Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Théophile Gautier et la religion de l’art
- Auteurs : Lavaud (Martine), Tortonese (Paolo)
- Pages : 7 à 14
- Collection : Rencontres, n° 306
- Série : Études dix-neuviémistes, n° 37
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406060765
- ISBN : 978-2-406-06076-5
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06076-5.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/03/2018
- Langue : Français
Avant-propos
« Si jamais une école a posé en loi l’indépendance, l’autonomie, la souveraineté de l’art, c’est bien l’école Romantique1 », écrivait Brunetière, sans préciser si autonomie et souveraineté étaient pour lui des synonymes. On a beaucoup discuté de l’art pour l’art, sans trop se demander si la distance creusée entre l’esthétique et les autres expériences humaines comportait l’établissement d’une hiérarchie, la primauté attribuée à cette émotion singulière sur toutes les autres. La séparation exigée pour l’art, le dégageant de toute soumission à la morale et à la science, implique-t-elle qu’à leur tour la science et la morale se soumettent à l’art ? Et dans quel sens, puisqu’on réclame désormais l’autonomie de chaque activité et de chaque fonction par rapport aux autres ?
L’hésitation qu’on éprouve devant ces questions nous a incités à reprendre le débat non pas du côté de l’autonomie, mais du côté de la hiérarchie. La primauté de l’art trouve en Théophile Gautier son défenseur le plus acharné et le plus constant. C’est Gautier qui a donné à l’expérience esthétique, aux hommes qui l’administrent, aux objets qui l’inspirent un rang, une puissance, une sacralité inédites. Pour placer l’art au plus haut, Gautier en a fait une religion. Lui, le contempteur du christianisme, le matérialiste hédoniste, l’homme qui ne croit qu’au visible, a fait de l’art quelque chose de sacré. Il a soulevé une vague de religiosité nouvelle, non pas en mêlant dans un sentiment unique l’inspiration de l’artiste et sa communication avec le divin, non pas en confondant le plaisir du spectateur avec la prière ou l’émotion mystique, mais, au contraire, en assumant leur séparation du Dieu des religions, et en arrachant aux fois et cultes tout ce qu’il octroie généreusement à l’expérience unique, extrême, absolue de l’art. Cette religion de l’art est le paradoxe d’une émotion à la fois sensorielle et transcendante, qui 8entraîne en dehors de tout contexte, au delà de toute contingence, par-dessus toute mesure. En plein dix-neuvième siècle, cette altérité radicale de l’art est posée par le biais du religieux, même par un poète qui, comme Mallarmé l’a compris, avait oublié la « croyance sombre2 » de la religion positive, et lui avait substitué la voix qui éveille « le mystère d’un nom3 », la poésie qui dit le visible.
La religion de l’art est aussi l’obsession de l’art, l’idée fixe, l’exclusivité absorbante qui peut aboutir soit à un rétrécissement sécessionniste, soit à un impérialisme conquérant. L’art sacré se replie dans un culte isolé et marginal, ou bien se répand dans un évangélisme optimiste. Comme toute religion, elle a ses objets de culte, ses liturgies, ses doctrines.
Les dieux et les demi-dieux de la peinture4 et des autres arts ont leur culte spécial. Les Giorgione et les Titien, les Rubens et les Rembrandt, les Ingres et les Delacroix de toutes les époques font l’objet d’une adoration qui les situe au plus haut de l’existence humaine et de la civilisation. La canonisation laïque produit un Panthéon, vers lequel se tournent spontanément et harmonieusement les vœux de tous les fidèles. Mais à côté de ces divinités absolues et universelles, les demi-dieux méritent eux aussi leur culte mineur. À côté du grand récit de l’histoire de l’art, d’autres narrations secondaires se font entendre. À côté du Panthéon de l’humanité esthétique, des panthéons privés, des chapelles d’un culte personnel s’érigent. Les demi-dieux de l’art : les Corot, les Marilhat, les Pradier, ou bien les Théophile de Viau font l’objet d’un culte plus modeste, moins solennel, animé par une sympathie intime. La question se pose ainsi, du subjectif et de l’universel dans la religion de l’art.
