre a choisi daller du nom propre au texte, en privilégiant dabord la richesse des contextes. Cétait dailleurs la démarche, elle aussi didactique, de Sémantique interprétative ; mais comme le global détermine le local, la démarche inverse qui va du texte au mot reste également nécessaire, sinon plus encore.

Dans un premier temps, il faut mettre fin à la division de fait, mais sans fondement théorique assuré, entre le dictionnaire général et le dictionnaire des noms propres. Comme la différence entre les noms propres et les substantifs ordinaires nest pas de nature mais de degré, et que leur sens est assigné par les mêmes types de parcours interprétatifs qui diffèrent simplement par leur degré de complexité, rien ne soppose plus à ce quils soient traités ensemble dans un nouveau type de dictionnaire. En effet, dès lors que les dictionnaires de langue et les dictionnaires de noms propres souvrent à lespace commun des normes, une nouvelle lexicographie, inspirée par les progrès de la lexicologie, peut se dessiner.

Ensuite, il convient de quitter les applications lexicographiques pour se tourner vers la théorie lexicologique. Au sein même de la linguistique, il serait en effet souhaitable dopposer plus nettement lapproche 9lexicographique, gagée sur une théorie du signe, à lapproche lexicologique gagée sur une théorie du texte. Une telle approche conduit à contextualiser les noms propres de manière à montrer comment leur contenu se construit par des déterminations successives qui permettent autant de propagations de sèmes par afférence. Lexemple du nom des acteurs narratifs, et notamment des personnages de roman, justifie des développements dans cette direction. Lapproche lexicologique sappuie en effet sur la description des fonctionnements textuels, et le contenu dun nom comme Dom Juan va évidemment varier dacte en acte jusquà sa scandaleuse conversion à lhypocrisie.

On peut établir alors que la catégorie des noms propres est beaucoup moins circonscrite que lon ne croit. Par exemple, la Lune est réputée être un nom propre, mais les lunes de Jupiter sont des substantifs ordinaires. La lune elle-même est précédée dun déterminant et admet des épithètes plus aisément que Mars ou Vénus. Si bien que lune figure comme nom féminin dans le Petit Robert de la langue française, mais aussi dans celui des noms propres : le premier multiplie les contextes, alors que le second décrit les caractéristiques physiques de cet astre désolé, sans pour autant mentionner aucun emploi.

Enfin, les relations contextuelles des noms propres, quelles soient sémantiques ou expressives, ne se distinguent pas de celles des autres lexies. Bref, si le nom propre est une lexie comme une autre, elle revêt toutes les dimensions de la langue, de la contextualité syntagmatique aux relations paradigmatiques. Et de fait, dans toutes les langues, les noms propres sont interdéfinis dans des paradigmes différenciés, comme ceux des noms de chevaux ou de chiens.

Comment alors justifier le caractère exceptionnel attribué au nom propre ? Formulons une hypothèse sémiotique. On tient pour acquis que le signe linguistique ne relève que dun unique statut sémiotique. Cependant, les langues jouissent sans doute dune hétérogénéité sémiotique : dans les conditions contextuelles et textuelles ordinaires, les lexies revêtent le statut linguistique de symbole saussurien1.

Dans dautres conditions cependant, elles peuvent revêtir le statut dun signal : par exemple, le signal Feu ! – qui peut parfaitement être 10remplacé par un coup de sifflet ou par un geste. Dans cette mesure, les performatifs sont des signaux codifiés : leur caractère figé, la stéréotypie de leurs contextes éventuels, notamment dans les rituels, les soustrait aux transformations contextuelles qui font de chaque occurrence dun symbole un hapax, comme on la à bon droit souligné, de Prodicos à Schleiermacher et de Saussure jusquà Pottier.

Dans dautres contextes encore, une lexie peut revêtir le statut dun index : par exemple quand on fait lappel, chaque personne doit réagir au prononcé de son nom. La même fonction dindex peut être assurée par un chiffre dont on a fait un numéro didentification. On a affaire alors à un fonctionnement codique – comme pour les signaux – mais non au fonctionnement propre dun système linguistique, puisque les langues, par leur créativité même, diffèrent fondamentalement des codes. À la différence des mots dun texte, les mots-clés, nous lavons vu, sont utilisés non comme des symboles, mais comme des signaux indexicaux, tels les identifiants en bibliographie.

