Avant-propos

Si le thème qui lie les contributions de ce volume est la relation entre les théories critiques et les textes connus et moins connus de la Renaissance française, c’est parce que cette relation définit l’illustre carrière du Professeur Lawrence Kritzman, en l’honneur de qui ces articles ont été rédigés. Comme le suggère le titre de l’ouvrage, Théories critiques et littérature de la Renaissance, les contributeurs de ce volume ont cherché à voir, chacun ou chacune à sa façon, comment la théorie (ou une théorie ou des théories) peut dialoguer avec des textes de la Renaissance. En lisant ces articles, on verra rapidement que le travail de Kritzman sert souvent comme point de départ à l’analyse des textes.

C’est le cas parce que son travail sur la Renaissance a toujours été à la pointe des études sur cette période et a donc toujours inspiré les spécialistes. Son livre The Rhetoric of Sexuality and the Literature of the French Renaissance (Cambridge, 1991) combine des approches théoriques modernes avec l’examen des textes de Rabelais, Montaigne, Ronsard, Marguerite de Navarre, Pernette du Guillet et Scève. Quand il expliquait dans son introduction qu’il s’intéressait aux « post-structuralist concerns » [préoccupations post-structuralistes] (p. 1), il était un des premiers à aborder les textes de la Renaissance dans cette perspective. Ce livre est aussi une étude sur l’histoire du moi dans l’histoire littéraire française, dans laquelle « the writer re-members, and is simultaneously spoken by fragments of a pre-existent cultural corpus » (p. 2) [l’écrivain se souvient, et en même temps est parlé par des fragments d’un corpus culturel préexistant]. Les questions de genre [gender] ont été étudiées par lui bien avant que les chercheurs les considèrent comme des sujets qu’il fallait aborder, ou même qu’on pouvait aborder. Kritzman était un avant-gardiste dans ce domaine, inspirant des étudiants, des doctorants et d’autres professeurs à prendre en compte ces questions. Son chapitre sur l’épisode de Rondibilis chez Rabelais, par exemple, traite ce qu’il appelle « male subjectivity » [subjectivité masculine], sujet très peu traité 8dans la critique littéraire à l’époque, mais qui de nos jours a donné lieu à une série de livres, de thèses et d’articles. Kritzman prévoyait dès 1991 ce qui deviendrait un sujet de grand intérêt parmi les seiziémistes. En outre, ce livre est remarquable dans notre perspective actuelle parce qu’il réunit le monde intellectuel nord-américain avec celui de la France. Quand j’ai lu ce livre pour la première fois en tant qu’étudiant en thèse, je ne savais même pas qu’on pouvait, ou qu’on avait le droit de poser ce genre de questions ou d’emprunter cette approche.

« Montaigne est théorie », proclame Kritzman à la première page de son livre plus récent The Fabulous Imagination : On Montaigne’s Essais (Columbia, 2009). Ce livre académique considère comme acquis que Montaigne est un penseur aussi moderne que prémoderne et attire par sa lecture moderniste, ou post-moderniste, des Essais des spécialistes du xxe et du xxie siècle. Ainsi, pour donner un exemple parmi d’autres, le spécialiste du cinéma Timothy Corrigan dans The Essay Film : From Montaigne, After Marker (Oxford, 2011), décrit The Fabulous Imagination comme une « highly recommended contemporary reading of Montaigne’s work » (p. 206) [lecture contemporaine vivement conseillée de l’œuvre de Montaigne]. C’est un livre vivement conseillé par un spécialiste du cinéma parce que ce livre démontre comment Montaigne donne naissance, en quelque sorte, à la possibilité d’un genre de cinéma français et dans un sens beaucoup plus large, à une façon de penser (ou d’« essayer » des sujets) qui est complètement moderne. Une longue série d’articles et d’autres publications dans cette veine sur la Renaissance a vu le jour, des textes capables de galvaniser des spécialistes de la Renaissance mais aussi de la période actuelle. L’œuvre de Kritzman est incontournable pour tout le monde.

Ceux et celles qui connaissent Kritzman remarquent directement sa passion et son amour non pas uniquement pour les études françaises, mais aussi pour la nouvelle génération de professeurs. François Rigolot note ce que maintes gens savent déjà, que « sa ferveur intellectuelle est légendaire…Son amour de la culture française et son désir de la partager avec l’élite du pays se sont manifestés brillamment dans la création d’un fameux séminaire estival à Dartmouth pour les jeunes profs américains qui veulent se retrouver sous son égide pour étudier en profondeur les grands problèmes culturels qui affectent la France d’hier comme celle d’aujourd’hui ». Depuis 1993, l’Institute of French 9Cultural Studies[l’Institut des études culturelles françaises] a lieu régulièrement à Hanover, dans le New Hampshire, sur un thème d’actualité. Kritzman invite une série de professeurs des deux côtés de l’Atlantique, spécialistes des périodes du Moyen Âge au xxie siècle, à organiser des séminaires ou à faire des conférences pour des participants d’universités nord-américaines. Cet Institut concourt énormément au développement des études françaises en Amérique et ailleurs, mais il transmet aussi une passion pour la discipline. Jacqueline Cerquiglini-Toulet écrit à propos de Larry : « Intelligence de l’esprit et du cœur. Curiosité en éveil et générosité sans pareil. Amour des saveurs et des savoirs français. Tel est Larry pour moi, flâneur de Paris et de New York, sur les deux rives de l’amitié ». Brian Reilly, son ancien étudiant à Dartmouth, qui est à présent directeur associé de l’Institut, dit : « L’amour que notre ami Larry Kritzman professe pour la France, sa langue, et sa littérature est manifeste. Mais cet amour provient d’une source plus profonde en lui. Ancien élève, je témoigne que s’il partage cet amour avec nous, c’est parce qu’il nous aime ».

Ce n’est pas un amour inassouvi. Les spécialistes de la Renaissance qui ont écrit dans ce volume partagent tous et toutes une réelle affection pour la personne de Larry Kritzman, et une admiration à l’égard de son œuvre critique. S’inspirant de son travail, les articles réunis ici appliquent aux textes de la Renaissance des méthodes et des interrogations propres à la critique, littéraire et culturelle, de la modernité. Ce n’est donc pas une surprise qu’ils traitent souvent des questions de genre. Et pas une surprise non plus si Lacan, Foucault et d’autres intellectuels français font leur apparition dans le volume.

Nous remercions Loïc Lerme de son aide éditoriale dans la préparation de ce volume.

Todd W. Reeser