Car le temple de l’art dont Gautier est l’un des prêtres les plus fervents est surpeuplé, au point d’accueillir des divinités jamais écloses, celles d’un art plutôt rêvé qu’advenu. On ne dira jamais assez la place que Gautier a accordée aux artistes sans œuvres autres que latentes, ou bien aux artistes oubliés :
9Ah ! si j’étais poète, c’est à ceux dont l’existence est manquée, dont les flèches n’ont pas été au but, qui sont morts avec le mot qu’ils avaient à dire et sans presser la main qui leur était destinée ; c’est à tout ce qui a avorté et à tout ce qui a passé sans être aperçu, au feu étouffé, au génie sans issue, à la perle inconnue au fond des mers, à tout ce qui a aimé sans être aimé, à tout ce qui a souffert et que l’on n’a pas plaint, que je consacrerais mes chants ; – ce serait une noble tâche5.
Le culte des vivants s’augmente de celui de tous ceux dont les œuvres gisent, comme des épaves, dans les abymes de leur esprit. C’est d’ailleurs sur ces exhumations paradoxales que s’ouvre et se ferme son œuvre critique, des Grotesques commencés en 1834, à l’Histoire du romantisme de 1872. Deux textes caractérisés par une semblable capacité à appréhender la chaîne historique comme indéfiniment ouverte, relative et discutable, construite par les croisements arbitraires de l’abscisse d’une volonté et de l’ordonnée d’un contexte socioculturel.
À un étage encore inférieur, mais dans un champ très vaste, l’art peut se répandre sous forme de décoration, ornement, artisanat, arts industriels, photographie. Il prend sa revanche sur la rationalisation utilitaire, dépasse son propre repli sécessionniste, et livre bataille pour conquérir le monde matériel de la modernité. La beauté artistique, d’abord radicalement opposée au monde de l’utile, arrivera-t-elle à le dominer et le transformer ? La religion du beau trouvera-t-elle d’innombrables objets de culte parmi les productions de l’industrie qui envahissent la vie quotidienne ?
Et ces productions, seront-elles aussi réussies que celles qui nous viennent d’ailleurs, des sociétés primitives, des pays exotiques, des cultures différentes ? Chez Gautier, le relativisme culturel coïncide avec le polythéisme artistique. Pour lui, l’Égypte, la Grèce archaïque, la Russie, Constantinople ou l’Espagne arabe nous livrent d’étonnantes preuves du caractère multiple de l’art, et apportent un démenti à l’exclusivisme classique. Mais comment la religion de l’art peut-elle être absolue tout en étant plurielle ? Comment la démarche canonique peut-elle cohabiter avec l’ouverture à l’infinité des expériences esthétiques ? Si l’art peut être partout, quelle fonction faut-il accorder à ses lieux de culte officiels ?
Car les liturgies exigent des espaces de communion, où la relique et le fidèle se retrouvent, où les fidèles partagent leur ferveur. Là aussi nous rencontrons la diversité moderne : au sommet se place le musée, lieu 10public où chacun peut se situer en position idéale de contemplation, lieu où sont réunis les chefs-d’œuvre dans une continuité d’exposition qui garantit à la fois l’expérience de la singularité (chaque œuvre peut être isolée dans le champ visuel du spectateur) et le sentiment de l’histoire, des écoles, des proximités (l’accrochage historique s’impose progressivement). Moins sacrés a priori, les espaces de la représentation politique sont susceptibles d’être sacralisés par l’art : sous le Second Empire, la cour redevient aux yeux de Gautier ce lieu où l’État impose, par son mécénat, la valeur sociale de l’art, que la science et l’économie mettent en doute. Les fêtes officielles, les spectacles où la libéralité du pouvoir se manifeste font rêver le retour d’une protection désintéressée des arts, telle que Gautier l’imagine dans un passé révolu. Mais le rythme quotidien de la vie artistique est plutôt donné par les lieux de son commerce, comme les théâtres, ou par les espaces de sociabilité artiste, comme les cénacles juvéniles, les cafés bohèmes, lieux réservés à une vie chaleureuse, où l’expérience esthétique se mêle à l’affectivité privée. Dans ces rites modernes et diffus, le célébrant et le fidèle se confondent : l’artiste, l’amateur, le dilettante, l’esthète, le martyr ridicule son autant de prêtres d’un culte, auquel la modestie liturgique ne fait rien perdre de sa ferveur.