Ainsi, une unité documentaire (chaîne de caractères ou signal sonore) peut assumer différents régimes sémiotiques selon les contextes et les situations : à chaque régime correspondent un mode génétique, un statut sémiotique et un mode herméneutique.

La confusion qui règne encore en sémiotique des langues semble avoir obscurci de longue date ces questions : par exemple, la différence entre usage et mention, pourtant fondamentale dès le De Dialectica de saint Augustin, écrit dès avant sa conversion, tient à ce que la lexie utilisée comme symbole est lobjet dun usage, alors quelle peut aussi être utilisée comme signal et se réduire alors à une expression (par exemple, sel a trois lettres).

Parmi des symboles linguistiques qui constituent une phrase ou un texte, on trouve aussi des index et des signaux ; ce ne sont pas toutefois des signes distincts, mais des usages signalétiques ou indexicaux de symboles linguistiques. À ces usages correspondent des pratiques herméneutiques diverses, et lon constate à présent que les lecteurs des générations montantes, accoutumés aux parcours de balayage rapide sur écran, pratiquent sur les textes une herméneutique du mot-clé, tout aussi littéraliste quindifférente à limplicite.

Loriginalité de la sémiotique (ou « sémiologie ») saussurienne aura été de rompre avec la sémiotique logique, de Locke à Peirce et au-delà, et de fonder sa réflexion sur les acquis épistémologiques de la linguistique. Lextension de 11la linguistique à la sémiotique na rien dunilatéral, car il reste à ménager un parcours inverse qui revienne de la sémiotique englobante à la linguistique et conduise à reconnaître la diversité sémiotique des usages linguistiques.

(a) Du point de vue évolutionniste, les signaux sont sans doute les plus anciens parmi les animaux supérieurs, mammifères, oiseaux et céphalopodes. Ils sont massivement utilisés dans les sociétés animales, notamment les cris ou sifflements dalerte qui dans certaines espèces peuvent être déclinés selon le degré de gravité (par le nombre de répétitions, par exemple) et la nature même du danger : chez la mone de Campbell (Cercopithecus campbelli), les cris ne sont pas les mêmes selon quils alertent à propos dun aigle ou dun serpent, et, à les entendre, les congénères scrutent soit le ciel soit le sol. Les signaux sont aussi le moyen majeur de la communication avec les animaux domestiqués, qui interprètent comme des signaux les signes linguistiques choisis par leur « maître ».

En communication interhumaine, les signaux peuvent être organisés en codes, du code Morse aux pavillons de marine. Les codes de signaux peuvent être complexifiés pour engendrer des séquences dopérations strictement normées, comme cest le cas pour le code informatique.

(b) Les index, en revanche, ne sont pas en usage chez les animaux supérieurs et restent caractéristiques de lhomme. Dès avant le stade linguistique proprement dit, mais le préparant sans doute, le bébé commence des pointages dobjets à lintention des adultes ; et des auteurs comme Lev Vygotski ou Boris Cyrulnik y ont vu la naissance du sens.

Les signes indexicaux dans les langues fonctionnent comme les autres, ils sont pris dans des paradigmes et déterminés par des effets de contexte, mais ils peuvent en outre renvoyer à dautres signes, voisins ou non.

(c) Enfin, le symbole reste caractéristique des langues humaines, pour deux raisons principales : la formation de paradigmes qui structurent des inventaires de différences définitoires, et la variabilité des contextes qui font de chaque appariement dune expression et dun contenu un événement unique2. En dautres termes, selon la théorie saussurienne des dualités, le contenu et lexpression dun signe linguistique ne sont pas des grandeurs autonomes, ni même séparables, mais la même réalité décrite de deux points de vue complémentaires.

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En revanche, le signal et lindex sont de pures « expressions » : ils ne sont pas associés à un signifié linguistique, mais renvoient à un objet quelconque, qui peut être un prédateur, un congénère, une proie, voire chez lhomme un objet symbolique, comme un mot par exemple.

En somme, le signal peut faire lobjet dun comportement réflexe, par ce que Russell nommait linférence animale : il relève ainsi de la zone identitaire de lentour des animaux supérieurs et des humains.

Lindex permet un couplage avec la zone proximale, mais il se limite à cette zone, et, dans son usage prélinguistique, il ne peut être interprété que par rapport à la situation immédiate.

Enfin, le symbole permet daccéder à la zone distale : plus précisément, la zone distale est instituée et constituée par des enchaînements de symboles, comme les textes et autres performances sémiotiques, notamment scientifiques, artistiques ou religieuses.

Les langues et les textes conservent dans leurs manifestations symboliques des traces des signaux et des index qui les ont précédés, tant dans la phylogenèse que dans lontogenèse ; mais les fonctionnements signalétiques et indexicaux demeurent alors sous la rection du fonctionnement symbolique.

Les rémanences de stades antérieurs de la sémiogenèse nentraînent pas que les langues aient un ancrage référentiel déterminant : il y a bien une autonomie et une légalité propre du monde sémiotique, mais il contient en lui-même les moyens de ses relations au monde phéno-physique et au monde des représentations.

La définition fort accueillante du signe comme renvoi dune chose à une autre, aliquid stat pro aliquo, que Umberto Eco proposait en 1974 pour fonder ou refonder la sémiotique ne cache pas ses origines scolastiques. Elle prolonge même avec la conception antique du signe comme indice, le sêméion (σημεῖον), qui prévalait en rhétorique, notamment judiciaire, et servait à la preuve.

Elle saccorde en outre avec le dualisme traditionnel qui sépare le sensible et lintelligible, fait du signifiant une « espèce ingérée par les sens » du signifié compris comme une « chose » venant « à lesprit » (saint Augustin, De Dialectica, V).

Ces conceptions prélinguistiques ont été ruinées par la linguistique, telle quelle est réfléchie par Saussure. En effet, dans la tradition 13saussurienne, le symbole linguistique ne sépare pas par une relation de renvoi un aliquid dun autre aliquid : bien au contraire, il unit non pas des « choses » quelconques mais un signifiant et un signifié. Leur dualité indissoluble peut certes sembler paradoxale, mais elle na rien de commun avec la relation de renvoi propre aux signaux comme aux index.

On peut nommer symbolisation le mouvement qui place les signaux et les index sous la rection des symboles, pour constituer des performances sémiotiques complexes, des œuvres qui instituent des mondes. Les signaux et les index ny renvoient plus à des entités extra-sémiotiques ou du moins extralinguistiques, mais à des symboles, ce qui parachève lautonomie du sémiotique et contribue à édifier la zone distale, indépendante du hic et nunc, qui singularise lenvironnement humain (voir Rastier, op. cit., 2018).

En centrant la linguistique sur le hic et nunc, en plaçant la compréhension du langage sous la rection dune microsociologie, la pragmatique a en revanche participé du mouvement général de désymbolisation. Elle a transposé en effet les théories de la communication dont dérivent les herméneutiques du mot-clé. Pour leur part, les sémantiques de la dénotation ont participé du même mouvement, radicalisé par la théorie de la désignation rigide de Saul Kripke, dans Naming and Necessity (1972). Restituer toutes les dimensions symboliques du nom propre participe alors dun programme de resymbolisation, en rétablissant lautonomie du symbolique et de sa légalité propre. Cela entraîne que la valeur de symbole linguistique du nom propre lemporte sur sa valeur désignative quand il est employé comme index, comme sur sa valeur référentielle quand il est employé comme signal.

Louis Hébert est tout à la fois linguiste, sémioticien et féru de littérature : cest dire quil a toutes les compétences pour démêler la complexité de ces questions délicates. Ne plus faire du nom propre une catégorie morphologique dexception, souvent entourée dune aura évocatoire ; tenir compte des variations de ses emplois et de ses divers statuts sémiotiques ; restituer enfin la complexité de son fonctionnement contextuel et textuel : telles sont les difficultés majeures que ce livre parvient à surmonter.

François Rastier

1 Les symboles formels de la logique et des mathématiques relèvent dun régime sémiotique tout autre, et nous nen traiterons pas ici.

2 Cette dimension de labsence, propre à la cognition humaine, est sans doute liée au développement du cortex préfrontal. Pour une discussion, voir Rastier, 2018 : II, chap. 3.