L’officiant maîtrise la parole qui dit l’art. Dans son langage, la bonne nouvelle de l’art est apportée : elle se déploie aussi bien dans les communications privées que dans les media modernes. Le journalisme s’empare de la critique et la plie à ses exigences ; la critique en retour introduit dans les colonnes du journal des pratiques aussi anciennes que l’ekphrasis. Elle invente une rhétorique moderne de l’art, visant le grand public des Salons ; elle annonce le sacré dans l’espace trivial de la communication journalistique. En dépit de toutes les plaintes de Gautier, Pégase attelé à la charrette du journalisme, pour reprendre la métaphore employée par Léo Larguier6, le journal en effet ne doit pas être négligé : c’est dans le bruissement de ce formidable medium qui touche soudain des dizaines de milliers de lecteurs, quand le support éditorial n’en touche que bien peu (le premier volume de Poésies de Gautier fut un fiasco, et Mademoiselle de Maupin ne fut pas d’emblée un best-seller !), que s’élabore et se répand le discours de ce nouvel officiant du culte de l’art qu’est le critique journaliste. Discours que Gautier souhaitait médian, et tissé par un écrivain qui fût apte à le situer ni dans le champ indigeste et 11abscons du texte savant, ni dans celui, abject, de la vulgarisation facile, mais au croisement de l’idée et de la mimesis, où éclot cette critique propre à Gautier, à la fois descriptive, analytique et historique.
Ce discours sur l’art appelle une philosophie de l’art. On la cherche dans le passé, s’adressant à l’idéalisme antique, et dans le présent, interrogeant l’esthétique philosophique postkantienne. On s’interroge sur l’image, son rapport à l’idée, sa nature sensible. Le critique creuse les raisons de ses propres pratiques, de ses propres jugements de valeur. Il demande aux religions historiques un paradigme pour définir sa propre religion de l’art : christianisme et paganisme se disputent le privilège d’offrir à l’esthète moderne le cadre spirituel de son amour de l’art. L’Islam, dans les interdits figuratifs qu’il impose, produit, avec l’arabesque notamment, une forme d’abstraction s’apparentant à l’art de la grotesque, et dont Gautier apprécie la poésie géométrique et foisonnante. Il en est de sa passion de l’art comme de la polygamie amoureuse : nulle exclusion culturelle et stylistique a priori, ni entre les cultures, ni entre les religions, ni même entre l’art et le réel. Après tout La Toison d’or (1838) faisait partir Tiburce en quête d’une femme de chair, comme sortie de la toile pour marcher dans le réel, et l’on sait combien l’interpénétrabilité de l’art et de la réalité obsède une bonne part de la production poétique et narrative de Gautier. Si bien que sa religion de l’art, qui les comprend toutes, n’est de nulle autre comprise en ce qu’elle n’est amarrée à aucune en particulier : elle accueille toutes les potentialités esthétiques, qu’elles émanent des contingences culturelles ou des nécessités naturelles. De ce point de vue, reconnaissons au roman Fortunio (1837) la capacité de résumer, de l’aveu même de Gautier, un credo, un idéal indéfectibles. Fortunio, dit son créateur qui concentre dans ce personnage merveilleux son propre rêve d’omnipotence esthétique et narcissique, est un « hymne à la beauté, à la richesse, au bonheur, les trois seules divinités que nous reconnaissions » :
Il aimait le vin, la bonne chère, les chevaux et les femmes, comme s’il n’en avait jamais eu ; tout ce qui était beau, splendide et rayonnant lui plaisait ; il comprenait aussi bien les magnificences d’une chaumière avec un seuil encadré de pampres, un toit velouté de mousses brunes, panaché de giroflées sauvages, que les splendeurs d’un palais de marbre aux colonnes cannelées, à l’attique hérissé d’un peuple de blanches statues. Il admirait également l’art et la nature ; il aimait passionnément les femmes à cheveux rouges, 12ce qui ne l’empêchait pas de s’accommoder fort bien des négresses et des filles de couleur ; les Espagnoles le charmaient, mais il adorait les Anglaises et ne dédaignait aucunement les Indiennes ; les Françaises elles-mêmes lui paraissaient fort agréables ; il avait aussi un goût très vif pour les vierges de Raphaël et les courtisanes du Titien ; bref, un éclectique de la plus haute volée, et personne ne poussa plus loin le cosmopolitisme7.
Cette passion pour toutes les virtualités culturelles du beau, qui crée au sein du palais de Fortunio une esthétique du foisonnement, possède un envers qui, au fond, renvoie à l’ouverture fondamentale de Gautier à toutes les beautés, où qu’elles soient, pour reprendre une formulation donjuanesque appliquée à l’amour de l’art : la passion du nu, et plus généralement, pour les fondements anthropologiques de l’art. Cette réalité est également applicable à l’art de la caricature selon Gautier, qui pourrait reprendre à son compte la double catégorie du comique relatif et du comique absolu établie par Baudelaire8, et jusqu’à la préférence accordée par l’un et l’autre à l’essor libre de l’imagination dans le comique de fantaisie, à la rêverie esthétique sur les formes fondamentales de la nature, loin de tout objet socioculturel en tant que tel contingent. Pour saisir cette quête anthropologique à l’œuvre derrière toute contemplation esthétique, il faut se pencher sur un très bel article que Gautier publie dans L’Artiste du 12 avril 1857. Le critique s’y consacre aux caricatures de Léonard de Vinci, et s’abandonne d’abord à une lecture admirative et platonicienne de l’artiste italien. Cette admiration est telle, qu’elle le place en surplomb des caricaturistes modernes, éminemment respectables, mais amarrés quoi qu’ils fassent à la référentialité morale contemporaine :
La caricature, telle que les modernes l’ont entendue, n’a aucun rapport avec ces dessins, dont la fantaisie a toujours pour point de départ la plus profonde science anatomique, et qui sont en quelque sorte une arabesque humaine ayant des muscles pour rinceaux. – Ce sont là jeux de Titan, auxquels ne sauraient s’amuser, malgré leur talent, ni Hogarth, ni Cruikschank, ni Gavarni, ni Daumier, car le Vinci est aussi prodigieux dans ces croquis, faits avec la griffe du lion trempée dans l’encre, que dans ses peintures les plus achevées9.
13Baudelaire, lui, ne voyait aucun comique dans ces caricatures dont il disait que Vinci les avait faites, en quelque sorte, en géomètre de la cruauté. Mais la question du comique ne définit pas la caricature aux yeux de Gautier, et la supériorité de celles de Vinci gît précisément dans leur capacité à pousser à son paroxysme une expérience esthétique d’ordre anthropologique, « une espèce de cours de tératologie entendu dans le sens de Geoffroy Saint Hilaire10 », dit Gautier. Ce qui est en jeu ici, c’est la forme humaine débarrassée de ses oripeaux sociaux, ce n’est plus la mécanique sociale qui fait du bourgeois un automate, comme l’Anglaise Lady Eleanor Braybrooke, dans Partie carrée (1848). La mécanique qui est exhibée, qui est tordue, c’est celle des muscles, des os et des tendons, et il n’est pas anodin que Gautier, dans cette étude des caricatures de Vinci, enchaîne avec les croquis d’ingénieur du protégé de François Ier. Cette caricature-là, qui exhibe avec crudité la laideur de la physiologie humaine, est sinistre, mais elle est aussi fantastique, prodigieusement expérimentale, et totalement désémantisée dans ce qu’elle comporte de rêverie sur la forme humaine. En cela, Goya, avec ses sorcières noueuses et fantastiques, n’est pas loin. Pour Gautier, la caricature suprême repose donc sur une rêverie expérimentale, amorale et désémantisée sur les formes anthropologiques, qui par le feu purificateur de l’art introduit le laid dans le champ de l’esthétique. Compte tenu du fait que le bourgeois est mû par une structure mécanique, socialement surdéterminée, quasiment mathématique, et non par la libération hasardeuse de l’imaginaire des formes, il est par là-même relégué à l’étage inférieur dans l’échelle esthétique du genre.
D’une telle conscience à la fois pluriculturelle et naturelle de l’esthétique, il ressort que le monde, dans sa globalité, est le temple potentiel de toute adoration, et que par ailleurs, la pensée mortifère qui vise à placer l’art dans une temporalité organiciste juxtaposant la naissance, l’apothéose et la mort, ne saurait être que partiellement satisfaisante. Comme la nature, l’art demeure, faisant feu de tout bois et tirant de toute culture, de toute réalité, le matériau de sa régénération, de sa réinvention potentielle. C’est bien tout le sens du propos de Gautier lorsqu’il entrevoit la capacité de l’Orient à réenchanter l’art occidental :
Lorsqu’un cycle de l’art est près de se fermer, les critiques s’inquiètent et se demandent ce que fera l’avenir, émettant des théories à perte de vue, regrettant 14le passé ou cherchant les formules mystérieuses de l’inconnu, mais concluant presque tous à la mort de la peinture […]. Après la réaction classique de David contre Vien, et la réaction romantique de Delacroix contre David suivie de l’émeute réaliste, l’art, comme un chœur grec ayant récité la strophe, l’antistrophe et l’épode, se trouvait avoir accompli l’évolution complète, et, par conséquent, réduit à l’immobilité. Alors la Vapeur est venue, qui lui a dit : « Prends ta palette, je t’emmène et je te ferai voir du pays11 ».
Et ce n’est pas la moindre source de toute religion de l’art que cette admiration pour la capacité des créations esthétiques à se régénérer sans cesse, à réinventer de la sorte le rapport au religieux sans jamais inscrire l’art, quoi qu’on en ait dit, dans une logique du désenchantement du monde. Et sans jamais que Gautier ne cesse de poser et reposer à l’énigmatique Sphinx de la création artistique des questions essentielles qui, traversant l’infinie déclinaison des modalités esthétiques de l’art, demeurent, depuis l’époque de Mademoiselle de Maupin (1835) jusqu’à celle de l’Histoire du romantisme (1872). Comment le matérialisme peut-il faire bon ménage avec le culte de la beauté ? Faut-il chercher le beau dans la matière et dans son unité ? Faut-il réactiver le panthéisme pour expliquer comment l’art dépasse la contradiction entre matière et esprit ? Et cette fusion du corps et de l’âme comporte-t-elle une séparation de la morale ? un immoralisme de l’art ? ou bien une moralité autonome qui s’impose à la vie tout entière ? Ces questions éternelles, Gautier les a fait partager à ses confrères, à ses lecteurs, aux milieux de l’art et de la littérature dans lesquels il a été pendant des décennies une personnalité éminente et influente. Il s’est voulu grand prêtre de l’art, en ayant moins qu’on ne le prétend une doctrine unique et exclusive, en réunissant des fidèles bien au-delà d’un cercle de sectateurs, en vivant sa religion à la fois comme une orthodoxie et comme une hérésie. Dans le dédale de ces ambiguïtés, nous proposons de suivre les pistes qu’il a ouvertes.
Martine Lavaud
et Paolo Tortonese
1 Ferdinand Brunetière, Histoire de la littérature française classique, Paris, Delagrave, t. IV, 1917, p. xii.
2 « Ô vous tous, oubliez une croyance sombre. / Le splendide génie éternel n’a pas d’ombre. » Mallarmé, « Toast funèbre », dans Tombeau de Théophile Gautier, éd. François Brunet, Paris, Champion, 2001, p. 139.
3 « Le Maître, par un œil profond, a, sur ses pas, / Apaisé de l’éden l’inquiète merveille / Dont le frisson final, dans sa voix seule, éveille / Pour la Rose et le Lys le mystère d’un nom. » (Ibid., p. 138-139.)
4 Voir Les dieux et les demi-dieux de la peinture, par MM. Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Paul de Saint-Victor, ill. de M. Calamatta, Paris, Morizot, 1864.
5 Gautier, Mademoiselle de Maupin, éd. Anne Geisler, dans Œuvres complètes. Romans, contes et nouvelles, tome I, Paris, Champion, 2004, p. 145.
6 Léo Larguier, Théophile Gautier, Paris, Tallandier, 1948, p. 87.
7 Gautier, Fortunio, ch. xvii, dans Fortunio. Partie carrée. Spirite, éd. Martine Lavaud, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2013, p. 169.
8 Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », dans Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1976, p. 525-543.
9 Gautier, « Les caricatures de Léonard de Vinci », dans L’Artiste du 12 avril 1857.
10 Ibid.
11 Gautier, « Exposition de 1859 », dans Voyage en Algérie, éd. Denise Brahimi, La Boîte à documents, 1989, p. 192.